Quel que soit l'inventeur du mot "socialisme" (que Pierre LEROUX revendique en 1831), ceux qui revendiquent fièrement l'étiquette de "socialistes" (utilisée par les conservateurs dans un sens péjoratif) commencent à participer activement à partir des années 1840 à l'élaboration de nouvelles pensées qui achèvent, après le saint-simonisme, de bousculer les vieilles doctrines de l'Ancien Régime pour faire place à des débats qui mettent au centre la "question sociale".
Ce socialisme, qui vient après bien des pratiques sans doctrines, nait simultanément en France et en Angleterre st s'épanouit dans une période que les philosophes allemands ont appelée Vormärz, le pré-48, qui part en la France de la monarchie de Juillet à la fin de la Seconde République. Le coup d'État de 1851 brise l'élan de ce jeune socialisme (exil des principaux chefs de file) qui garde toutefois sa force jusque dans les années 1860. Après le désastre militaire, la Commune de 1871, c'est une autre configuration philosophico-politique qui prend sa place.
Armelle LE BRAS-CHOPARD, écrit que "dans cette brève période d'éclosion du socialisme, celui-ci, en se développant, évolue. Il privilégie d'abord la réforme sociale par rapport à la réforme politique pour ne plus séparer ensuite ces deux types de réformes. Parallèlement, s'il se montre assez indifférents par rapport à l'État au départ, il finit par le placer au coeur de la problématique soit pour lui demander des réformes soit pour le détruire. Enfin, la frontière encore floue au début entre socialisme et communisme se dessine de mieux en mieux. Le communisme est d'abord considéré comme une variante du socialisme et se caractérise alors par ses fins : la volonté d'établir un égalitarisme forcené (c'est ainsi que l'on parle du communisme d'Étienne Cabet). Puis il prend de plus en plus son autonomie vis-à-vis du socialisme en se distinguant de lui par les moyens employés pour parvenir au nouvel ordre social : la révolution. Malgré la diversité de leurs systèmes qui les opposent parfois en de violentes polémiques, il n'en existe pas moins chez ces premiers socialistes un certain nombre de traits communs dont l'ensemble forme ce que l'on a appelé "l'esprit de 1948"."
Thomas BOUCHET et ses collaborateurs, qui reviennent sur les premières années du socialisme français, montrent bien leur état d'esprit : "Les premiers socialistes estiment qu'il ne suffit pas que la société souffre, que les gaspillages et les destructions s'accumulent, que les crises se répètent pour qu'émergent les mouvements politiques et sociaux réformateurs ou révolutionnaires. Encore faut-il qu'apparaissent une conscience vive et une connaissance précise de ces pathologies. Seules cette conscience et cette connaissance peuvent permettre un développement harmonieux de la société à long terme, mais aussi, au présent, de multiplier les expériences en vue d'améliorer les situations concrètes. Tous ceux qui se saisissent de la question sociale à travers les journaux qui se créent en grand nombre entre 1825 et 1835 d'abord, puis moins massivement entre 1835 et 1848, et selon une croissance exponentielle après février 1948, rêvent d'un avenir émancipé, d'un ordre social régénéré à l'écart du capitalisme délétère et de sa concurrence forcenée. Aujourd'hui, comme au seuil des années 1830, ces termes de "souffrance", de "crise", de "destruction" nous sont à nouveau familiers. Comme ces décennies révolutionnaires qui ont vu naître à la fois le capitalisme industriel, les grandes idéologies émancipatrices et la presse de masse, la période actuelle est un moment charnière où, pour continuer d'inventer l'avenir, nous allons devoir forger un nouvel espoir conforté par un savoir rigoureux sur l'émancipation." C'est entre 1825 et 1851, que les socialistes dans leur diversité, changent peu à peu leur manière de voir et leurs objectifs : "de défenseur des intérêts des "industriels" que les saint-simoniens, opposés aux oisifs et aux rentiers héritiers de l'Ancien Régime, défendaient sous la Restauration, (ils) se mu(ent) en défenseur(s) prioritaire(s) des intérêts des travailleurs." Ce n'est qu'après 1830, que ces premiers socialistes se pensent en tant que tels pendant que le mot "socialisme" entre fortement dans le langage courant. Mais la versatilité du concept de socialisme reste de mise tout au long du XIXe siècle. Le socialisme se forme progressivement, "à mille lieues de l'interprétation marxiste qui ne voit dans ces socialismes naissants qu'un brouillon utopistes", dans des expérimentations multiples, dans l'élaboration de quantité de réformes sociales, économiques, politiques et morales, dans la constitution de propositions originales qui peu à peu forment un corpus théorique et doctrinal en lien étroit avec quantité de luttes ouvrières. "Le projet d'intervenir dans l'arène politique, se sensibiliser l'opinion aux idées neuves du socialisme et de l'association est au premier rang des intentions de cette génération qui vit, avec l'article 7 de la Charte de 1830, avec les innovations techniques dans l'imprimerie et la naissance de la presse moderne, une véritable révolution communicationnelles". Constantin PECQUEUR évoque le "nouveau medium" qui, comme le télégraphe et le chemin de fer, va accélérer la circulation de l'information ; Pierre LEROUX écrit que "nulle démocratie, et partant nul vrai et légitime gouvernement de la société n'est possible sans l'oeuvre préparatoire dévolue à cette presse". Cette révolution dans le domaine de la communication se situe dans le prolongement direct de l'histoire chaotique des années 1789-1815, et plus avant, dans l'histoire des Lumières.
"La littérature concernée, écrivent encore nos auteurs, est par ailleurs immense car elle couvre tous les champs du savoir et de la culture. ce socialisme ou cette "science sociale", cette "religion-philosophie", se veut en effet connaissance des liens associant tous les phénomènes et tous les temps et permettant de progresser dans l'organisation et le gouvernement des destinées communes, économiques, sociales, politiques." Ils signalent à bon droit que les figures de proues ne doivent pas masquer l'immense cohorte d'auteurs aujourd'hui oubliés mais qui pesèrent tout autant dans l'évolution des mentalités. On ne retient souvent que quelques noms ENFANTIN, BAZARD, LEROUX, CABET, BLANC, PROUDHON , BUCHEZ, alors que devraient bénéficier de notre attention tout autant DEROIN (1805-1894), PEREIRE (1800-1875), REYNAUD (1806-1863), DÉZAMY (1808-1850), NIBOYET (1796-1883), PECQUEUR (1801-1887), GUÉPIN (1805-1873), CONSIDÉRANT (1808-1893), RASPAIL (1794-1878)... "Entre les années 1820 et la période de répression et d'exil qui suit le coup d'état bonapartiste de décembre 1851, le socialisme s'invente et mue en profondeur. , le langage pour dire la reconstruction d'un monde harmonieux et émancipé - langage qui structure encore notre imaginaire politique - s'élabore peu à peu. Les expériences révolutionnaires, les expérimentations sociales, l'avènement du capitalisme industriel forgent un nouveau monde. La lutte contre les oisifs laisse la place à la lutte contre la bourgeoisie, la défense des citoyens opprimés dans le système électoral censitaire à la quête d'une égalité qui émanciperait les prolétaires. Dans cette lente mutation qui voir l'émergence du socialisme moderne, la révolution de 1848 et ses espoirs constituent un moment essentiel."
Thomas BOUCHET et ses collaborateurs distinguent dans cette évolution, trois grandes périodes:
- la décennie 1825-1835, de part et d'autre de la révolution de 1830, marquée par une lente maturation des idées, une nouvelle génération exploitant et donnant une extension inédite aux idées de SAINT-SIMON et de FOURIER, critiquant un libéralisme synonyme de rstriction des libertés, renouant avec le républicanisme, et s'interrogeant encore sur les contours d'une nouvelle religion à créer pour le nouveau monde industriel ;
- les années 1836 à 1847, travaillée par un bouillonnement intellectuel et éditorial qui voit s'affirmer le socialisme fraternitaire et républicain, les communismes, le proudhonisme ou le fouriérisme ;
- toute la IIe république, de 1848 à 1851 et la décennie qui suit, années où ces hommes qui participent au socialisme sont au gouvernement pour un court printemps avant de subir les événements, des journées sanglantes de juin 1848 jusqu'à l'avènement d'une dictature sous Napoléon III ("Le Petit"). Ces années sont d'un renouvellement des idées et des doctrines. "Si pour toute cette génération, la période s'achève par l'exil, la prison ou le silence, marquant sans conteste la fin de l'aventure de ce premier socialisme, d'autres possibles s'ouvrent ensuite. De nouvelles traditions intellectuelles et émancipatrices surgissent sur le terreau laissé par ces hommes et ces femmes qui, par leurs voix et leurs plumes, cherchent dans leurs journaux à inventer un avenir meilleur."
Le socialisme se répand au fur et à mesure des développements de l'industrie. La diffusion du saint-simonisme en Europe, la permanence d'une contestation socio-politique qui se radicalise en Angleterre, l'éclosion d'un socialisme allemand, très influencé dès ses origines par le marxisme, la naissance d'un courant socialiste aux États-Unis sont des éléments différents d'une même contestation de l'ordre établi, sur de nombreux points ou sur l'ensemble du système.
En France et en Angleterre, Armelle LE BRAS-COPARD se focalise sur les deux grands pionniers que sont Robert OWEN en Angleterre et Charles FOURIER en France. Malgré "la divergence de leurs vues utopiques, (ils) s'accordent sur leur refus de passer par le politique pour la réalisation des réformes sociales. Refus que ne pourront maintenir par la suite les autres socialistes qui continueront néanmoins à considérer Owen et Ch. Fourier comme la référence obligée si ce n'est exclusive."
Notamment par La Charte du peuple de mai 1838, Robert OWEN donne naissance à un mouvement, le chartisme, qui décline très vite à partir de 1843 pour se décomposer en 1848 : le mouvement, très peu doctrinal, consiste plus en une révolte contre le machinisme qu'un véritable mouvement de classe, bien qu'il est composé exclusivement d'ouvriers.
Charles FOURIER, qui fait porter au commerce l'essentiel de l'"anarchie industrielle", élabore par contre toute une doctrine égalitaire, à vocation de susciter à la fois des expérimentations sociales et de préparer l'avènement d'une nouvelle société industrielle. Il attend de manière continue l'aide de l'État ou d'un généreux mécène pour l'aider dans ses initiatives. Ses idées font école à la fin de sa vie et ses disciples répandent après 1830 une pensée assez méconnue de son vivant. Par ses journaux, Le Phalanstère (1832-1834), La Phalange (1836-1840), Démocratie pacifique (18343-1850) et par ses ouvrages, les principaux étant Destinée sociale en 3 volumes (1834-1844), Les principes du socialisme (1847) et Le socialisme devant le vieux monde (1848), Victor CONSIDÉRANT est le principal propagateur de la doctrine de FOURIER. Il attire de nombreuses recrues, parfois arrachées du saint-simonisme (LECHEVALLIER, TRANSON...) et tente d'expérimenter sans succès des phalanstères (dont au Texas après 1850). Ce grand propagateur élague en fait fortement l'oeuvre de FOURIER, écartant les manuscrits jugés trop libidineux comme Le Nouveau monde amoureux, inédit jusqu'en 1969, et loriente plus vers un républicanisme socialisant. l'influence de FOURIER hors de France est considérable, en Russie, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne et surtout aux Etats-Unis où de nombreuses communautés sont fondés en partie grâce au dynamisme de BRISBANE.
Les nombreux dissidents de l'école saint-simonienne, surtout vers 1830-1831, alimentent le courant socialiste d'origine. Parmi eux s'illustrent notamment Pierre LEROUX et Philippe BUCHEZ.
Le souci d'égalité s'affirme d'avantage chez des socialistes comme Louis BLANC, Constantin PECQUEUR, Etienne CABET et chez les néo-babouvistes.
C'est surtout à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que le socialisme se développe aux "États-Unis. Mais à travers le mouvement composite des communautés plus ou moins autarciques sont expérimentées dès la période de colonisation blanche des territoires de multiples manière de vivre, qui font beaucoup de place aux valeurs de fraternité et d'égalité. Ce n'est pas sur le plan politique, ni encore moins électoral, que peut se mesurer l'importance du socialisme aux États-Unis, comme l'écrit d'ailleurs Marcel RIOUX. "L'apparition des différents socialismes aux USA suit à peu près la même chronologie que celle des varités européennes. En Europe comme aux USA, le socialisme suit la même évolution que la société elle-même : au XVIIe siècle, les utopies pré-socialistes s'incarnent dans une Europe encore largement religieuse et sont elles-mêmes imprégnées de religion ; le rationalisme du XVIIIe siècle rend les mouvements de réforme plus profanes ; ce n'est qu'au XIXe siècle qu'apparait le socialisme dit scientifique". Même si dans l'esprit de l'auteur existe cette dichotomie entre socialisme utopique et socialisme scientifique (avec des connotations péjoratives pour le premier), un peu dommageable pour la recherche historique, il restitue ce socialisme aux Etats-Unis d'une manière assez claire :
"Le socialisme religieux ou sectaire connut un certain succès aux USA, particulièrement à partir de la décennie 1734-1744, époque de la Grande Renaissance évangélique ; plus tard les Shakers qui forment des groupes où la propriété, la production et la consommation sont mises en commun, se développeront à la fin du XVIIIe siècle et pendant tout le XIXe siècle. (...) D'autres sectes, les Rappites, les Séparatistes Zoar et les perfectionnistes Oneida se développèrent tout le XIXe siècle. Ces premiers socialistes étaient des illuminés religieux qui formèrent des petites communautés rurales dans lesquelles les ressources étaient mises en commun ; ces communautés étaient homogènes, statiques et fermées. Plusieurs sectes protestantes et plus particulièrement le calvinisme ont toujours voulu essayer de conciler l'idéal chrétien et l'idéal social du socialisme. (...).
Les partisans américains d'un socialisme utopique profane, avaient, au contraire, des visées terrestres ; leurs mouvements se situaient sur la terre et dans l'histoire ; ils ne se fiaient pas surtout à la mystique ni à la religion pour atteindre leurs buts. Ces socialistes, contrairement aux Shakers, réagissaient directement contre les abus de la société industrielle naissante en proposant divers degrés de propriété collective pour fournir aux individus les moyens de se réaliser pleinement. Encore ici, les socialistes diffusèrent et essayèrent d'appliquer des idées venues d'Europe, plus particulièrement de France et d'Angleterre. Owen, Fourier et Cabet furent les principaux initiateurs de ces mouvements américains." Si le socialisme s'implante par la suite politiquement, c'est surtout à la faveur des vagues d'immigration successives, notamment en milieu ouvrier, mais dans des limites fortes dues aux spécificités de la société américaine. Marcel RIOUX avance plusieurs raisons à ce peu d'emprise sur la vie politique : la force du libéralisme et de certaines variantes, la forte mobilité sociale de la classes ouvrière (on pourrait en dire autant des ouvriers agricoles que des ouvriers d'usines), la politique américaine marquée par la "question noire" et les antagonismes sectoriels ou géographiques entre différentes "nationalités" américaines, l'idéologie américaine faite de différentes sortes d'espoirs d'amélioration de la condition à l'intérieur du système, "individualisante" par ailleurs, la morale (où la religion n'est jamais loin) et la politique (qui fractionne les différents intérêts) en général.
Marcel RIOUX, Le socialisme aux États-Unis, dans revue Socialisme 64, Revue du socialisme international et québécois, n°1, printemps 1964, édition électroniques dans Les classiques en sciences sociales, www.uqac.ca. Howard ZINN, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002. Sous la direction de Thomas BOUCHET, Vincent BOURDEAU, Edward CASTLETON, Ludovic FROBERT, François JARRIGE, Quand les socialistes inventaient l'avenir, 1825-1860, La Découverte, 2015. Armelle LE BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelle histoire des Idées politiques, Sous la direction de Pascal OURY, Hachette, 1987.
PHILIUS
Relu le 30 mars 2022