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3 février 2010 3 03 /02 /février /2010 00:00
      La notion de race, et pas seulement parce que la vulgarisation de son utilisation a mené et mène encore aux racismes et aux tentatives de génocide, est aujourd'hui de moins en moins utilisée, au profit de la notion d'espèce, sans que le deuxième terme recouvre l'autre.
C'est particulièrement clair par exemple dans l'ouvrage de Louis ALLANO et d'Alex CLAMENS consacré à l'évolution.
      Même si la notion d'espèce reste soumise à certaines difficultés d'ordre scientifique, tout ce que notamment la littérature romantique a produit et produit malheureusement encore sous la notion de race repose sur des a-priori et des conceptions qui touchent à l'ordre social. Discours pseudo-scientifique et discours courant sur les "races" se promènent encore dans les écrits et sur les ondes, d'autant plus que la société repose sur des bases racistes. On peut même regretter que dans beaucoup de constitutions et dans maintes réglementations en matière d'identification des individus figurent encore la notion de race. Cela reflète l'état de nombreuses sociétés, où le racisme diffus ou déclaré constitue encore trop souvent  le vecteur de désignation des groupes sociaux. Randall KENNEDY, spécialiste de la question raciale aux États-Unis nous le rappelle régulièrement.
         Pourtant, depuis plusieurs décennies, toute la recherche scientifique réserve à la notion de race une signification strictement dans le monde de la nature et l'exclut de tout ce qui touche les sociétés humaines.

      A travers les oeuvres de Claude LEVI-STRAUSS, de Joseph Arthur de GOBINEAU (1816-1882),  de Charles DARWIN (1809-1882), d'Hannah ARENDT 1906-1975), d'Herbert SPENCER (1820-1903), de Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778)... ici cités dans le désordre chronologique, comme bien d'autres, le discours, la recherche sur les inégalités entre hommes et entre sociétés ne cesse de parcourir les conflits qui prennent leur source dans les relations entre les hommes et la nature. Donner le statut de nature à l'inégalité revient à empêcher toute évolution de l'ordre social, et démêler les noeuds des évolutions des espèces constitue non seulement une tâche scientifique mais aussi une nécessité sociale.
     Même si l'on opère des révisions avec le temps et les connaissances scientifiques absentes par le passé, notamment au sujet de l'oeuvre de GOBINEAU, même si l'on fait la part entre la vulgarisation scientifique intelligente et l'exploitation idéologique à des fins destructrices, il faut toujours s'interroger sur les raisons d'une certaine réception d'oeuvres considérées comme justifiant le racisme, comme sur les motivations de leur présentation et de leur diffusion dans l'ensemble de la société.
Ceux qui se penchent, comme Patrick TORT (né en 1952) sur les répercussions idéologiques et sociales d'oeuvres disant reposer sur des connaissances scientifiques, remarquent à juste de titre que souvent, dans le grand public mais aussi dans une majeure partie du monde scientifique, les auteurs comme GOBINEAU, DARWIN, SPENCER et même ROUSSEAU sont beaucoup cités mais peu lus.
Revenir à leurs oeuvres permet justement de prendre la mesure de la distance entre ce qu'ils ont pensé réellement et les pensées qu'ont leur a attribuées. Comme de cerner davantage ce qui a permis une vulgarisation tendancieuse, souvent à leur propre corps défendant.
      Par ailleurs, des études prenant en compte l'ensemble des facteurs écologiques, comme celles de Jared DIAMOND, permettent de mettre définitivement hors jeu certaines interprétations justificatrices d'inégalités sociales les fondant sur la nature.

     Même après la sécularisation achevée de la communauté scientifique, il reste des débats autour de l'évolution qui prennent en compte de manière obstinée des écrits religieux, de manière camouflée parfois. Même si l'abandon d'interprétations rapides et faciles de textes religieux fondamentaux laissent la place à des argumentations remplaçant Dieu par la Nature, des idées fausses et faussées circulent encore dans de nombreuses sociétés. Les débats sur l'évolution font encore rage dans des pays comme les États-Unis.

    Parmi les nombreux conflits qui traversent les sociétés humaines, beaucoup trouvent leur alimentation dans des croyances non seulement en la valeur absolue de textes écrits (qui désignent les ennemis par la couleur de leur peau)  il y a des centaines d'années, dans une littérature où la race possède encore un rôle important, dans des paroles, des écrits et des images (sur Internet par exemple) où les différences "s'expliquent" par les conditions de naissance des individus. Il ne faut même pas être homme de progrès pour s'apercevoir de l'existence d'arguments répétitifs qui justifient les inégalités sociales. Ces arguments répétitifs font partie de discours qui veulent camoufler de nombreux aspects de la question sociale, en mettant en relief une question raciale dépourvue de fondements scientifiques.

    L'évolution des espèces et des sociétés font appel à des éléments différents : les interrelations entre espèces différentes et les relations entre membres de mêmes espèces dans le monde animal rentrent dans le cadre de la nature, même s'il existe des sociétés animales dans de nombreuses espèces, alors que les interrelations de l'espèce humaine avec les autres espèces et les relations entre membres et groupes différents de l'espèce humaine relèvent de la culture, d'un ordre de relations autre, différent, même si des analogies peuvent exister entre les mondes animaux et humains. Des millénaires d'évolution ont séparés de manière quasiment définitive l'humanité de modes relationnels qui existaient auparavant entre le cadre naturel et les différentes espèces. La société humaine s'est construite souvent progressivement par un asservissement de la nature, qui, on l'oublie parfois, n'a rien d'une matrice protectrice pour les êtres fragiles que nous sommes. Comprendre à la fois cette évolution, l'état des relations actuelles dans le monde animal et l'état des relations actuelles dans le monde humain, c'est comprendre la véritable place des éléments naturels et des éléments culturels de notre existence. C'est aussi comprendre du coup le véritable statut de multiples conflits qui traversent les sociétés humaines.

    Une manière de fixer les idées pour un début (qui laisse encore beaucoup de place aux débats) est de se reporter à la définition de la Race proposée dans le Dictionnaire du Darwinisme et de l'Évolution proposée par Charles DEVILLERS : "La notion de race pose, concernant l'animal ou le végétal, des problèmes uniquement taxonomiques ; concernant l'être humain, elle est liée à des investissements idéologiques profonds et complexes résultant de ses usages historico-politiques". Les races d'animaux domestiques constituent autant de sous-espèces spécifiques, étant donné que "l'espèce est biologiquement définie sur le critère, objectif, de l'interfécondité qui lie entre eux tous ses membres (critère d'inclusion) et les sépare des représentants d'espèces voisines (non-interfécondité, critère d'exclusion)." En définitive le terme race n'est finalement utilisé qu'en matière d'animaux domestiques, rarement en botanique, où l'on préfère les termes de variétés ou de cultivars, tandis que pour les animaux de manière générale la notion de race géographique a vu son objectivité contestée, surtout depuis l'avènement de la génétique.
   C'est précisément les recherches en matière génétique qui rendent définitivement caduques la notion de races blanche, noire, jaune, etc... "Il n'existe pas de gènes exclusivement européens ou africains...Tout au plus des gènes peuvent-ils être plus fréquents dans certaines populations que dans d'autres. Certains caractères physiques, étant en partie au moins, sous la dépendance des conditions d'environnement, sont de nature adaptative et ont pu évoluer rapidement. Les caractères strictement génétiques (immunologiques par exemple) sont en général neutres par rapport à l'adaptation et constituent alors des "marqueurs" qui peuvent renseigner sur l'histoire des populations, par migrations, fusions, scissions, etc. Ces recherches affirment sans conteste l'unicité de l'espèce humaine. L'auteur écrit toutefois que remplacer race par sous-espèce n'entraînera pas l'éradication du racisme, qui fait appel  à des considérations d'origine sociale.
Dans leur "somme" sur l'espèce, Philippe LHERMINIER et Michel SOLIGNAC, estiment qu'on pourrait à la rigueur le faire, d'un point de vue scientifique (mais du point de vue social, c'est autre chose, pensons-nous, car ne pas comprendre le racisme, l'ignorer, c'est lui offrir un pont d'or...). Mais, reprenant l'histoire des classifications des animaux, ils nous montrent que sans doute faut-il élever les sous-espèces au rang d'espèces, comme nous le verrons par la suite....

                                                             ETHUS

Randall KENNEDY, Race, Crime and the law, Random House, 1998 (voir son interview dans le journal Le Monde du 2 février 2010). Louis ALLANO et Alex CLAMENS, L'évolution, Des faits aux mécanismes; Ellipses, 2000. Charles DEVILLERS, article Race dans Dictionnaire du Darwinisme et de l'Évolution, sous la direction de Patrick TORT, 1996. Philippe LHERMINIER et Michel SOLIGNAC, De l'espèce, Syllepse, 2005.
 
Relu le 4 novembre 2019
 
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1 juin 2009 1 01 /06 /juin /2009 13:38
              La sélection naturelle et la naissance de la civilisation sont les sujets de ce livre du déjà prolifique spécialiste de Darwin, Patrick TORT, qui a déjà à son actif la coordination d'un important dictionnaire sur l'oeuvre de Charles DARWIN et la rédaction d'une bonne vingtaine de livres, sans compter la fondation d'un Institut, Charles Darwin International. A notre époque où l'évolution est une notion presque galvaudée et encore mal comprise, même parmi les étudiants et les professeurs de sciences naturelles, ce livre répond à de nombreuses questions sur le contenu réel des écrits de Darwin. Ainsi, après L'origine des espèces, La filiation de l'Homme, est beaucoup moins connu.
           Tableaux clairs et érudition fluide sont bien là pour aborder le "vrai" darwinisme, à l'opposé d'un darwinisme social, caution de toutes les dérives racistes et justifications coloniales ou néo-coloniales. C'est l'occasion de montrer un Darwin anti-esclavagiste, anti-raciste et progressiste, peut-être pour certains de manière un peu trop appuyée, qui pourrait faire penser que le génial penseur était vraiment à l'abri d'une ambiance passablement raciste de l'intelligentsia britannique... André PICHOT, par exemple, est beaucoup moins "charitable" envers Charles DARWIN que Patrick TORT. Pour lui, "Darwin n'était ni plus ni moins raciste, sexiste ou partisan de l'esclavage, que ses contemporains" (Aux origines des théories racistes. De la Bible à Darwin, Flammarion). Ce que l'histoire personnelle du penseur de l'évolution ne corrobore pas forcément, ayant eu du mal à rentrer précisément dans le circuit universitaire "normal" et s'efforçant de ne pas participer aux discours intellectuels justifiant l'impérialisme, contrairement d'ailleurs à son entourage immédiat.

          Revenons sur la réception de l'oeuvre de Darwin dans les milieux "intellectuels". Alors que L'origine des espèces s'arrête avant l'homme, c'est dans La filiation de l'Homme qu'il aborde de front la destinée de l'humanité, après bien des hésitations dues entre autres au climat d'hystérie religieuse agitée en arrière-garde par toute une partie de l'establishment. Il fallait, avant d'aborder le contenu de ce dernier ouvrage, pense Patrick TORT, faire un retour sur le véritable sens de la sélection naturelle, de façon à bien comprendre cette filiation Animal/Humain. Le spécialiste de l'évolution s'attarde longuement sur le couple Infériorité/Supériorité, ce qui permet de bien saisir le véritable avantage de la faiblesse physique de l'homme, facteur du développement de sa sociabilité.

     A partir de La filiation de l'homme de Charles Darwin, l'historien et théoricien des sciences développe ce qu'il appelle l'effet réversif de l'évolution.
"Si importante qu'ait été, et soit encore, la lutte pour l'existence, cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l'homme, il y a d'autres facteurs plus importants", écrit Charles DARWIN. "Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l'habitude, aux capacités de raisonnement, à l'instruction, etc, que grâce à la sélection naturelle ; et ce, bien que l'on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral".  De cette "phrase capitale" Patrick TORT tente d'expliquer le dynamisme (il utilise l'analogie de l'anneau de Moebius) qui va des luttes pour l'existence, de la sélection naturelle, aux instincts sociaux, au sens moral et à la civilisation. Dans son chapitre sur l'origine de la morale, l'auteur livre une histoire naturelle de la liberté.
           "Conscient de l'insuffisance ou de l'inadéquation du trop fréquent recours à l'expédient du "saut" ou du "bond qualitatif", j'ai été conduit plusieurs fois, sur la question classique du rapport nature/culture, à affirmer ailleurs que le concept d'effet réversif de l'évolution rend possible le matérialisme. Cela paraît impliquer qu'avant sa formulation et son explicitation comme concept structurant la compréhension du continuum nature/civilisation chez Darwin, le matérialisme était incomplet. Et cela l'implique en effet. La civilisation repose en grande partie sur l'édification de la morale et la question du rapport entre matérialisme et morale est (...) restée en suspend dans la philosophie".  
     Dans un dernier petit chapitre, Patrick TORT questionne d'ailleurs la tendance "à vouloir transformer le darwinisme en philosophie", alors qu'il s'agit bien là d'une entreprise scientifique pour expliquer le monde. Il aurait pu ajouter que Charles DARWIN n'a jamais voulu entreprendre une étude sociologique...
     
        Une bibliographie fournie et d'abondantes notes en bas de page peuvent guider tout lecteur dans la poursuite de l'étude du darwinisme dans toutes ses implications. Il est fortement conseiller de prendre connaissance, pour tout approfondissement de la question - car L'effet Darwin se lit surtout comme un ouvrage qui se veut de bonne vulgarisation - de cette oeuvre qu'est La Filiation de l'Homme.
      Au moment du bicentenaire de la naissance de Charles Darwin en 2009, une polémique relança le fameux débat du darwinisme social, débat (conflit) intellectuel qui se doubla d'un conflit éditorial....
 
     L'éditeur présente le livre de la façon suivante (en quatrième de couverture) : "une interprétation expéditive du darwinisme a fait trop souvent de la "survie du plus apte" l'argument des manifestations ordinaires de la loi du plus fort : élitisme social, domination de race, de classe ou de sexe, esclavagisme, élimination des faibles. Patrick TORT, spécialiste de l'oeuvre de Darwin, montre qu'en réalité la civilisation, né de la sélection naturelle des instincts sociaux et de l'intelligence, promeut au contraire la protection des faibles à travers l'émergence - elle-même sélectionnée - des sentiments affectifs, du droit et de la morale. Pour emblème de cet "effet réversif" de l'évolution, l'auteur choisit la bande de Möbius, dont la face unique résulte d'un retournement continu. Un essai pour en finir avec la tentation toujours présente d'utiliser Darwin pour justifier l'injustifiable."
     
      Philippe SOLAL, dans un article sur son blog (www.miranda-ejournal.eu) de mars 2010, écrit que "Pour comprendre la portée de l'analyse de l'auteur, il faut la resituer dans le contexte polémique dans lequel elle prend sens et où elle s'inscrit. Au même moment où Patrick Tort faisait paraître son essai, l'historien des sciences André Pichot publiait un ouvrage nettement moins bienveillant, intitulé Aux origines des théories raciales, de la Bible à Darwin, qui lui-même faisait suite à une précédente étude, La société pure, de Darwin à Hitler (Flammarion, 2000), dans laquelle André Pichot allait même jusqu'à mêler les noms du savant britannique et de l'ordonnateur de la solution finale, suggérant ainsi une continuité entre l'énoncé des lois de la sélection naturelle et la destruction des juifs d'Europe. L'enjeu de l'ouvrage de Patrick Tort est donc nettement visible à travers les éléments de cette polémique et concerne le sens profond de l'anthropologie darwinienne. La démonstration opérée par l'auteur, érudite et renseignée, paraît convaincante, même si ce "retournement" de la cruauté de la nature à la noblesse de la morale humaine semble fournir une fin bienheureuse, une bien trop grande happy end à l'histoire de l'évolution. Patrick Tort, dans le dernier chapitre, nous enjoint de ne pas philosopher sur le Darwinisme, dont les notions dynamiques ne se laissent pas enfermer dans les catégories métaphysiques traditionnelles. C'est pourtant ce qu'il fait tout au long de son ouvrage, pour notre plus grand bonheur."
 

 

 
     Patrick TORT (né en 1952), linguiste, épistémologue, philosophe et historien des sciences français, fondateur en 1998 de l'Institut Charles Darwin International, a écrit et dirigé de nombreuses études sur le darwinisme, dont le Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution (PUF, 1996) en trois gros volumes (5000 pages au total). Il a aussi écrit notamment Misère de la sociobiologie (PUF, 1985) ; Darwinisme et société (PUF, 1992) ; Pour Darwin (PUF, 1997) avec de nombreux collaborateurs ; L'Ordre et les monstres (Le débat sur l'origine des déviations anatomiques au XVIIIe siècle) (Syllepse, 1998) ; La pensée hiérarchique et l'évolution (Aubier, 1983) ; Darwin et la Religion (la conversion matérialiste) (Ellipses, 2011) ; Darwinisme et marxisme (Les éditions arkhê, 2011)... 
Son site officiel fourmille d'informations : www.patrick-tort.org
 
 
 


Patrick TORT, L'effet Darwin, Sélection naturelle et naissance de la civilisation, Éditions du Seuil, collection Science ouverte, 2008, 235 pages.
Charles DARWIN, La filiation de l'homme et la sélection liée au sexe, traduction coordonnée par Michel PRUM, présentée par Patrick TORT, Éditions Syllepse, 2000. Il s'agit de la traduction de l'anglais The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, troisième tirage de la deuxième édition de 1874, dont la première eut lieu en 1871.
 
Complété le 2 Octobre 2012. Relu le 21 avril 2019
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29 mai 2009 5 29 /05 /mai /2009 13:37
         Même si certains auteurs (comme dans La recherche en ethnologie) estiment que le terme Instinct est "à peu près totalement abandonné aujourd'hui, qui désignait des composantes innées - supposées telles - de comportements", toujours est-il que cette notion est encore utilisée ça et là, sans compter le langage courant, et constitue un élément fondateur de l'éthologie.
          Georges THINES estime qu'on peut admettre, en éthologie comparative, "que chaque instinct comporte un mécanisme coordinateur au niveau des montages nerveux et qu'en l'absence de tout stimulus-clé, ce mécanisme emmagasine, un peu à la manière d'un condensateur, une énergie destinée à se libérer dans une activité utile à l'espèce. On voit immédiatement qu'une telle hypothèse permet un rapprochement fructueux entre les actes manifestes de l'instinct, d'une part, et les mécanismes neuro-endocriniens, d'autre part. De plus, l'exactitude de cette supposition peut être contrôlée, au niveau des actes mêmes, en étudiant les seuils de déclenchement, car il est logique de penser que le seuil aura tendance à s'abaisser lorsque l'énergie se sera accumulée sur une période prolongée." Le même auteur écrit encore : "Certes, la complexité très poussée des comportements instinctifs est loin d'être restituée dans "le modèle hydromécanique", mais il fournit une base générale pour l'analyse opérationnelle des comportements." (Encyclopedia Universalis).

       Beaucoup de références expliquant l'instinct tourne autour du schéma de Niko TINBERGEN (1907-1988) pourtant présenté par lui que comme une hypothèse de départ. Sa grande étude sur l'instinct, méticuleuse et très spécialisée, ne comporte d'ailleurs pas de conclusion et il insiste souvent sur la nécessité d'entreprendre des recherches sur les facteurs internes et externes du "comportement instinctif".
   Sans grand goût donc pour les grands systèmes explicatifs, l'éthologue imagine l'organisation hiérarchique, par groupes, des comportements instinctifs, depuis les mouvements les plus élémentaires jusqu'aux catégories plus générales que sont le comportement alimentaire, la défense territoriale, la sexualité, avec un jeu complexe de relations de stimulation et d'inhibition entre les unités de comportement. Dans L'étude de l'instinct, (1951) le premier ouvrage visant à une présentation d'ensemble des fondements et des buts de l'éthologie, il considère tout comportement selon :
- les stimulations externes et les processus internes ;
- les modalités de son développement chez l'individu animal, son "ontogenèse" ;
- sa fonction adaptative ;
 - son histoire évolutive, sa "phylogenèse".
   Dans un chapitre intitulé Essai de synthèse, il écrit notamment : "Nous avons vu que les facteurs d'ordre causal qui contrôlent le comportement inné sont de deux sortes : externes et internes. Dans la plupart des cas, ils exercent, les uns et les autres, une influence et se complètent mutuellement. D'ordinaire, les facteurs internes ne donnent pas lieu à réponse manifeste ; ils déterminent simplement le seuil de la réponse aux stimuli sensoriels. C'est pourquoi les facteurs internes, comme les hormones, les stimuli internes et les influx intrinsèques, déterminent ce que les psychologues appellent la motivation. Pour moi, je les appellerais facteurs motivationnels. Il est grandement probable, nous l'avons vu que, dans bien des cas, les stimuli externes puissent aussi augmenter la motivation, et c'est pourquoi certains d'entre eux appartiennent également à la catégorie des facteurs motivationnels."

        Konrad LORENZ (1903-1989) qui préfère discuter de l'acte instinctif plutôt que de l'instinct critique "un point de vue très répandu et généralement adopté par les biologistes et plus encore par les psychologues, (qui) est celui selon lequel le comportement instinctif serait un antécédent aussi bien phylogénétique qu'ontogénétique de ces comportements moins rigides que nous désignons comme comportements "appris" ou "rationnels"(...)".(Essais sur le comportement animal et humain).
C'est la conception d'Herbert SPENCER (1820-1903) et de Conwy LLOYD MORGAN (1852-1936), reprise par William MCDOUGALL (1871-1938) que le fondateur de l'éthologie met en cause et sur deux plans :
- le principe selon lequel l'acte instinctif serait susceptible d'être influencé par l'expérience individuelle ;
- le principe selon lequel il y aurait une transition imperceptible entre les actes instinctifs les plus différenciés et l'acte appris et rationnel.
   C'est une conception que d'aucuns ont rapproché de celle de Ivan Petrovitch PAVLOV (1849-1936) que Konrad LORENZ semble défendre.
"Je me crois autorisé à affirmer que de toutes les observations faites jusqu'à ce jour, aucune n'est venue à l'appui de l'hypothèse selon laquelle l'acte instinctif serait susceptible de subir une modification adaptative du fait de l'expérience et de l'intelligence de l'individu isolé".
"(...) l'étude de l'acte instinctif dans le système zoologique; l'étude de cette évolution nous montre que la coordination de mouvements instinctifs se comporte dans toutes ses modifications, au cours de l'histoire de la race, exactement comme un organe ; et c'est en le comparant à un organe qu'on peut et qu'on doit systématiquement concevoir l'acte instinctif. L'évolution de l'acte instinctif dans le système zoologique nous montre d'une manière pénétrante combien il est insensé de vouloir parler de l'"instinct" : nos constatations ne pourront jamais s'appliquer qu'à des mouvements innés, qu'à des actes instinctifs connus pour une fraction plus ou moins grande du système zoologique".
       Au-delà de la polémique sur l'anthropomorphisme des écrits les plus populaires de Konrad LORENZ, il faut reconnaître qu'il tente souvent de recentrer le débat, notamment sur l'instinct. Refusant toute conception finaliste qui assigne à toute fonction nécessaire un instinct ou un comportement inné, le fondateur de l'éthologie veut souvent s'en tenir aux observations. Le problème, c'est que malgré ces auto-mises en garde, l'auteur de L'agression ne peut s'empêcher d'effectuer des généralisations à partir de ses observations sur les poissons et les oiseaux.
"Les analyses de la motivation ont trait, pour la plupart, à des modes de comportement dus à la participation de deux pulsions concurrentes seulement, le plus souvent deux des "quatre grandes" : faim, amour, fuite et agression. Au stade actuel, assez modeste, de nos connaissances, il est tout à fait légitime de choisir consciemment les cas les plus simples pour étudier le conflit des pulsions. De même, ceux qui étudiaient le comportement à l'époque héroïque avaient raison de s'occuper d'une seule pulsion. Mais il faut se rendre compte qu'il est extrêmement rare en fait qu'un comportement soit déterminé par deux pulsions seulement ; le cas est à peine plus fréquent que celui d'un comportement qui obéit à un seul instinct, agissant seul et sans entrave." (Je ne sais pas s'il s'agit d'un problème de traduction pulsion pour instinct et sexualité pour amour, car ce sont les termes utilisés ailleurs). Dans un chapitre au titre ronflant (Le grand parlement des instincts), l'auteur se veut très modeste dans son approche, en même temps qu'il tente d'avoir une vue d'ensemble, que précisément l'étroitesse des recherches entreprises ne lui permet pas. Du coup, on peut retomber facilement dans l'opinion ambiante concernant l'instinct.

       Revenir aux oeuvres de Charles DARWIN, en tenant compte des récentes découvertes en éthologie  comme dans les sciences naturelles en général et surtout en lisant ce qu'il a réellement écrit, constitue une bonne voie pour clarifier les débats.
     Francesco STUDO, dans le Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, définit l'instinct, en prenant le latin instinctus comme point de départ, comme désignant "des aspects apparemment immuables dans l'activité des animaux et de l'homme, c'est-à-dire des aspects propres à leur "nature", et pouvant être clairement distingués des aspects variables, issus des conditions externes, de l'expérience individuelle ou collective, de l'intuition ou du caractère "raisonnable", qui peuvent être également propres aux êtres en question."
    Signalant que Charles DARWIN n'a pas laissé de traitement systématique du problème des instincts et de leur évolution, Francesco STUDO résume les études sur l'instinct :
"Ces théories tournent toutes autour de la division des instincts en composantes motrices et en stimuli déclenchant - qu'elles regardent comme leurs principaux traits qualitatifs -, et de la caractérisation quantitative de l'appétence, ou de la propension, ou de la promptitude momentanée aux activités instinctives (que l'on peut traduire dans certains cas, d'une manière anthropomorphique, par des termes proches de "besoin", "urgence", "compulsion"). Par "instincts" donc, on entend des modalités de contrôle des comportements non purement passifs et mécaniques, lesquelles par ailleurs sont très différentes entre elles, même si l'on passe ordinairement par degré de l'une à l'autre."
Distinguant nettement la caractérisation des instincts chez les Insectes ou les Invertébrés en général et chez les Vertébrés supérieurs, il note que "pour la très grande majorité des comportements animaux, il n'est pas conceptiellement difficile (...) de vérifier s'il s'agit d'instincts plutôt que de réflexes, ou d'habitudes individuelles, ou de traditions sociales qui prennent naissance dans des "inventions intelligentes". Les mêmes distinctions (...) pourront être difficiles à établir pour certains Mammifères, en particulier pour les Primates supérieurs. (...) Une notable flexibilité dans la structure et, souvent, une encore plus notable a-spécificité dans l'usage des coordinations motrices chez les Mammifères supérieurs adultes, sont liées au fait de ne jamais présenter la structure simple d'une "chaîne de réflexes" caractéristiques de la plus grande partie des instincts chez les autres animaux."
    Il est difficile dans le cadre de ce petit article d'entrer dans les argumentations des différentes écoles (on y reviendra par ailleurs), mais signalons toutefois qu'on peut distinguer les théories motrices (qui donnent le primat avec de grandes nuances aux régulations physiologiques complexes face à la faim par exemple) des théories cognitives (qui donnent la priorité aux objets des instincts, considérant le plaisir et la douleur comme des entités dérivées de l'action).   
    Dans ses conclusions, le même auteur écrit : "Pour être concret, nous admettons que les circuits fonctionnels dans les comportements des Vertébrés supérieurs, Primates supérieurs inclus, ont des origines évolutives lointaines dans des instincts singuliers du type "chaîne de réflexes" des Invertébrés et des Vertébrés inférieurs. Nous admettrons, en outre, qu'aussi bien une interprétation instinctuelle strictement motrice qu'une interprétation sur des bases principalement non instinctuelles sont globalement inadéquates pour rendre compte des comportements des Primates Supérieurs.".

       Patrick TORT, dans deux articles distincts du même Dictionnaire détaille ce que l'on peut savoir sur les Instincts domestiques et sur les Instincts sociaux.
      Il fait référence à de nombreuses études sur la domestication des animaux  (sélection artificielle) et de leur lien avec la sélection naturelle.
"Il importe d'abord de comprendre que les "instincts domestiques" ne sont essentiellement ni originairement distincts des instincts naturels, non plus que leur capacité de variation héréditaire n'est essentiellement ni originairement autre que celle qui existe à l'état sauvage." "Dans sa théorie de la variation instinctuelle sous l'influence de la domestication, Darwin est (...) exactement fidèle à ce qu'il a établi (...) à propos de la variation des organismes dans les conditions de la sélection artificielle : c'est la nature qui fournit les variations, l'homme ne fait que les retenir".  "Tout instinct domestique s'enracine donc dans un instinct naturel antérieur, ancestral, et qui se transmet par voie de descendance de la même manière qu'un caractère ou une variation organique."
       Sur les Instincts sociaux, "dont Darwin répète à plusieurs reprises dans La descendance de l'homme, qu'il n'est pas douteux qu'ils furent initialement développés par le propre jeu de la sélection naturelle", Patrick TORT indique qu'ils "s'opposent ultérieurement (...) à la poursuite du règne du triomphe exclusif des plus aptes dans la lutte pour la vie à l'intérieur des sociétés humaines : l'intrication évolutive des instincts sociaux et de la rationalité assure dans l'humanité "civilisée" l'hégémonie des comportements d'altruisme et de solidarité, contrariant ainsi les effets antérieurs de la sélection naturelle (disqualification et élimination des moins aptes). A travers les instincts sociaux, la sélection naturelle, se divisant elle-même, a donc sélectionné un ordre de comportements (anti-sélectifs) qui entre en contradiction avec sa tendance antérieurement dominante à la préservation exclusive des individus biologiquement avantagés. En même temps se développe, en accord avec cette évolution, une éthique anti-éliminatoire, favorisée et transmise par l'éducation, supportée par des individus et des institutions qui s'opposent à l'extinction ou à la disqualification des faibles et oeuvrent pour leur survie et leur réhabilitation".  Le coordinateur du Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution insiste sur le fait que "le concept d'instincts sociaux" est un élément important de la pensée éthologique et anthropologique de Charles DARWIN.
  "Le concept d'instincts sociaux sert à désigner ce qui, dans le cours continu du devenir, ouvre le biologique sur le social en assurant au sein de l'humanité l'émergence et la victoire tendancielle des conduites altruistes et solidaires face à la loi antérieure de la concurrence éliminatoire. Les instincts sociaux sont ainsi le vecteur de ce renversement interne à l'histoire même de la sélection naturelle que nous avons nommé l'effet réversif de l'évolution."
  
       On est très loin, dans cette perspective, de l'approche de Konrad LORENZ qui transpose simplement les explications du comportement animal pris dans son ensemble à l'homme, en faisant appel à des notions de "ratage de la nature". Il est inutile de faire appel à des notions de ce genre pour expliquer l'exception humaine, parce qu'à l'intérieur même du monde animal, avant l'homme, dans l'échelle des espèces, existent de nombreux instincts qui tournent à vide (comme d'ailleurs Konrad LORENZ et Niko TINBERGER l'ont constaté), de même qu'il existe - et les exemples abondent dans l'oeuvre de Charles DARWIN - des bribes de comportements ou des survivances d'organes qui ne servent visiblement plus à rien.  La sélection naturelle n'est pas un ensemble harmonieux menant à ce que nous connaissons, c'est un ensemble chaotique où alternent dans le plus grand désordre émergence de nouvelles espèces et disparition d'espèces qui auraient très bien pu survivre, avec tous leurs instincts correspondants.

Articles Instincts, Francesco SCUDO, Patrick TORT, dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, sous la direction de Patrick TORT, PUF, 1996 (disponible au site www.darwinisme.org). Georges THINES, Article Instinct, Encyclopedia Universalis, 2004.
Konrad LORENZ, L'agression, Editions Flammarion, collection Champs, 1983 ; Essais sur le comportement animal et humain, Editions du Seuil, 1970.
Nicos TINBERGEN, L'étude de l'instinct, Payot, 1953. Jean-Luc RENCK et Véronique SERVAIS, L'éthologie, Histoire naturelle du comportement, Editions du Seuil, collection Points Sciences, 2002. La recherche en éthologie, Les comportements animaux et humains, recueil de textes choisis et présentés par jean-Pierre DESPORTES et Assomption VLOEBERG, Editions du Seuil/La recherche, 1979.


                                                                ETHUS
 
Relu le 6 mars 2019




       

 
                   

      
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29 mai 2008 4 29 /05 /mai /2008 13:14
      D'emblée, le fondateur de l'éthologie classique ou objectiviste annonce dans la préface de son livre qu'il "traite d'agressivité, c'est-à-dire de l'instinct de combat de l'animal et de l'homme, dirigé contre son propre congénère". En quatorze chapitres aux lignes serrées, Konrad LORENZ (1903-1989) développe (il écrit ce livre en 1963), à partir de ses expériences comportementales sur des animaux (poissons, oiseaux, mammifères) une vision du conflit intra-spécifique qui va engendrer par la suite une multitude d'études... et d'intenses polémiques.
     
     Dans les deux premiers chapitres, il fait état de ses observations dans la mer, puis en laboratoire (sur les poissons). Ce qui lui fait poser la question :"A quoi le mal est-il bon?". Distinguant d'abord les conflits intra-spécifiques des luttes (qu'il ne peut qualifier de combats) prédatrices inter-spécifiques pour se concentrer sur ces premiers, et notamment d'abord sur la "lutte territoriale". Ce "mécanisme très simple au point de vue de la physiologie du comportement résout presque idéalement le problème de savoir comment, sur un territoire donné, répartir des animaux semblables équitablement, c'est-à-dire en sorte que la totalité de l'espèce en profite. Ainsi, même le plus faible peut, bien que dans un espace relativement modeste, vivre et procréer. Cela est très important surtout pour les animaux qui, tels certains poissons et reptiles, atteignent leur maturité sexuelle longtemps avant d'acquérir leur taille définitive. Quel résultat pacifique du "principe du mal"!". (...) "Nous pouvons accepter comme certain que la fonction la plus importante de l'agression intraspécifique est de garantir la répartition régulière d'animaux d'une même espèce à travers un territoire."
Des observations chez les paradisiers, le combattant ou le canard mandarin lui font constater une "concurrence des congénères à l'intérieur de l'espèce sans rapport avec le milieu extra-espèce" Et "pour des raisons faciles à comprendre, l'homme est tout particulièrement exposé aux effets néfastes de la sélection intraspécifique. Comme aucun être avant lui, il s'est rendu maitre de toutes les puissances hostiles du milieu extra-espèce. Après avoir exterminé l'ours et le loup, il est devenu à présent effectivement son propre ennemi : homo homini lupus (l'homme est un loup pour l'homme), comme dit le dicton latin. Certains sociologues américains d'aujourd'hui ont bien saisi ce phénomène dans leur domaine propre."
On retrouve tout au long du livre de telles considérations où l'auteur passe avec facilité du monde animal au monde humain.
   
      A côté des fonctions de répartition des êtres vivants semblables dans l'espace vital disponible, de la sélection effectuée par les combats entre rivaux et de la défense de la progéniture, existe une autre fonction de l'agression, celle de développer une hiérarchie sociale. Des oiseaux aux chimpanzés, plus l'espèce est évoluée, plus le rôle de l'expérience individuelle et de l'apprentissage est grand, plus cette dernière fonction prend de l'importance.
       
         Konrad LORENZ, après avoir posé ces constatations, s'étend dans les chapitres suivants sur la physiologie du comportement instinctif en général et de l'instinct d'agression en particulier (spontanéité des crises continuelles et régulières), sur le processus de ritualisation et sur le gain d'autonomie des nouvelles pulsions créées par ce processus (activation et inhibition de l'agression), sur le schéma d'action des motivations instinctives, et (au chapitre 7), sur des exemples concrets des mécanismes "inventés" par l'évolution des espèces pour canaliser l'agressivité en des voies moins nuisibles, et sur le rôle joué par les rites dans l'accomplissement de cette fonction, soit, pour l'auteur, les types de comportement ainsi créés qui ressemblent "sensiblement" à ceux que l'homme dirige, lui, grâce à une morale responsable.
     
           Plus loin, l'auteur fournit les conditions préalables pour comprendre le fonctionnement de quatre types très différents d'ordre social.
"Le premier, c'est la foule anonyme, libre de toute agressivité, mais dont les membres ne se connaissent pas personnellement et ne montrent aucune solidarité. Le second type, c'est la vie familiale et sociale des bihoreaux et d'autres oiseaux nidifiant en colonies, vie entièrement fondée sur la structure locale du territoire à défendre. Le troisième nous est fourni par la remarquable "superfamille" des rats dont les membres ne se reconnaissent pas en tant qu'individus mais à leur odeur tribale, de sorte que leur comportement social envers les membres de leur propre tribu est exemplaire tandis qu'ils combattent avec haine et acharnement leurs congénères appartenant à une autre tribu. La quatrième catégorie d'ordre social comprend enfin les sociétés dont les membres ne se combattent ni ne se blessent mutuellement, parce que des liens d'amour et d'amitié entre les individus y font obstacle. Cette forme de société ressemble en de nombreux points à celle de l'homme".
L'auteur cite l'exemple de l'oie cendrée pour cette dernière catégorie.
    
       Dans le chapitre sur le "grand parlement des instincts", Konrad LORENZ appuie l'idée qu'entre la faim, la sexualité, la fuite, des relations complexes peuvent se nouer et qu'il est difficile parfois de quantifier l'un ou l'autre dans les comportements quotidiens. Toujours est-il que le rite empêche toujours l'agression intra-spécifique de nuire à la conservation de l'espèce et l'auteur se pose la question de savoir comment. C'est la  réorientation du comportement agressif lui-même qui semble lui fournir la réponse. Il passe ensuite de l'étude des différents cérémonials qui permettent cette réorientation (cérémonial d'apaisement, de triomphe...) aux liens inter-individuels qui se forment de plus en plus dans l'évolution.
          Ne résistons pas à citer un plus longuement : "Sans doute chez les animaux agressifs, les liens personnels se sont-ils formés pour la première fois à un moment de l'évolution où la solidarité de deux ou plusieurs individus devint nécessaire pour accomplir quelques tâches servant à la conservation de l'espèce, le plus souvent la protection des petits. Sans doute le lien personnel de l'amour a-t-il été engendré dans bien des cas à partir de l'agression intra-spécifique et, dans plusieurs cas connus, par la ritualisation d'une agression ou d'une menace réorientées. Comme les rites nés de cette façon sont liés à la personne du partenaire, et deviennent plus tard un besoin en tant qu'actes instinctifs indépendants, ils rendent la présence du partenaire absolument nécessaire et font de lui l'"animal valant de chez-soi".    
L'agression intraspécifique est plus ancienne de millions d'années que l'amitié personnelle et l'amour. Pendant de longues périodes de l'histoire de la terre, il doit y avoir eu des animaux extrêmement méchants et agressifs. Presque tous les reptiles que nous connaissons aujourd'hui le sont encore, et il n'y a aucune raison de croire qu'ils le furent moins pendant la préhistoire. Nous ne connaissons de lien personnel que chez les téléostéens, les oiseaux et les mammifères, c'est-à-dire dans des groupes n'émergeant pas avant le tertiaire inférieur. Il existe donc bien une agression intraspécifique dans son antipode, l'amour. Mais à l'inverse, il n'y a pas d'amour sans agression."
      
       Dans les derniers chapitres de son livre, Konrad LORENZ se demande pourquoi chez l'homme, ces processus inhibiteurs de l'agression ont disparu. "Dans l'évolution de l'homme, de tels mécanismes inhibiteurs contre le meurtre étaient superflus ; de toute façon il n'avait pas la possibilité de tuer rapidement ; la victime en puissance avait maintes occasions d'obtenir la grâce de l'agresseur par des gestes obséquieux et des attitudes d'apaisement. Pendant la préhistoire de l'homme, il n'y a donc eu aucune pression de la sélection qui aurait produit un mécanisme inhibiteur empêchant le meurtre des congénères, jusqu'au moment où, tout d'un coup, l'invention d'armes artificielles troubla l'équilibre entre les possibilités de tuer et les inhibitions sociales." Pour l'époque moderne, l'auteur, dans cette lancée écrit qu'"il est plus que probable que les effets nocifs des pulsions agressives de l'homme (...) proviennent tout simplement du fait que la pression de la sélection intraspécifique a fait évoluer dans l'homme, à l'époque la plus reculée, une quantité de pulsions agressives, pour lesquelles il ne trouve pas de soupape adéquate dans la société actuelle."
   
      Il termine son ouvrage par une profession d'optimisme : "Depuis longtemps l'humanité connait la réorientation comme un moyen de contrôler les fonctions de l'agression et d'autres pulsions non déchargées. Les Grecs de l'Antiquité étaient familiers avec le concept de catharsis ou décharge purifiante, et les psychanalystes savent très bien que beaucoup d'actions parfaitement recommandables puisent leur énergie dans la "sublimation" de pulsions agressives ou sexuelles." Il espère que le développement de la ritualisation culturelle (notamment par l'art, le rire, le sport...) va tirer l'humanité vers la solution de ses problèmes de la lutte politique et de la guerre.
         
         Deux sortes de critiques sont souvent faites à l'égard de cet ouvrage.
  L'une est méthodologique. Le faible spectre des espèces véritablement étudiées, surtout des poissons et des oiseaux, étonne devant l'ampleur des conclusions émises. La rapide extension des résultats des observations du comportement animal au comportement humain étonne. Un certain procédé par analogie simple de comportements n'est pas forcément ce qu'il y a de mieux en méthodologie scientifique.
 L'autre est conceptuelle. L'usage fréquent du terme d'instinct n'est pas justifié, scientifiquement parlant, dans son oeuvre et le rapprochement (son passé au parti nazi n'arrange rien) avec des thèses conservatrices de cet usage peuvent laisser penser comme pour Erich FROMM (dans "La passion de détruire") que le "darwinisme social et moral prêché par LORENZ est un paganisme romantique et matérialiste qui tend à obscurcir la compréhension véritable des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux responsables de l'agressivité humaine".
     Ce qui est dommage, c'est que dans l'esprit des vulgarisateurs de ce livre (on le voit aussi sur Internet), comme dans celui de l'opinion publique, alors que beaucoup d'observations sur beaucoup d'espèces ont permis d'aller au-delà de ce qu'expose Konrad LORENZ, persiste un anthropomorphisme de bazar.
       Toujours est-il que "L"agression" de Konrad LORENZ a ouvert un champ d'études scientifiques qui font de l'éthologie d'aujourd'hui une discipline solide et fructueuse.
 
 


   Konrad LORENZ, L'agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, collection Champs, 1977, 286 pages. La première édition française est de 1969. L'édition de 1977 est la traduction de l'allemand par Vilma FRITSCH, de l'ouvrage original paru en 1963, Das sogenannte böse zur naturgeschichte der agression.

                                                                                                ETHUS
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