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3 février 2021 3 03 /02 /février /2021 11:01

  Les questions d'autorité politique, de gouvernement et de pouvoir à l'époque des Lumières, au XVIIIe siècle européen, dominent la réflexion de nombreux philosophes et alimentent de nombreux ouvrages (de l'étude savante au pamphlet) ; elle aborde de front les questions de la désobéissance civile - sans la nommer ainsi - du droit de résistance, le problèmes des tumultes, jusqu'à d'ailleurs le droit de déposer le souverain. Cette pensée qui parcourt l'Europe - les philosophes sont de grands voyageurs (parfois motivés par les poursuites dans leur pays) - et traverse l'Atlantique, elle-même se nourrissant des événements d'Amérique, aboutit, au gré d'événements souvent en dehors de la sphère de la pensée littéraire (famines, mauvaises récoltes, révoltes contre l'impôt), et aboutit, suivant de longs détours (parfois militaires...), à la transcription dans les constitutions françaises et américaine du droit de résistance. C'est tout un mouvement d'ensemble, sanglant parfois, qui établit de nouvelles règles de relations entre gouvernants et gouvernés. Dans ce mouvement de l'histoire (surtout dans les années 1770 à 1790), les tumultes (très décriés par la plupart des philosophes) se mêlent aux entreprises directement politiques, à la fois aliments et obstacles à la formation des nouveaux régimes, en tout cas, formant des "masses de manoeuvres" utilisées par différentes forces politiques (lesquelles ne les maitrisent que difficilement ensuite d'ailleurs...)...

 

Éléments de confrontations idéologiques.

    Anthony STRUGNELL restitue le contexte de ces confrontations idéologiques : les forces de conservation et de progrès traversent le XVIIIe siècle européen pour déboucher sur la crise de 1789. Dans un État, il s'agit de savoir à qui revient l'autorité politique et, par conséquent, le droit de gouverner et l'exercice légitime du pouvoir. On est passé de la question de savoir quand et qui pouvait s'opposer à une tyrannie, et même si c'était légitime, à la question, renversée, de qui et quand et même comment qui exercer le pouvoir. Deux camps se font face depuis le siècle précédent, en gros, car dans le détail, c'est bien plus compliqué, l'un faisant appel au droit divin et l'autre au droit naturel et à la notion de contrat. Le concept de droit divin, qui remonte au Moyen Âge et même aux derniers siècles de l'Empire Romain, fut mis au service de l'absolutisme de Louis XIV en France et des prétentions absolutistes des Stuarts en Angleterre. Ce fut ces derniers surtout qui provoquèrent la réaction des défenseurs des droits du peuple, menant au renforcement de la tradition qui fait remonter la notion d'autorité politique à un contrat consenti entre le peuple et le prince. John LOCKE, apologiste du constitutionnalisme parlementaire anglais et partisan de la maison d'Orange, est alors le maître à penser de ceux qui, au siècle des Lumières, vont faire découler l'autorité politique de l'idée du contrat : il doit beaucoup aux illustres représentants de la grande école germano-hollandaise du Naturrecht, GROTIUS et PUFENDORF.

C'est au premier que, tout absolutiste qu'il fût, on doit le principe de la sociabilité naturelle de l'homme, condition essentielle du contrat et négation de l'égoïsme foncier de l'homme sur lequel HOBBES, en particulier, bâtit son apologie de l'absolutisme. Du deuxième vient l'idée d'un contrat librement consenti entre le souverain et le peuple, ce dernier se trouvant tenu à une obéissance dont il ne peut en aucun cas se dégager. Là où GROTIUS et PUFENDORF restent prudents sur les implications du droit naturel, en laissant, pour l'essentiel, à leurs lecteurs le soin d'accorder théorie et pratique politiques, ce dont d'ailleurs ils se priveront de moins en moins, au fil de commentaires qui tirent dans l'autre sens la logique de leurs propos... LOCKE déplace carrément le débat sur le fons et origo de l'autorité politique, en stipulant que le contrat accorde au peuple le droit inaliénable de se révolter contre le pouvoir établi si celui-ci enfreint le droit naturel. Son libéralisme constitutionnel fournira la pierre de touche aux deux partis qui, au siècle suivant, vont prendre la relève des partisans du droit divin et du droit naturel, à savoir les défenseurs du despotisme éclairé et de la souveraineté populaire, tous deux se posant comme successeurs à la doctrine de l'absolutisme monarchique soutenu par l'Église catholique, doctrine qui était en voie de perdre toute crédibilité intellectuelle.

 

De la souveraineté

    MONTESQUIEU rapporte d'Angleterre le principe lockien du droit de résistance, fondé sur la théorie du contrat, en l'accompagnant d'une analyse de la constitution anglaise, qui fait ressortir l'équilibre des pouvoirs. Pour ce juriste, "il n'y a pas de bon sens de vouloir que l'autorité du Prince soit sacrée, et que celle de la Loi ne le soit pas" (Mes pensées). Le despotisme n'est que l'arbitraire - autre nom de la tyrannie -  érigé en loi, le terme d'un long abus du pouvoir, qui menace tous les peuples d'Europe. Le meilleur remède est de préserver la souveraineté nationale, et, par conséquent, de garantir la liberté politique, en empêchant que le pouvoir soit concentré entre les mains d'un seul individu ou d'un seul corps (social). Les commentateurs du célèbre Livre XI chapitre VI de l'Esprit des lois sur la constitution d'Angleterre ont longtemps cherché à démontrer que MONTESQUIEU, inspiré par son expérience anglaise, avait voulu faire reposer la liberté politique sur une séparation rigoureuse des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais depuis ALTHUSSER (Montesquieu, La Politique et l'histoire), cette soit-disant séparation des pouvoirs, encore présentée dans les manuels scolaires, parfois détachée du contexte, est reconnue comme un modèle théorique imaginaire, élaborée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Une lecture attentive du texte révèle, au contraire, le partage du pouvoir entre le roi, la noblesse et le peuple, qui protège la nation contre tous les despotismes, y compris celui du peuple. On y trouve également une prise de position de MONTESQUIEU en faveur d'un régime modéré, où sa classe sociale, la noblesse, sert de contre-poids et de modèle moral au peuple. Ces interprétations contradictoires peuvent s'expliquer par le fait que la méthode d'exposition utilisée par MONTESQUIEU est à cheval sur l'analyse déductive et la recherche empirique : les principes rigoureux sur lesquels on a bâti le mythe de la séparation des pouvoirs précédant la description détaillée du fonctionnement réel de la constitution anglaise. Cela explique également pourquoi MONTESQUIEU a pu influencer directement ou indirectement les deux doctrines, celle du despotisme éclairé et celle de la souveraineté populaire, qui se sont élaborées notamment sous la plume de FRÉDÉRIC II de Prusse et CATHERINE II de Russie d'un côté, et DIDEROT et ROUSSEAU de l'autre. Il y a peut-être une autre interprétation plus profonde, c'est celle d'une méfiance forte envers le peuple, qui devient aux yeux de beaucoup, la populace, lorsqu'elle s'exprime de façon plus véhémente qu'à coup de pamphlets. Derrière une définition hésitante de ce qu'est le peuple, pointe chez les membres de la noblesse, la crainte des tumultes. C'est de là provient sans doute l'ambiguïté de nombreux philosophes, ambiguïté qui peut être contrebalancée par une insistance forte sur la fonction de modèle de la noblesse, sur l'éducation du peuple... Toute l'entreprise des Encyclopédistes est là, dans la nécessité de l'Instruction (universelle) non seulement d'ailleurs du peuple mais de tous les sujets.

  L'ambiguïté évoquée plus haut est très évidente dans l'article Autorité politique (1751) rédigée pour l'Encyclopédie par DIDEROT. On retrouve  l'audace assortie de prudence propre à MONTESQUIEU, mais dirigée vers le maintien de l'intégrité de l'autorité plutôt que vers sa dispersion entre divers corps de l'État. Dans cet article qui proclame d'abord que nul homme ne reçoit de la nature le droit de commander aux autres, il accole une référence historique - en l'occurrence HENRI IV admonestant ses sujets - qui lui atténue grandement dans la pratique toute souveraineté populaire. L'admiration dans ce qui peut être en fin de compte un despotisme éclairé se retrouve chez VOLTAIRE, qui exprime la même admiration pour HENRI IV dans la Henriade. HENRI IV comme d'ailleurs FREDÉRIC II de Prusse sont perçus comme des serviteurs du peuple, ce qui n'enlève rien à leurs prérogatives de prince ou de roi. On peut interpréter certains textes non comme un appel à la démocratie, comme une lecture un peu rapide est faite au XXe siècle de manière générale, comme plutôt comme suivant le sillage de ROUSSEAU, qui, dans son Contrat social (1762), voulant asseoir la citoyenneté de Genève sur des principes politiques inébranlables, le trouve chez HOBBES. Tributaire, comme ses contemporains de la doctrine du contrat qu'il ne fait en fin de compte que théoriser, il la renouvelle en empruntant au philosophe anglais la notion d'une souveraineté indivisible. Mais à l'inverse de HOBBES, il la situe exclusivement chez le peuple, qui ne peut en aucune circonstance l'aliéner entre les mains des gouvernants, qui n'en sont finalement que les dépositaires temporaires. Cette transformation, opérée bien plus par glissement que par rupture, entraine une réévaluation du pacte qui fonde la société : le pacte traditionnel de soumission, jugé contraire au droit naturel et à l'égalité, est remplacé par le pacte d'association. La digue idéologique de la confusion entre peuple et populace, entretenue par des théoriciens de la souveraineté royale, saute dans la mesure même où l'on a affaire - notons toujours que ROUSSEAU parle à partir d'une république de citoyens comme celle de Genève - à des hommes conscients de leurs droits et de leurs devoirs, des hommes éduqués, ce qui les empêchent de tomber dans des comportements tumultueux. Ce pacte se fait entre le corps du peuple et les particuliers, c'est-à-dire entre le souverain et ses sujets. Mais, une fois l'association consentie par le particulier, il ne peut en aucun cas reprendre sa liberté naturelle, sans quoi l'autorité de l'État, à savoir la souveraineté du peuple elle-même, risquerait d'être contestée à tout moment. Comment donc peut s'articuler un système fondé sur ces principes? La réponse de ROUSSEAU semble géniale de concision : le pacte suppose une forme d'association "par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant" (Le Contrat social). L'individu accède à cette liberté supérieur en aliénant tous les droits naturels entre les mains de la communauté, artifice qui sert à les convertir en droits civils et lui en citoyen. En se soumettant à la volonté générale du souverain à laquelle il participe, le citoyen ne fait qu'obéir aux lois, qui sont les actes par lesquels cette volonté se réalise. Car dans la constitution de l'État, fondé sur le contrat, la souveraineté populaire se manifeste dans la fonction législative, à laquelle la fonction exécutive du gouvernement, confiée à des magistrats, doit être strictement subordonnée, de peur que ceux-ci n'usurpent la souveraineté, rompant ainsi le contrat social. De même le régime représentatif, puisqu'il aliène et dilue la souveraineté populaire, est déclaré inadmissible par ROUSSEAU, bien qu'il ait dû par la suite se plier devant la réalité, en formulant un système de représentation, où les députés sont obligés d'exprimer la volonté du peuple par des mandats impératifs.

  Dans l'Angleterre d'où est parti le souffle lockien, depuis la glorieuse Révolution de 1688, cette sorte de débat est complètement marginalisé, du fait de la stabilité politique entre pouvoirs royal, aristocratique et parlementaire. Il continue de travers en filigrane la vie politique dans les écrits de John TOLAND, libre-penseur irlandais (1670-1722), des whigs radicaux et des dissenters, pour refaire surface pendant la lutte des colonies américaines pour leur indépendance. Mais cette renaissance est de courte durée : la Révolution française et la réaction antirépublicaine qu'elle a suscitée et que BURKE a conduite a donné naissance à une tradition politique. qui est loin de partager les idées progressistes des Lumières sur l'autorité politique. BURKE, en remplaçant par les valeurs d'obéissance et de devoir les concepts de droit politique et de contrat, prônés par LOCKE et portés par ROUSSEAU à leur plus haute réalisation démocratique, réinvente pour les Temps modernes les prémisses du camp conservateur dans le débat sur la légitimité du pouvoir.

  C'est plutôt en Amérique, après l'indépendance, que le débat se renouvelle, dans le monde anglo-saxon, sur le pouvoir politique, sur les devoirs et les droits du citoyen, et in fine sur le droit de résistance et la désobéissance civile. Avec THOREAU émerge une autre façon de concevoir cette dernière, dans un contexte largement autre que celui du Continent européen, qui inspire - plus que les débats antérieurs européens - les réflexions sur les relations entre légitimité et légalité. Cela n'empêche pas, bien entendu, pendant et après la Révolution française et les réactions et contre-réactions qu'elle suscite, le renouvellement complet de la question de l'autorité politique.

 

Anthony STRUGNELL, Autorité politique, gouvernement, pouvoir dans Dictionnaire européen des Lumières, Sous la direction de Michel DELON, PUF, 2010.

 

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