Michel BOZON, dans la première partie de son exploration d'une possible sociologie de la sexualité, examine l'ordre traditionnel de la procréation, l'ébranlement de cet ordre ancien et les composantes de l'intimité, de la sexualité et de l'individualisation à l'époque contemporaine.
L'ordre de la procréation
L'ordre de la procréation, écrit-il "fait partie des principes fondamentaux de l'organisation sociale". Les études de Maurice GODELIER (La production des grands hommes, Fayard, 1982), de Pierre BOURDIEU (La domination masculine, Seuil, 1998) montrent ce "bon ordre", celui dans lequel les hommes occupent la première place. Les mythes indiquent qu'à un état social premier, désordonné et instable, les femmes dominaient avant d'être dominées, par rupture radicale et violente avec la situation initiale (GODELIER, pour les Pygmées de la Nouvelle-Guinée) ou décrivent le passage d'une activité sexuelle anomique à une sexualité maitrisée, établissant sans équivoque la domination des hommes sur les femmes. Si les actes sexuels originels ont lieu à la fontaine, lieu public féminin, et si la femme y apprend à l'homme comment faire, prend l'initiative et se place au-dessus de lui pendant l'amour, dans la sexualité réglée, inversement, tout se passe à l'intérieur de la maison : l'homme donne les ordres et chevauche la femme (BOURDIEU, pour la Kabylie). "Le retournement de situation par lequel les hommes passent au-dessus des femmes permet de contenir et de domestiquer ces dernières." Il y a une homothétie entre la position de l'homme et de la femme pendant l'acte d'amour et la position qu'ils occupent dans la société d'une manière générale.
"A l'époque médiévale et classique, cette hantise d'une sexualité qui ne respecterait pas l'ordre du monde s'exprimait dans les recommandations très précises que faisaient les théologiens chargés de surveiller la vie morale des fidèles : les prêtres devaient s'enquérir auprès de leurs paroissiens des pratiques sexuelles qui tentaient de tromper la nature par la recherche de la stérilité, comme la sodomie ou le coït interrompu, mais aussi par des actes non conformes aux rôles sociaux."
Dans la plupart des cultures, "même celles qui n'ont pas produit de mythes de justification sur la place des hommes et des femmes ont traduit la différence des sexes en un langage binaire et hiérarchisé, dans lequel un seul terme est valorisé." Pour Françoise HÉRITIER (Masculin/Féminin. La pensée et la différence, Odile Jacob, 1996), "c'est le corps, et dans le corps l'observation des différences liées à la reproduction (par exemple les humeurs corporelles, le sperme, le sang menstruel, le lait maternel), qui sont "la matière première du symbolique" et de la pensée logique, laquelle est aussi une pensée binaire. Ces classements dualistes, qui ordonnent les corps ainsi que toutes les choses du monde, produisent un système général d'oppositions, haut/bas, chaud/froid, sec/humide, soleil/lune, droite/gauche, droit/courbe, aîné/cadet, majeur/mineur. Dans cette logique strictement binaire et différentialiste, le féminin est toujours assigné au côté inférieur, même s'il existe un certain arbitraire des autres termes. Les organes sexuels masculins et féminins, pour lesquels toutes les langues usent de métaphores expressives, sont toujours perçus selon cette logique hiérarchisante." C'est une valence différentielle des sexes, comme l'écrit Françoise HÉRITIER qui est universelle dans les système de représentation mis en place par les sociétés humaines.
On retrouve d'ailleurs cette valence, dans les études de Claude LÉVI-STRAUSS et d'autres anthropologues. "Cette valence est moins l'indice d'une handicap féminin que celui d'une volonté de contrôle masculin, d'appropriation de la fécondité de la femme, au moment où celle-ci est féconde."
La peur du féminin
C'est le point de vue masculin sur la reproduction et l'acte sexuel qui domine chaque société traditionnelle. Ce point de vue s'exprime également dans la nourriture (métaphore alimentaire qui peuvent s'exprimer aussi par des pratiques d'oralisme). Ce point de vue intègre une paradoxale dénégation de la contribution que les femmes apportent à la reproduction : la femme est souvent le réceptacle passif de l'acte masculin. Mais une reconnaissance indirecte du rôle de la femme se manifeste dans la peur qu'elles inspirent aux hommes lors de l'acte sexuel. "Dans la représentation dichotomique et hiérarchique des corps et des sexes, le rapprochement entre homme et femme est nécessairement problématique, même s'il est nécessaire à la vie". Les études de S. DAYAN-HERZBRUN montrent cette peur qui se traduit dans certaines cultures par l'assimilation de l'acte sexuel à une dévoration, un enserrement ou une capture par la femme (La sexualité au regard des sciences sociales, dans Sciences sociales et santé, n°4, 1991).
L'ordre social, l'ordre sexuel
De même, la frontière entre le licite et l'illicite n'est pas la même pour les femmes et les hommes.
"Ainsi, dans l'Antiquité grecque et romaine, alors que la sexualité licite pour les femmes libres se limite strictement à la reproduction dans le cadre conjugal, tous les plaisirs sont permis aux hommes libres adultes, à condition qu'ils ne mettent pas en péril leur position sociale : il existe toujours un risque d'excès ou de démesure (...) mais le risque le plus grand est toujours celui d'"inversion" des rôles, quelle qu'en soit la forme." (voir les études de P. VEYNE, L'homosexualité à Rome, dans Amour et Sexualité en Occident, Seuil 1991 et de F DUPONT, T. ELOI, L'érotisme au masculin dans la Rome antique, Belin, 2001)
Nous remarquons d'ailleurs que les représentations du sexe à Rome donne une relief écrasant au masculin (que ce soit au plan statuaire - présence du phallus parfois envahissante aux porches des maisons - ou littéraire).
"L'institutionnalisation du christianisme en Occident et l'éthique sexuelle restrictive qui l'accompagne n'ont pas été une rupture totale dans l'Antiquité tardive. (...). La véritable nouveauté est que les pratiques de l'ensemble des fidèles sont désormais placées sous le regard d'un appareil de contrôle institutionnalisé et que les comportements exigés de ces derniers le sont en fonction de principes absolus et sacrés, s'appliquant à tous. (J. LE GOFF, Le refus du plaisir, dans Amour et Sexualité en Occident, Seuil, 1991).
Michel BOZON distingue deux étapes dans l'élaboration du traitement chrétien de la sexualité. "Les textes d'Augustin (Ve siècle) théorisent le refus de la concupiscence (désir) et du plaisir, qui aboutit à une restriction en droit de l'activité sexuelle à l'oeuvre de procréation voulue par Dieu et la nature. Une seconde étape est l'institution, à partir du XII-XIIIe siècles, du mariage chrétien, monogame et indissoluble, qui délimite le cadre de cette activité sexuelle légitime. Par la pratique de la confession, qui devient au Moyen-Âge le lieu d'un interrogatoire approfondi sur les péchés de la chair, l'Église et ses clercs entreprennent de contrôler la vis morale des fidèles, avec l'objectif d'empêcher l'activité sexuelle hors du couple marié et de la limiter, au sein du couple, à des pratiques qui permettent l'insémination de la femme. Hommes et femmes sont en principe placés sur un pied d'égalité, dans la mesure où l'opposition radicale entre la sexualité dans le mariage, licite, et la fornication, c'est-à-dire la sexualité hors du mariage, les concerne au même titre (Sous la direction de P. ARIÈS et A. BÉJIN, Sexualités occidentales, Seuil, 1984). En pratique cependant et dans toutes les législations influencées par le christianisme (par exemple en Amérique Latine), l'adultère a toujours été considéré d'un oeil beaucoup plus sévère lorsqu'il concernait les femmes."
D'une manière générale, "l'entrée dans la sexualité se fait sous le regard et sous le contrôle de la parenté et des aînés qui fixent les règles selon lesquelles les jeunes hommes et les jeunes femmes peuvent accéder à cette activité statutaire de la maturité. L'initiation sexuelle est dans toutes les cultures une étape marquante de la construction sociale de la masculinité et de la féminité." Michel BOZON distingue hors des sociétés contemporaines développées, deux grands modes d'accès des femmes à la sexualité (M. BOZON, V. HERTICH, Rapports de genre et initiation sexuelle en Afrique et en Amérique Latine, Colloque Guerre, Genre, Population, Développement, Abidjan, juillet 2001) :
- "Nombreuses sont les sociétés qui, voulant éviter tout retard des femmes à entamer leur vie sexuelle, les "mettent au travail reproductif" aussi près que possible de la puberté, en les unissant à des hommes sensiblement plus âgés, renforçant ainsi la domination de sexe par la domination de l'âge. Dans ces sociétés, l'initiation sexuelle masculine peut fort bien être plus tardive que celle des femmes. Ce modèle est encore présent dans bon nombre de pays d'Afrique sub-saharienne ou dans le sous-continent indien."
- "Dans un second ensemble de cultures, dont font partie les cultures latines et latino-américaines, le contrôle social vise au contraire à retarder autant que possible l'entrée des femmes dans la sexualité, afin de préserver leur virginité jusqu'à leur mariage. Là les jeunes gens sont fortement incités à prouver rapidement qu'ils sont bien des hommes, soit avec des prostituées, soit avec des femmes plus âgées, et leur initiation sexuelle se produit bien avant celle des femmes."
Dans l'un et l'autre cas, la demande de conformité sociale est particulièrement pesante pour les femmes et les hommes.
L'obligation de procréer, dans tous les cas, constitue principalement le fardeau des femmes, que ce soit dans les société désireuses de limiter la fécondité naturelle que dans celles qui désirent l'accroitre, "Si la reproduction et la sexualité contribuent autant à la construction traditionnelle des rapports de genre, c'est qu'elles sont une des expériences et des représentations les plus universelles de l'"objectivation" symbolique des femmes. Le corps des femmes est perçu et traité comme un objet et un réceptacle, dont les hommes prennent possession par l'acte sexuel. La répétition des actes vaut confirmation de l'appropriation initiale. Et c'est l'objectivation sexuelle des femmes qui permet la prise de possession par les hommes de la descendance qu'elles portent."
La contestation de l'ordre sexuel
"Cet ordre, poursuit Michel BOZON, a cessé d'aller de soi dans la plupart des sociétés, par suite de la conjugaison de transformations nombreuses, sociales, politiques et intellectuelles (nous pourrions ajouter, mais cela va de soi, économiques), qui ont remis en cause les contenus traditionnels des rapports entre les sexes."
Actuellement, une explication univoque, reposant sur un facteur principal, de ce changement radical, n'est plus de mise, alors que de nombreux auteurs se sont essayés d'apporter des réponses tour à tour sur le plan de l'évolution des mentalités, de la démographie ou de l'industrialisation. "L'Occident développé est le premier à avoir connu l'expérience historique d'une réduction volontaire de sa fécondité, qui est allée de pair avec l'émergence d'une nouvelle conception de la différence des sexes fondée sur la biologie, l'apparition d'un champ et d'une discipline autonomes de la sexualité - distincts de la métaphysique - ainsi que de nouvelles attitudes en matière de rapports amoureux et d'intimité."
Notre auteur présente quelques étapes de cette "longue marche vers l'amour conjugal", mais il peut y en avoir d'autres :
- "La première grande tentative de penser une relation amoureuse mutuelle entre la femme et l'homme apparaît autour du XIIe siècle en Occitanie, avec la diffusion de l'amour courtois" (R. NELLI, L'Érotique des troubadours, Privat, 1984). De cet amour courtois, "(...) l'Occident retiendra cette opposition radicale entre le mariage et le hors-mariage, cadre exclusif du sentiment amoureux et du désir, ainsi que cette tension dialectique de l'amour-sentiment et de l'amour-charnel".
- "Seul cadre légitime de la procréation, le mariage chrétien indissoluble, instauré au XIIIe siècle, prévoit en principe une égalité entre conjoints, mais exclut cependant la possibilité qu'il repose sur un sentiment aussi dangereux et immoral que l'amour. La recherche du plaisir dans les relations conjugales est proscrite."
- "C'est au XVIIIe siècle que s'amorce un processus à l'issue duquel l'amour deviendra non seulement un sentiment attendu entre conjoints, mais la raison même d'un choix, effectué par les intéressés eux-mêmes. L'amour n'est plus l'apanage des relations extra-conjugales (A. BURGUIÈRE, La formation du couple, dans Histoire de la famille, volume 3, Le Choc des Modernités, Colin, 1986). Au XXe siècle, au terme d'une longue évolution, l'Église proclame même que l'amour entre conjoints est le fondement du mariage et que la relation sexuelle est une expression de l'amour conjugal.
Michel BOZON rapporte certains résultats des travaux de Norbert ELIAS (La civilisation des moeurs, Seuil, 1973, première édition 1939) qui décrit le passage d'une société où les émotions et les fonctions corporelles sont visibles et explicites à un monde où les individus doivent dissimuler et contrôler individuellement leurs affects et les manifestations de leur corps, pour les habitudes alimentaires, pour l'excrétion ou pour la sexualité. "L'activité sexuelle ne s'est jamais effectuée en public, mais on peut dire, que jusqu'au XVIe siècle au moins, l'expression de la sexualité était beaucoup plus visible.". La notion d'espace intime est historiquement récente, dans l'habitat comme dans d'autres domaines. "A l'ancienne sociabilité de la communauté, dans laquelle l'opposition public/privé n'a guère de sens, où les générations ne sont pas séparées, où le domaine sexuel n'est pas isolé et où l'apprentissage de la vie s'effectue directement se substitue à l'époque contemporaine une dualité des sphères de vie, en raison de l'accroissement parallèle de l'impersonnalité - domaine des relations anonymes et du fonctionnement bureaucratique - et de l'intimité, qui abrite la subjectivité et l'intersubjectivité, ainsi que les manifestations de la sexualité." On peut se référer pour ce passage à l'intimité et au cloisonnement aux études de Philippe ARIÈS (L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Seuil, 1973) et de N. LUHMANN (Amour comme passion. De la codification de l'intimité, Aubier, 1990, première édition 1982).
"Les premières tentatives pour penser un domaine autonome de la sexualité sont contemporaines d'une reformulation biologique du sexe, le "modèle à deux sexes", qui prévaut aujourd'hui. (T. LAQUEUR, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, 1992). "Dans la représentation traditionnelle du sexe et de la reproduction, illustrée dans la culture occidentale par la médecine de l'Antiquité, dont les concepts ont eu cours jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, les femmes ne différaient des hommes que parce qu'elles étaient des mâles moins parfaits, au physique comme au social, situés hiérarchiquement plus bas. (...) Dans la conception qui apparait au seuil du XIXe siècle, les corps mâles et femelles deviennent "des opposés incommensurables, horizontalement ordonnés" (LAQUEUR). Des noms sont donnés pour distinguer ce qui étaient jusque-là confondu. (...) La nouvelle biologie, qui pose l'existence de deux chairs opposées (...), est paradoxalement compatible avec toutes sortes d'affirmations normatives concernant l'ordre social et politique : les justifications conservatrices post-révolutionnaires de l'inégalité "naturelle" entre les sexes peuvent s'appuyer sur la nouvelle théorie (les femmes devraient se limiter à leur fonction maternelle et familiale), mais celle-ci ne s'oppose pas en soi à l'essor de nouveaux idéaux "féministes" ou progressistes sur l'égalité entre hommes et femmes (les femmes sont différentes des hommes, et aussi leur égales ; ou bien il faut donner une place aux femmes, qui par nature jouent un rôle civilisateur, parce qu'elles sont moins passionnées)." Ces nouvelles conceptions interviennent au moment où les fondements de l'ancien ordre se trouvent définitivement ébranlés avec la philosophie des Lumières, les révolutions politiques et la révolution industrielle. Un ensemble de conjonctures entraine un changement d'attitude envers la fécondité, dont la baisse a été la plus précoce et la plus progressive dans les pays occidentaux dits développés. Elle s'est produite bien avant l'apparition des méthodes contraceptives et les couples mariés limitent leurs naissances dès la fin du XVIIIe siècle.
Une nouvelle normalité sexuelle
Pour Michel BOZON, "l'aspiration au contrôle du comportement reproducteur est une des conditions de l'émergence, dans le champ du savoir et dans la conscience des acteurs, d'une sphère de la sexualité obéissant à des lois propres." Reprenant certains réflexions de Michel FOUCAULT (Histoire de la sexualité, I La volonté de savoir, Gallimard, 1976), le sociologue décrit le foisonnement d'études, vers le milieu du XIXe siècle, avant même que n'émerge une première "science de la sexualité", sur des aspects très divers de la sexualité. Une volonté de savoir se manifeste dans le surgissement de techniques disciplinaires de pouvoir sur le corps, qui sont des disciplines de soi, et non plus seulement des disciplines imposées de façon externe. "Pédagogie, psychiatrie, psychologie, hygiène, médecine et première sexologie ont en commun de chercher toutes à réguler les conduites quotidiennes et les comportements individuels à partir d'énoncés qui définissent le normal et l'anormal, abandonnant l'ancien discours moral sur la chair. (...) L'effort de normalisation délaisse les couples (...) et prend de nouvelles cibles, les enfants d'abord, puis les femmes. Loin d'amorcer une libération des moeurs, la première science de la sexualité instaure une tentative de médicalisation générale des comportements. La masturbation de l'enfant et de l'adulte est par exemple condamnée de façon répétée tout au long du siècle par les médecins et les éducateurs, qui y voient un affaiblissement de l'individu par perte de sa substance."
"La sexologie débutante se préoccupe de tout ce qui menace la sexualité normale, aussi bien les maladies vénériennes, grande peur du XIXe siècle, que les perversions. Les tableaux très détaillés (comme ceux de R. KRAFFT-EBING) qui sont donnés des grandes perversions introduisent des espèces nouvelles, définies par leurs pratiques : le sadique, le masochiste, le zoophile, le gérontophile, voire l'automonosexualité!". Dans la première sexologie, "l'attitude des femmes à l'égard de leur rôle maternel et de leur rôle d'épouse est la pierre de touche de leur normalité sexuelle. (...) Dans la mesure où la possibilité de plaisir des femmes était encore l'objet de débats dans la première moitié du XIXe siècle, c'est seulement au XXe que l'orgasme féminin va devenir une des grandes questions de la seconde sexologie, qui se mettra à délaisser la question de la normalité sexuelle."
Intimité, sexualité, individualisme
L'intimité, la sexualité et l'individualisation à l'époque contemporaine se manifeste dans les pays dits développés par la dissociation forte de la sexualité et de la procréation.
"La "seconde révolution contraceptive", qui se produit à partir de la fin des années 1960 (...) marque la fin d'un processus séculaire. Elle se caractérise par la diffusion massive de méthodes contraceptives médicales, qui agissent sur la physiologie féminine (...° et qui sont contrôlées par les femmes. En France, il suffit de deux décennies pour que les méthodes médicales se substituent à peu près complètement aux méthodes traditionnelles.
La diffusion de la contraception moderne entraine un retournement dans la manière d'envisager la fécondité. La crainte d'avoir des enfants (trop d'enfants) cède la place au désir d'en avoir (en moindre quantité). La fécondité est désormais pensée comme un projet personnel, dont le poids dans l'organisation d'une vie est beaucoup plus léger et dont la mise en oeuvre fait l'objet d'une préparation et d'une réflexion." Les choix sont fait d'abord par les couples et n'échappent plus à la femme. "Dans la perception contemporaine de la sexualité, les rapports sexuels destinés à la procréation sont donc pensés comme une réalité totalement distincte des rapports non destinés à la procréation. Que les individus soient ou non en couple, on ne conçoit plus d'activité sexuelle sans protection contraceptive : le propre de la sexualité ordinaire est désormais d'être inféconde. Comme la venue des enfants n'est plus un don de Dieu mais résulte d'un désir et d'un calcul, le passage à une sexualité à but de procréation est le fruit d'une décision négociée entre partenaires, à l'issue de laquelle la protection contraceptive est temporairement suspendues. C'est désormais le fait d'interrompre la contraception qui demande une décision, plus que le fait de la débuter. Les moments de la vie où l'on pratique une sexualité reproductive et ceux où l'on pratique une sexualité non reproductive sont totalement disjoints. La procréation médicalement assistée, qui a commencé à être proposée au début des années 1980, est une étape supplémentaire de la dissociation de la sexualité et de la procréation. A l'insémination artificielle, qui correspond à un modus operandi relativement traditionnel, s'est ajoutée la fécondation in vitro, dans laquelle la rencontre des ovocytes et des spermatozoïdes se fait en laboratoire, sous contrôle médical. Même si elle concerne au total peu de personnes (...), cette reproduction sans rapports sexuels joue un rôle symbolique important et traduit bien l'évolution contemporaine qui a technicisé la procréation et l'a éloignée de la "nature" et de la sexualité : l'aspiration à avoir des enfants n'est plus nécessairement inscrite dans la chaleur du désir sexuel."
Il faut remarquer, à ce stade de la réflexion que cette évolution générale, même dans les pays dits développés, ne se fait pas au même rythme dans toutes les classes sociales. Ni l'acceptation de cette évolution, ni même dans la pratique, l'égalisation des relations hommes-femmes au lit comme dans les relations sociales en général, ne font l'ensemble d'un réel consensus social qui traverserait à la fois les deux sexes, les classes sociales et les générations. Encore peu d'études, en dehors des Rapports sur la sexualité des américains ou des français, abordent cette différenciation sociale, qui n'est pas seulement du type rural/urbain. L'évolution séculaire décrite n'est sans doute pas irréversible et d'autres instances, non religieuses, non médicales, peuvent très bien prendre le relais d'un contrôle social différent...
Plus encore, Alain GIAMI (Communications, n°81, 2007), par exemple, étudie la permanence persistante d'une représentation traditionnelle des rôles sexuel et social de la femme. "Les recherches actuelles sur la fonction sexuelle qui sont fondées sur des approches organicistes (anatomo-physologie, neurologie, endocrinologie) sont censées représenter une avancée scientifique novatrice et une rupture de la sexualité marqué par la prédominance du psychisme et de la notion de libido dans la tradition freudienne. Elles n'attribuent cependant pas la même place ni la même importance aux dimensions biologiques (physiologiques, hormonales) et psycho-sociales selon qu'il s'agit de la fonction sexuelle de l'homme ou celle de la femme. Ces recherches semblent ainsi renforcer les représentations traditionnelles et plus que centenaires de la sexualité masculine et féminine fondées aussi sur des dichotomies opposant la nature biologique de la sexualité masculine et la nature spirituelle de la sexualité féminine. Les recherches "innovantes" sur la fonction sexuelle constitueraient ainsi un aggiornamento et un renforcement des représentations traditionnelles de la sexualité masculine sous la forme de leur ancrage dans la biologie et la physiologie : inscrite dans la nature biologique et irrépressible du besoin sexuel. Inversement, les recherches sur la fonction sexuelle de la femme, fondées en partie sur des approches organicistes - certes encore balbutiantes -, remettent beaucoup plus en cause les représentations traditionnelles de la sexualité féminine qui accordent une place centrale aux dimensions psychologique, émotionnelle et relationnelle, et à la faiblesse en intensité des désirs et de l'excitation sexuelle. Par ailleurs, les recherches organicistes sur la fonction sexuelle féminine suscitent actuellement des critiques et des oppositions idéologiques et politiques bien plus importantes que celles auxquelles on a pu assister au moment de la mise sur le marché du Viagra qui a révélé le fort ancrage des idées organicistes en matière de sexualité masculine."
Michel BOZON constate une transition démographique accélérée dans les pays en développement qui change les perceptions de la sexualité. Les différentes politique de contrôle des naissance heurtes souvent les perceptions traditionnelles dans des pays comme l'Inde, dans le Maghreb ou au Brésil... Plus qu'ailleurs, un décalage entre classes sociales se manifeste certainement, mais les études ne sont pas très importantes à ce sujet. De manière générale, "dans de nombreux pays du sud qui ont entamé ou achevé leur transition démographique dans les dernières décennies, la disjonction entre activité sexuelle procréative et activité sexuelle non procréative est encore loin d'atteindre le niveau des pays du nord."
L'auteur croise le résultat de nombreuses études pour comprendre la sexualité dans le couple subjectif contemporain et la rationalisation du plaisir. Nous pouvons citer, outre la grande étude d'ensemble publiée sous la direction de F. de SINGLY (La famille : l'état des savoirs, La Découverte, 1991), Fortune et infortune de la femme mariée, de F. de SINGLY (PUF, 1987), Le soi, le couple et la famille du même auteur (Nathan, 1996), Sociologie du couple, de J-C. KAUFMANN (PUF, 1993), De Kinsey au Sida : l'évolution du comportement sexuel dans les enquêtes quantitatives, de A. GIAMI (Sciences sociales et santé, n°4, 1991), Les mésententes sexuelles et leur traitement, de W MASTERS et V. JONHSON (Robert Laffont, 1971), sans compter les multiples Rapports sur la sexualité déclinés souvent selon la nationalité des participants des enquêtes.
"La visibilité et l'acceptation sociale croissantes d'orientations sexuelles alternatives font partie des éléments qui contribuent à redéfinir, à l'époque contemporaine, l'horizon de l'expérience sexuelle pour tous les individus, même si paradoxalement cette extériorisation semble aller à rebours du processus historique de privatisation et de cautionnement des manifestations sexuelles ordinaires à l'intimité." Il cite l'exemple de l'homosexualité (tant masculine que féminine) dans cette évolution, mais là aussi sans doute, faut-il faire la part des choses entre les discours publics et les pratiques dans l'intimité, l'acceptation pour les autres de ces nouvelles sexualités et le quant-à-soi pour l'expérimentation individuelle, pour la majorité des individus... Si dans la sphère publique, on est parfois porté à faire preuve de tolérances - tolérances qui ont des effets tangibles dans la vie quotidiennes des homosexuels et homosexuelles, et qui peuvent aller très loin : mariage homosexuel et procréation assistée pour avoir un enfant dans un couple d'homosexuels - il n'est pas certain que pour la majeure partie de la population, le modèle sexuel traditionnel homme/femme ne soit pas considéré comme une norme en dernier ressort...
Les discours sur la libération sexuelle
Michel BOZON évoque la coexistence de deux discours contradictoires et complices sur la libération sexuelle :
- d'un côté, la sexualité contemporaine est dénoncée car elle entrainerait le nomadisme sexuel des individus, la tyrannie du plaisir et du désir, la permissivité et la promiscuité. L'affirmation de soi des femmes, qui ne sauraient plus rester à leur place et ne respecteraient plus les rôles naturels des hommes, entrainerait la "dévirilisation" de ces derniers. Ce discours conservateur est particulièrement fréquent dans les pays anglo-saxons, où la défense de la morale sexuelle et des valeurs traditionnelles de la famille sert d'étendard politique et religieux : le simple emploi des termes de permissivité et promiscuité, illustre la réprobation à l'égard des changements.
- de l'autre, on peut lire positivement les transformations contemporaines et y voir une révolution sexuelle, consacrant enfin le droit au plaisir, la libération des minorités sexuelles et l'égalité sexuelle entre femmes et hommes dans le cadre d'un accès généralisé à la contraception ; selon cette interprétation quelque peu "messianique", c'est la période précédente qui doit être considérée comme un âge de répression, d'hypocrisie et de tabou. Les tenants de cette interprétation sont promptes à qualifier de révolutionnaire toute nouveauté comme le viagra, l'échangisme ou le cybersexe.
Les études de Michel FOUCAULT sont éclairantes à ce propos car à distance de discours sur la libération sexuelle ou la répression sexuelle, le philosophe revient sur l'évolution historique en substituant à l'opinion défavorable ou favorable sur l'évolution en matière de sexualité un éclairage sur la manière dont s'organisent les différents pouvoirs autour de la sexualité. Si libération sexuelle il y a, les différents appareils de contrôle social mis en place depuis le XVIIe siècle, avec des variations importantes, opèrent toujours. Si répression sexuelle il y a eu, différents courants intellectuels et sociaux agissent depuis la même période, dans le sens de normes sexuelles changeantes certes, mais de normes tout de même, dont les anciennes n'étaient pas dépourvues d'avantages ni pour les individus, ni pour les communautés...
Partant d'un questionnement sur "l'hypothèse répressive", Michel FOUCAULT effectue une analyse historique de tout l'appareil de contrôle social de la sexualité. Trois doutes sont à l'origine de son "histoire de la sexualité" :
- la répression du sexe est-elle bien une évidence historique? "Ce qui se révèle à un tout premier regard - et qui autorise par conséquent à poser une hypothèse de départ - est-ce bien l'accentuation ou peut-être l'instauration depuis le XVIIe siècle d'un régime de répression sur le sexe?
- la mécanique du pouvoir, et en particulier celle qui est mise en jeu dans une société comme la nôtre, est-elle bien pour l'essentiel de l'ordre de la répression? "L'interdit, la censure, la dénégation sont-ils bien les formes selon lesquelles le pouvoir s'exerce d'une façon générale, peut-être, dans toute société, et à coup sûr, dans la nôtre?"
- le discours critique qui s'adresse à la répression vient-il croiser pour lui barrer la route un mécanisme de pouvoir qui avait fonctionné jusque-là sans contestation ou bien ne fait-il pas partie du même réseau historique que ce qu'il dénonce en l'appelant répression? "Y-a-t-il une rupture historique entre l'âge de la répression et l'analyse critique de la répression?"
Par ces trois doutes, le philosophe français n'entend pas apporter une dénégation à l'impression de "répression sexuelle", dont il sait très bien que l'homosexualité en a souffert et en souffre. Mais il se demande surtout si tout l'appareil répressif n'est qu'un appareil répressif, si l'ensemble des pratiques et des discours sur la sexualité n'appartiennent pas plutôt à une mécanique active du pouvoir - de la société sur l'individu. La subtilité des mécanismes de pouvoir ne se laisse pas facilement enfermer dans un discours sur la répression ou la libération sexuelles. "Il s'agit de déterminer, dans son fonctionnement et dans ses raisons d'être, le régime de pouvoir-savoir-plaisir qui soutien chez nous le discours sur la sexualité humaine."
Il met le doigt sur la contradiction qu'il y a de parler de répression sexuelle pour une période où l'on a jamais autant parler, écrit, discouru sur le sexe. "Censure sur le sexe? On a plutôt mis en place un appareillage à produire sur le sexe des discours, toujours davantage de discours, susceptibles de fonctionner et de prendre effet dans son économie même". Les entreprises de l'État pour connaitre l'état de la sexualité des populations indiquent bien que pour lui, le sexe devient un enjeu, et un enjeu public. Il étudie le fonctionnement des collèges d'enseignement du XVIIIe siècle (dispositifs architecturaux, règlement de discipline, organisation intérieur quotidienne...), lieux primordiaux pour la diffusion d'une idéologie, de prescriptions tout à fait pratiques sur le sexe. Particulièrement, "le sexe des enfants et des adolescents est devenu, (depuis ce siècle), un enjeu important autour duquel d'innombrables dispositifs institutionnels et stratégies discursives ont été aménagés. Il se peut bien qu'on ait retiré aux adultes et aux enfants eux-mêmes une certaine manière d'en parler ; et qu'on l'ait disqualifiée comme directe, crue, grossière. Mais ce n'était là que la contrepartie, et peut-être la condition pour que fonctionnent d'autres discours, multiples, entrecroisés, subtilement hiérarchisés, et tous fortement articulés autour d'un faisceau de relations de pouvoir".
"... il s'agit moins d'un discours sur le sexe que d'une multitude de discours produits par toute une série d'appareillages fonctionnant dans des institutions différentes. Le Moyen Age avait organisé autour du thème de la chair et de la pratique de la pénitence un discours assez fortement unitaire. Au cours des siècles récents, cette relative unité a été décomposé, dispersée, démultipliée en une explosion de discursivités distinctes, qui ont pris forme dans la démographie, la psychologie, la morale, la pédagogie, la critique politique. Mieux : le lien solide qui attachait l'un à l'autre la théologie morale de la concupiscence et l'obligation de l'aveu (le discours théorique sur le sexe et sa formulation à la première personne), ce lien a été sinon rompu, du moins détendu et diversifié : entre l'objectivation du sexe dans des discours rationnels, et le mouvement par lequel chacun est mis à la tâche de raconter son propre sexe, il s'est produit depuis le XVIIIe siècle, toute une série de tensions, de conflits, d'efforts d'ajustement, de tentatives de transcriptions. Ce n'est donc pas simplement en termes d'extension continue qu'il faut parler de cette croissance discursive ; on doit y voir plutôt une dispersion des foyers d'où se tiennent ces discours, une diversification de leurs formes et le déploiement complexe du réseau qui les relie. Plutôt que le souci uniforme de cacher le sexe, plutôt qu'une pudibonderie générale du langage, ce qui marque nos trois derniers siècles, c'est la variété, c'est la large dispersion des appareils qu'on a inventés pour en parler, pour en faire parler, pour obtenir qu'il parle de lui-même, pour écouter, enregistrer, transcrire et redistribuer ce qui s'en dit. Autour du sexe, toute une trame de mises en discours variés, spécifiques et coercitives : une censure massive, depuis les décences verbales imposées par l'âge classique? Il s'agit plutôt d'une incitation réglée et polymorphe aux discours".
Le philosophe s'efforce alors de montrer les évolutions de trois grands codes, qui, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, régissent les pratiques sexuelles : le droit canonique, la pastorale chrétienne et la loi civile. L'élaboration d'une scientia sexualis (de la médecine, de l'hygiéne à la psychanalyse) se situe au coeur de cette évolution, rompant définitivement, mais s'en alimentant d'une certaine façon, avec une ars erotica, que des sociétés, en Chine, au Japon, en Inde, à Rome ou dans le monde arabo-musulman ont construit dans son plus ample développement.
Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, Tome I, La volonté de savoir, Gallimard, 1976. Michel BOZON, Sociologie de la sexualité, Nathan Université, 2002. Alain GIAMI, Fonction sexuelle masculine et sexualité féminine, Permanence des représentations du genre en sexologie, dans Revue Communications, n°81, 2007.
SOCIUS
Relu le 18 juin 2021