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4 avril 2016 1 04 /04 /avril /2016 11:27

     On peut considérer que le babouvisme et le néo-babouvisme constituent, aux côtés, et sans doute un peu de manière originale, de tous les socialismes réformistes et républicains du début du XIXe siècle, l'éclosion d'une philosophie communisme qui s'en distingue par sa radicalité.

 

L'itinéraire révolutionnaire de BABOEUF

L'itinéraire révolutionnaire de Gracchus BABOEUF (1760-1797), l'aventure de la Conjuration des Egaux (1795-1796), la reprise par des écrivains et activistes des années 1840-1850 de l'essentiel de son projet politique et social, l'inspiration qu'y trouve, entre autres, Karl MARX, tout cela fait considérer le néo-babouvisme comme un pré-communisme, terreau sur lequel peut se bâtir ce que l'on a appelé le socialisme scientifique.

Loin de voir seulement l'action conspirationniste de la fin de la Révolution française, beaucoup ont considéré le projet socio-politique élaboré pendant des années par BABOEUF. Si dans l'historiographie de l'épopée révolutionnaire, le babouvisme est perçu comme extrémisme violent, il est d'abord un système idéologique cohérent. Par la mise en action de la Conjuration des Égaux, et avant que le mot soit inventé, il effectue une praxis, une liaison entre théorie et pratique, jusque dans la composition sociale de la conspiration. Si dans l'histoire du socialisme, on fait apparaitre comme extrême là-aussi, la théorie et la pratique de ses continuateurs, leurs idées mènent au marxisme combattant. Dans son activité révolutionnaire, Karl MARX ne manque pas d'y faire référence, même s'il peut critiquer des approximations et des manques.

 

Des idées visitées régulièrement...

    En tout cas, ces idées sont revisitées régulièrement. Les études babouvistes, stimulées par la révolution de 1917, ont connu en France, un renouveau à partir de 1960 et du colloque qui leur fut consacré à Stockholm, à l'occasion du XIe Congrès international des sciences historiques...   Dans les années 1980, caractérisée par la montée en puissance d'une historiographie  de la Révolution française concurrente de celle qui dominait jusque-là, influencée par le marxisme. De cette nouvelle manière de comprendre l'histoire de la Révolution sort uniquement dans un premier temps que la réédition par les éditions Sécher et Brégeon du pamphlet La guerre de Vendée et le système de dépopulation, bourré d'inexactitudes, qui date de la période où BABOEUF dénonce la "dictature de Robespierre". Puis, surtout le volumineux Dictionnaire critique de la Révolution française publié en 1988 sous la direction de François FURET et de Mona OZOUF. L'article consacré à Baboeuf cherche à minimiser l'envergure de ses idées et l'impact historique de la conjuration (pourtant retentissant à l'époque...). Cet article reprend la fausse information selon laquelle le "Manifeste des Égaux" de Sylvain MARÉCHAL fut adopté comme charte par les conjurés, charte qui veut sacrifier les arts et les sciences à la cause de l'égalité sociale et qui fut refusé précisément par eux à cause de cela...La présentation des deux auteurs de ce Dictionnaire est reprise par les réalisateurs Robert ENRICO et Richard KEFFRON dans leur mise en scène de La Révolution française de 1989, et dans les manuels scolaires...Les grands contre-feux n'arrivent qu'en 1990-2000, avec une "troisième voie pour la lecture de la conspiration des égaux" (dixit Michel VOVELLE) : un déplacement de l'interrogation, de la personne de BABOEUF vers les babouvistes, les individus, leur enracinement social, leur pratique politique, leurs idées. Ainsi Jean-Marc CHIAPPA s'intéresse dans sa thèse publiée en 2003, à la conjuration comme mouvement politique inscrit dans son temps et non comme chaînon de transition entre ROBESPIERRE et MARX. Ainsi encore, l'ouvrage de Alain MAILLARD sur les néo-babouvistes.  Aujourd'hui encore, le regain de l'attention accordée aux premiers socialistes suscite également un nouveau regard sur le babouvisme et le néo-babouvisme.

 

L'influence des idées de BABOEUF dans l'oeuvre de Karl MARX

      Dans l'historiographie marxiste critique (LABICA-BENSUSSAN), Danielle TARTAKOWSKY, historienne, met en relief l'influence des idées de BABOEUF sur l'oeuvre de Karl MARX. 

"(...) La pensée politique de Baboeuf, pouvons-nous lire, qui se développe au feu de la pratique révolutionnaire demeure assurément marquée par l'égalitarisme, le pessimisme économique caractéristique du XVIIIe siècle finissant et l'état de développement des forces productives. Elle ne s'en inscrit pas moins en rupture théorique et pratique avec le mouvement jacobin et montagnard dans la filiation duquel elle se situe pourtant. Baboeuf est en effet seul parmi ceux qui mettent comme lui l'égalité au centre de la réflexion politique à tenter de dépasser la contradiction inhérente à l'idéologie jacobine entre l'affirmation du droit à l'existence et le maintien de la propriété privée et de la liberté économique. D'abord partisan d'une loi agraire, et en cela proche des aspirations de la petite paysannerie, il admet bientôt que l'égalité ainsi établie ne durerait "qu'un jour" et dépasse ce qui n'était qu'un communisme de répartition pour préconiser l'abolition de la propriété des fonds et la mise en commun "des biens et des travaux" dans le cadre des "fermes collectives" régis par une organisation commune du travail. L'expérience révolutionnaire le conduit à intégrer la production artisanale et manufacturière à sa réflexion puis à se rallier, après Thermidor toutefois, à un nécessaire contrôle national de l'économie. Ce qu'exprime le "Manifeste des phébéiens" publié par Le Tribun du peuple en frimaire an IV.

Mais le babouvisme n'est pas seulement un système idéologique. Confronté à cette tentative de stabilisation bourgeoise qu'est le régime issu de Thermidor et à la misère populaire des hivers 1794-1795 et 1795-1796, Baboeuf tente de faire entrer dans la réalité politique un communisme demeuré jusqu'alors du domaine de la rêverie utopique. Sa pratique politique s'inscrit en rupture avec les pratiques de démocratie directes ayant caractérisé le mouvement sans-culotte et annonce les formes d'action du mouvement révolutionnaire qui va naître des contradictions de la société nouvelle. La Conspiration des égaux (1796) repose en effet sur l'action conspiratrice d'un groupe dirigeant, le comité insurrecteur, appuyé sur un nom restreint de militants sûrs. Elle tend au renversement du régime et à l'instauration d'une dictature révolutionnaire chargée d'assurer la refonte de la société et la mise en place d'institutions nouvelles après la prise du pouvoir.

Cette tentative ultime pour réorienter à gauche le cours des événements révolutionnaires peut certes n'apparaître que comme un épisode sans lendemain. La conspiration est démantelée, ses instigateurs guillotinés en prairal an V et, jusqu'en 1830, les masses populaires s'effacent de la scène politique. Mais c'est à l'échelle du XXe siècle que le babouvisme prend toute son importance (A SOBOUL). "Chainon entre l'utopie communiste moralisante du XVIIIe siècle et le socialisme industriel de Saint-Simon", il constitue le lien qui unit les luttes populaires à la pensée et au mouvement révolutionnaire du XIXe siècle. La conspiration pour l'égalité dite de Baboeuf rédigée en 1828 par Buonarroti depuis son exil de Burxelles permet en effet aux sociétés secrètes de la Restauration et tout particulièrement à Blanqui d'en recueillir l'héritage. En Allemagne, à la suite de Lorenz von Stein, Moses Hess se réapproprie le thème babouviste de l'inachèvement de la Révolution (notation de son Tagebuch). Il introduit également une distinction essentielle qui lui servira à établir le développement historique en trois moments du principe communiste : communisme "babouviste" - ou "grossier", "chrétien", "monacal" (Philosophie der Tat, dans Philosophische und Szialisstische Schriften, Berlin, 1961) - puis communisme "abstrait" et communisme "scientifique" enfin. Dans les Manuscrits de 1844, Marx reprendra strictement et développera cette tripartition. Si le babouvisme nomme alors la forme "orréfléchie" ou "grossière" du "communisme de caserne", Marx et Engels ont toutefois constamment placé la figure de Gracchus Baboeuf du côté de ceux qui, au sein des "grandes révolutions modernes", surent "formuler les revendications du prolétariat". 

 

Un néo-babouvisme communiste avant MARX

    Avant l'élaboration de l'oeuvre de Karl MARX, le néo-babouvisme se développe en Europe et en particulier en France. Un groupement des "communistes néo-babouvistes" déploient une activité d'organisateurs parmi les ouvriers parisiens, avec des journaux complètement rédigés par des ouvriers. A la tête de ce groupement figurent :

Filippo Giuseppe Maria Ludovico BUENARROTI (Philippe Buonarreti) (1761-1837), d'abord activiste en Toscane (entre autres publication d'une Gazetta universale favorable aux troubles révolutionnaires) puis en France dès 1789 (en Corse, il considère l'ile comme un conservatoire des formes primitives de communautarismes et d'égalitarismes agraires). Commissaire national à Corte, il se lie avec les Bonaparte et s'oppose à Pascal PAOLI. Lié à la Charbonnerie, il est protégé par Fouché et participe à la conspiration du général Malet. Son rôle dans des sociétés secrètes lui vaut d'être expulsé entre 1813 et 1814. Il ne rentre en France que sous la Restauration, où il fonde plusieurs loges maçonniques. Il est l'un des principaux instigateurs des mouvements révolutionnaires des années 1830, intervient à la Société des Droits de l'Homme et joue un grand rôle dans la formation politique de RASPAIL, Louis BLANC ou d'Auguste BLANQUI. Parmi ses écrits les plus importants, citons Histoire des sociétés secrètes de l'armée (1815), Conspiration des égaux (1828), Histoire de la Conspiration pour l'Égalité dite de Baboeuf (1828), Observations sur Maximilien Robespierre (édité en 1912), La conjuration de Corse, réédité en 1997 (Éditions Centofani, Bastia).

Albert LAPONNERAYE (1808-1849), historien, essayiste politique, journaliste, admirateur de Robespierre dont il édite les oeuvres. Promoteur de l'instruction populaire (fondateur de la "Société de la jeune France"), il fonde un périodique en 1837, L'Intelligence, journal de droit commun, devenu par suite de déboires financiers journal de la réforme sociale, avant de disparaitre en 1840 (13 numéros). Son activité de journaliste se déroule successivement dans plusieurs journaux, entre plusieurs livres, dont une Histoire complète de la révolution depuis 1789 jusqu'en 1814 publiée en 1838, suivie d'ailleurs de beaucoup d'autres Histoire de la Révolution française, de la France, des grands capitaines (on peut même dire que beaucoup s'y essaient dans cette période)... et une Oeuvres de Maximilien Robespierre (1840)... Également entre autres un Catéchisme républicain (Avignon, Peyri, 1848). 

Richard LAHAUTIÈRE (1813-1882), avocat, journaliste. Rédacteur à L'Intelligence, journal de la réforme sociale, il collabore à plusieurs autres journaux et rédige De la loi sociale (1841). Sous le Second Empire, il se retire de la vie politique pour ses activités d'avocat, se consacrant plutôt à la poésie dans ses écrits. A noter sa participation à la brochure Boulets rouges avec Étienne CABET, qui lui s'exprime dans le courant plus pacifique et spiritualiste dans le Populaire.

Jean-Jacques PILLOT (1808-1877), écrivain, athée, personnalité de la Commune de Paris. A partir de 1839, alors qu'il a renoncé à être prêtre, il fait de la propagande pour les idées de Baboeuf. Arrêté à la suite de l'insurrection de la Société des saisons (12-13 mai 1839), enfermé. Une fois sorti, il devient directeur de la Tribune du peuple, organise avec Théodore DÉZAMY et Corneille HOMBERG, le premier banquet communiste à Belleville le 1er juillet 1840, en réplique directe aux banquets socialistes. Condamné à six mois de prison en 1841 pour affiliation à une secte communiste, il est condamné à la déportation après le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, et s'échappe au Brésil. Il se lance dans les affaires une fois revenu en France (dentifrice et dentiers) et participe ensuite à la Commune. Il est cité par Karl MARX parmi les "communistes matérialistes", avec Jules GAY et Théodore DÉZAMY. Parmi ses écrits notons surtout Le Code religieux, ou le Culte chrétien (Valant, 1837), Histoire des égaux ou moyens d'établir l'égalité absolue parmi les hommes (Bureaux de La Tribune du Peuple, 1840), Ni châteaux, ni chaumières, ou état de la question sociale en 1840 (Imprimerie Bajat, 1840) et La communauté n'est plus une utopie! Conséquence du procès des communistes (autoédition, 1841). Pour plus d'informations consulter le Dictionnaire de la Commune, de bernard NOËL (Flammarion, 1978).

Théodore DEZAMY (1808-1850), tôt associé à Auguste BLANQUI, écrivain, enseignant, journaliste. D'abord au Populaire avec CABET avec lequel il rompt à cause de désaccords théoriques, puis au journal qu'il crée en 1840, L'Égalitaire, dont la parution s'arrête au bout de quelques mois, comme beaucoup de publications à cette période. Il publie plusieurs ouvrages, de 1840 à 1848, dans lesquels il développe des thèses très radicales. Après avoir formulé de vigoureuses critiques à l'égard du catholicisme social dans M Lamennais réfuté par lui-même, il expose son propre projet d'organisation politique dans le Code de la communauté, divisé en 19 chapitres et contenant 47 articles de foi (1842). Il y stigmatise les lignes de fore de son opposition aux conceptions de CABET (qui avait fait paraitre le voyage en Icarie deux ans plus tôt). Il dirige surtout ses attaques contre la distinction entre la "phase de transition" et la "phase de constitution" de la société nouvelle, et dénonce l'idée d'une collaboration possible avec la bourgeoisie. Pour lui, il s'agit de substituer immédiatement à la société bourgeoise, dont il fait une analyse impitoyable, la "communauté", qui représente le "mode naturel et parfait de l'association". Les principes essentiels de cette communauté, longuement détaillés dans le Code, sont la propriété collective et l'égalité totale, matérielle et morale, des deux sexes. Il met l'accent sur la nécessité de donner une part prépondérante à la vie communautaire, et de faire que la plupart des activités soient exercées de façon collective et égalitaire, car "la communauté ne connait que des égaux". S'il s'affirme matérialiste, il professe un communisme fondé sur une vision profondément humaniste : "mon criterium, ma règle de conduite, c'est la science de l'organisme humain, c'est-à-dire la connaissance des besoins, des facultés et des passions de l'homme". Après avoir prit part à l'organisation du "banquet communiste" (juillet 1840), il anime avec Auguste BLANQUI, la Société républicaine centrale, et prend part activement aux journées de juin 1848. (Christine BARTHET). Dans ses oeuvres, on note aussi Le Jéuitisme vaincu et anéanti par le socialisme... (1845) et Organisation de la liberté et du bien être universel (1846). 

Auguste BLANQUI (1805-1881), journaliste, adhérent à la Charbonnerie, souvent arrêté et enfermé pour sa participation à de multiples sociétés secrètes et de nombreux complots (dès 1827...). Il revendique un "socialisme pratique", prône la prise du pouvoir par la révolution et une période transitoire de dictature populaire parisienne. Il est empêché de participer à la Commune juste après  avoir lancé son journal La Patrie en danger après la chute de Napoléon III. En 1880, il lance un journal, Ni Dieu ni maître, qu'il dirige jusqu'à sa mort. S'il est connu surtout pour son activisme et son livre sur les barricades, il est aussi l'auteur d'un livre, Critique sociale, publié après sa mort (1885). Le blanquisme constitue une philosophie politique à part (celle qui se dit la plus révolutionnaire) chez les néo-babouvistes. L'oeuvre de Auguste BLANQUI est dispersée, notamment dans ses écrits dans les journaux. Il n'a pas une analyse fouillée du capitalisme. Dans sa conception du capital et de l'exploitation capitaliste, il reste au niveau des utopistes de la première moitié du XIXe siècle. Pour lui, le capital, on le voit bien dans Critique sociale, est synonyme d'usure : il voit la source du profit capitaliste dans la non équivalence de l'échange. Sa critique du capitalisme repose principalement sur un jugement de caractère moral et rationnel. L'ordre existant ne répond pas aux exigences de la justice, de la logique, du bon sens. Or "la justice, déclare-t-il, est le seul criterium vrai applicable aux choses humaines". Son application conduit inévitablement au socialisme. L'économie politique bourgeoise est indifférente à la morale et son "indifférence morale lui ôte toute puissance de critique, son scepticisme la frappe d'impuissance." Sa conception de l'exploitation capitaliste est liée au fait qu'il assimile le prolétariat à tout l'ensemble des groupes sociaux vivant de leur travail sans exploiter le travail d'autrui. Il tend à assimiler les différentes formes d'exploitation et le pouvoir despotique de l'Empereur Écu (argent) a commencé dès les temps les plus reculés. (V. P. VOLGUINE) Doté d'une analyse politique et économique restreinte (il y en a une, même si ce n'est pas la plus développée des socialistes "utopiques", inférieure en tout cas à celle d'un Saint-Simon), il s'attache surtout à réaliser la révolution qui permettra le déploiement de tous les efforts pour construire une société socialiste. Le texte de Critique sociale est disponible sur le site de la BNF, et une présentation (de V. P. VOLGUINE est disponible également, avec des extraits importants sur le site Les classiques en science sociales.

 

Stéphanie ROZA, Situation de la connaissance du babouvisme, Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, n°115, 2011. Albert SOBOUL, Babouvisme, dans Encyclopedia Universalis, 2015. Daniel TARTAKOWSKY, Babouvisme, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1992. 

 

PHILIUS

Relu le 29 avril 2022

 

 

 

 

    

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2 avril 2016 6 02 /04 /avril /2016 08:32

Si le mouvement socialisme américain réside surtout dans de multiples réalisations locales (coopératives, syndicats locaux, manifestations sur un thème de mobilisation environnemental ou consumériste par exemple), les partis politiques qui se réclament du socialisme ne sont pas absents des arênes électorales, notamment locales. On pourrait même écrire que c'est à l'occasion des élections locales, dans les Etats ou au niveau fédéral (et elles sont nombreuses et variées, bien plus qu'en Europe) que, politiquement et non plus seulement socialement, les socialistes portent leur voix discordante dans le consensus idéologique américain. Soit pour faire avancer des projets bien précis ou s'opposer à des lois qu'ils jugent scélérates, soit pour déplacer les lignes du politiquement correct, soit encore pour clamer haut et fort qu'il existe des alternatives au capitalisme. L'activité des différents partis, si elle repose sur une faible base militante permanente (ils peuvent gonfler les effectifs à l'occasion d'événements de façon... étonnante), s'appuie nénamoins sur un corpus littéraire important, sur des expériences très riches en luttes sociales, "raciales", féministe, consumériste, environnemental, antimilitariste et également sur de forts sentiments sporadiques ou plus profonds de mécontentement populaire dans un système où l'accroissement des écarts entre riches et pauvres devient de plus en plus visible. Que ce soit contre la perte de pouvoir d'achat, contre des pollutions ou contre le chômage, les membres des partis socialistes se sentent souvent en première ligne dans un combat idéologique, même s'il se sentent souvent bien seuls...

    On peut citer de nombreux partis socialistes aux Etats-Unis. Leur activité est souvent intermittente et leur structure instable, influencée autant par les divers débats idéologiques internationaux que par les manoeuvres électorales d'appareils...

    Ainsi le Socialist Labor Party of America (SLP), le plus vieux parti socialiste aux Etats-Unis et le deuxième plus vieux du monde, fondé en 1876, dans la foulée du déménagement à New York en 1872 de l'Internationale qui unit les partis socialistes dans le monde entier (elle-même profondément divisée depuis le début sur les questions de tactique). Le WPUS (Workingmen's Party of the United States, qui devient en 1877 le SLP, est divisé lui aussi, entre diverses tendances, au gré des divisions dans l'Internationale et au gré également de l'arrivée des nouveaux immigrants. Ce n'est qu'avec l'arrivée de Daniel DE LEON en 1890 que le parti se stabilise à peu près idéologiquement et politiquement. Depuis, le parti, qui existe toujours suit une ligne de "syndicalisme socialiste industriel", croyant en la transformation fondamentale de la société par une action politique et industrielle combinée de la classe ouvrière organisée dans des syndicats. Daniel DE LÉON (1852-1914), d'origine antillo-néerlandaise se définit lui-même comme marxiste. Dès la création en 1886 de la Fédération américaine du travail, il lui reproche de développer une orientation corporatiste et de diviser ainsi la classe ouvrière. Proche d'abord des Chevaliers du travail, il s'engage ensuite dans la création d'une nouvelle organisation, la Socialist Trade and Labor Alliance en 1895. En 1905, DE LEON soutient la création des Industrial Workers of the World, un syndicat proche des conceptions syndicalistes révolutionnaires. Mais la collaboration est difficile, car il défend le rôle des partis politiques contre l'action directe défendue pas les wobbies. La controverse, intense comme d'habitude dans ces milieux, prend une telle intensité que les wobbies membres du SLP fonde une organisation concurrente en 1908, la Workers' International Industrial Union qui survit une dizaine d'années, sans supplanter les IWW, bi l'AFL. Figure la plus éminente du socialisme américain, Daniel DE LÉON laisse de nombreux écrits, évoqués dans plusieurs ouvrages : Bernard et Lilian JOHNPOLL, The impossible dream : The rise and demise of the Americain Left, Westport, Greenwood Press, 1981, et surtout dans QUINT, The Forging of American Socialism. On trouve des textes également sur le site bataillesocialiste.worldpress.com (A propos de Daniel De Leon).

      Le Social Democratic Party of America (SDP), d'existence brève (1898-1901), mais structure où se retrouve de nombreux hommes politiques socialistes qui mènent ensuite une carrière dans différents autres partis. il regroupe des personnalités très diverses, marxistes, trade unionistes, socialistes proches des thèses d'OWEN, populistes et radicaux qui se forgent par leur discussion d'autres creusets d'activités de tout ordre. Très préoccupé par les questions du colonialisme, il mène des activités notamment à Chicago, à Rochester et à New York. Figurent parmi les notables membres de ce parti une série de personnalités influentes :

Leonard Dalton ABBOTT (1878-1958), qui se tourne ensuite vers l'anarchisme, animateur du "Modern School Movement" (voir notamment à ce propos Paul AVRICH, The Modern School Movement : Anarchism and Education in the United States, Princeton University Press, 1980).

Joseph BARONDESS (1867-1928), surnommé "King of the Cloakmakers", travaille dans le milieu des acteurs, avec des relations multiples, jusqu'à Woodrow WILSON, participant par exemple à la délégation de l'AJC à la Conférence de paix de Versailles en 1918 ou à des activités dans les milieux juifs contre les progroms de la guerre civile d'Ukraine de 1919-1921. (VOIR YIDDISHLAND);

Victor Luipold BERGER (1860-1929), austro-hongrois, a une activité importante de journaliste dans le Winsconsion. Anti-militariste, il est soupçonné d'espionnage, mais nénamoins réussit à se faire élire 3 fois à la Chambre des Représentants dans les années 1920. Ses différents écrits au congrès ont été regroupés dans Voice and Pen of Victor L Berger : Congressional Speeches and Editorials (comme il faut le noter la plupart des membres du Congrès (htpp://catalog.hathitrust.org).

Barney BERLYN.

Ella Reeve BLORR (1862-1951), activiste au long court dans le mouvement socialiste et communiste. Femme de premier plan dans le fonctionnement du Communist Party USA. Son activité syndicale et politique est relatée dans son livre autobiographique, Bloor, We are Mary, New York, International Publishers, 1940. Elle est l'auteure notamment de Woomen in the Soviet Union, New York, Workers Library Publishers, 1937 et de livres pour enfants.

William BUTSCHER

James F CAREY

John Calvin CHASE (1870-1937), syndicaliste et politicien, qui devient le premier socialiste élu dans une ville majeure (Haverhill) en 1898. Son activité est relatée notamment dans Harry F BEDFORD, Socialism and the Workers in Massachusetts, 1886-1912, Amherst, University of Massachusetts Press, 1966. Il est l'auteur de nombreux textes dont "Municipal Socialism in America" dans The Outlook (1900) et "How I Became a Socialist, dans The Comrade (1903).

Jesse COX

Eugene Victor "Gene" DEBS (1855-1926), syndicaliste, un des fondateurs de l'IWW (Industrial Workers of the World), cinq fois candidat à la Présidence des Etats-Unis pour the Socialist Party of America. Il s'implique notamment dans la grande grève au Pullman Palace Car Company en 1894. Leader socialiste de premier plan, il est prisonnier politique en 1918 pour son opposition à la participation des Etats-Unis à la première guerre mondiale. Prolifique auteur, dont on peut  les oeuvres à archive.org/detail/1880 et suivantes au FiremanMagazine. Il a écrit notamment Labor and Freedom, St Louis, Phil Wagner, 1916 et Walls and Bars : Prisons and Prison Life In the "Land Of The Free", Chicago, Socialist Party, 1927.

A S EDWARDS

W E FARMER

Margaret HAILE, militante à la fois au Canada, son pays d'origine et aux Etats-Unis, enseignante et journaliste, elle fait partie des dirigeants du Social Democratic Party en 1901 et participe à la fondation du Socialist Party of America.

Job HARRIMAN (1861-1925), ministre du culte devenu agnostique et socialiste. Présent en 1900 dans le ticket comme vice-président avec Eugene DEBS pour la présidence des Etats-Unis, il fonde une communauté utopique appelée llano del Rio en Californie, relocalisée ensuite en Louisiane. Auteur de nombreux textes de débat avec plusieurs de ses collègues, il a écrit également The Socialist Party and the trade Unions, Los Angeles Socialist, 1902.

Maximillian Sebastian "Max" HAYES (1866-1945), journaliste, syndicaliste et politicien socialiste. Il est surtout connu aujourd'hui comme le plus durable éditorialiste du Cleveland Citizen. Auteur  entre autres de A History of Cleveland Labor, Cleveland AFL-CIO Federation of Labor/The Greater Cleveland Labor History Society/The Cleveland Citizen, réédité en 1987.

Frederic HEATH (1864-1954), journaliste et homme politique, élu dans le Wisconsin pendant presque un demi-siècle. Auteur du The Social Democracy Red Book (1900).

Isaac HOURWICH (1860-1924), d'origine russe, économiste Jewish-American", statisticien, homme de loi et activite politique. Pionnier des statistiques du travil pour les Mines et intellectuel de premier plan parmi les juifs de langue Yiddish aux Etats-Unis. Dans son oeuvre, beaucoup juridique, on note plusieurs ouvrages sur les aspects économiques, criminologiques et sociaux de l'immigration.

G A HOEHN

Antoinette KONIKOV

Algernon LEE (1873-1954), politicien socialiste et éducateur, membre du conseil de la ville de New York pendant la première guerre mondiale, il est l'un des trois co-auteurs de la résolution anti-guerre en 1917 à la convention de St Louis du Socialist Party of America. Il est surtout connu pour avoir été Directeur de l'Education à la Rand School of Social Science pendant 35 ans. Beaucoup de ses écrits se veulent des textes pédagogiques sur le marxisme (1926), sur l'histoire sociale et économique (1915)...

Algernon LEE 

Frederic O MacCARTNEY (1864-1903), ministre du culte unitarien et politicien socialiste, émlu à quatre reprise au parlement du Massachusetts sous la bannière du Social Democraty of America et de l'organisation successeur, le Socialiste Party of America.Il est l'auteur d'une livre de sermons sur la décadence dans les fonctions publiques et d'un autre sur la situation de Cuba.

William D MAHONEY

William MAILLY (1871-1912), fonctionnaire du parti, journaliste et syndicaliste, premier directeur de publication de the New York Call. Voir entre autres Howard QUINT, The forging of american socialisme : Origins of the Modern movement, Columbia, University of Saouth Carolina Press, 1953. Et bien entendu toujours archive.org, qu'il est intéressant de consulter pour beaucoup d'auteurs et de politiciens socialistes.

Mary Harris "Mother" Jones (1837-1930), irlandaise d'origine, grande organisatrice et co-fondatrice de Industrial Workers of the World. Grande syndicaliste, elle est considérée par le patronat comme "la femme la plus dangereuse en Amérique" (1902). Pour protester contre l'aggravation de la loi sur le travail des enfants, elle organise en 1903 une marche d'enfants jusqu'au domicile du Président Theodore ROOSEVELT à New York. Elle donne son nom au Mother Jones magazine, créé en 1970. Un livre récent (Millbrook Press, 1994) lui est consacré par Penny COLMAN.

Georges A NELSON (1873-1962), fermier organisateur et politicien socialiste, il est candidat à la Vice Présidence en 1936 du Socialist Party of Americain. Rédacteur en 1934 de Farmes, Where are we going? et de Farce of Farm Relief, avec Carrie Eddie SHEFFER, la même année. Il s'oppose au New Deal dans l'agriculture, le jugeant inadapté.

Louis William ("LW") ROGERS (1859-1953), enseignant, travailleur du rail, fonctionnaire syndical et homme politique socialiste, Il participe au Pullman Strike de 1894 dans la American Railway Union. Après 20 ans dans le syndicalisme, il vire au mysticisme, longtemps président de la Theosophical Society in America. On note dans sa bibliogaphie bien plus d'ouvrages sur la théosophie que sur l'activité socialiste.

Carl SANDBURG (1878-1967), poète et écrivain, figure majeure de la littérature américaine, spécialement pour ses volumes de vers Chicago Poems (1916), Cornhuskers (1918) et Smoke and Steel (1920). Il est l'auteur d'une biographie d'Abraham Lincolm (1926).

Henry SLOBODIN, juge, activiste et fréquent candidat aux offices publics de New York.

Seymour STEDMAN (1871-1948), éminent homme de loi, candidat à la vice présidence dans le ticket avec Eugene DEBS dans les années 1920, auteur d'ailleurs avec lui de The Debs case : a complete history, Chicago, Socialist Party, National Office, 1919.

Hermon Franklin TITUS (1852-1931), activiste socialiste et directeur de journal. D'abord ministre baptiste puis médecin, il est connu surtout pour être un leader dans l'Etat de Washington du Socialist Party of America (SPA) dans la première décade du XXe siècle. Auteur d'un remarqué ABC of Socialism (1904) et de multiples pamphlets sur par exemple le pouvoir économique de la classe moyenne.

Morris WINCHEVSKY (1856-1932), éminent leader juif à Londres et aux Etats-unis à la fin du XIXe siècle. D'origine polonaise, son activité dans le développement de la poésie yiddish est très connu.

John McClelland WORK (1869-1961), écrivain, activist fonctionnaire de parti, il est le fondateur du Socialist Party of America et l'auteur de l'un des tracts les plus connus de la première décade du XXe siècle, fréquent candidat à des fonctions publiques. Pour le tract, il s'agit du court What's So and What Isn't so de 1906. 

    

     Le Parti socialiste d'Amérique fondé en 1901 par la fusion du Social Democratic Party of America et d'anciens membres du Parti ouvrier socialiste, s'assure dans les premières décennies du XXe siècle du soutien de différents groupes  : syndicats, réformateurs progressistes, agriculteurs populistes et communauté d'immigrants. Son candidat à la présidence Eugene DEBS obtient plus de 900 000 voix en 1912 et 1920 et deux de ses membres, Victor L BERGER et Meyer LONDON, sont élus à la Chambre des Représentants. Plusieurs d'autres membres sont élus maires et membres de conseils municipaux. L'opposition résolue du Parti à l'engagement américain dans la Première Guerre Mondiale, produit ensuite des démissions et attire sur lui la répression et la persécution de la part du gouvernement fédéral. L'organisation est déchirée peu après par des conflits internes suite à la Révolution russe d'octobre 1917 et la création de l'Internationale  communiste en 1919. Soutenant en 1924 la candidature à la présidence de M La FOLETTE, le parti connait une croissance modeste au début des années 1930 (candidature de Norman THOMAS). La popularité du New Deal des années 1920 affaiblit toutefois durablement le Parti, face notamment au Parti communiste mené par Eral BROWDER. La tentative avortée d'élargir la base du parti en accueillant les trotkystes et Jay LOVESTONE conduit les membres les plus anciens à quitter l'organisation et à former la Social Democratic Federation en 1936. D'anti-fasciste et d'anti-staliniste, le parti change avec une attitude ambivalente pendant la Deuxième guerre mondiale, ce qui l'isole encore davantage sur la scène politique nationale. Cessant sa participation aux élections présidentielles après 1956, ses membres les plus actifs s'engagent dans des activités syndicales et de droits civiques plutôt que de participer à un parti enlisé dans des débats idéologiques et de tactiques. En 1972-1972, les différends stratégiques sont tels que le Parti se divise en trois groupes distincts : l'actuel Parti socialiste des Etats-Unis, les Sociaux-démocrates USA et les Socialistes démocrates d'Amérique.

Parmi les membres les plus notables du Parti, citons Eugene Victor DEBS, déjà cité, Jack LONDON (1876-1919), écrvain dont les thèmes de prédilection sont l'aventure et la nature sauvage, John "Jack" Silas REED (1887-1920), journaliste qui défend avec vigueur le nouveau régime soviétique et fondateur du Communist Labor Party en 1919 et Upton SINCLAIR (1878-1968), écrivain prolifique de romans et de pièces de théâtre, partisan de l'autogestion ouvrière, fondateur du mouvement EPIC (End Poverty in California) en 1934.

 

     Le Parti socialiste des travailleurs (SWP), de tendance trotkyste, créé en 1938, est l'héritier de la Ligue communiste d'Amérique, elle-même fondée en 1928. Longtemps proche de la Quatrième Internationale communiste, le SWP la quitte officiellement en 1990 après s'en être éloigné progressivement. Le Parti est surtout influent dans les années 1960-1970 dans le mouvement pour les droits civiques et le mouvement contre la guerre du VietNam. Le Parti présente régulièrement des candidats à l'élection présidentielle avec des résultats anecdotiques. 

 

    Le Parti socialiste des Etats-Unis, fondé en 1973, compte environ 1 600 membres. Les résultats de ses candidats à la présidence sont eux aussi anecdotiques. Bien entedu, et c'est vrai  pour l'ensemble des partis socialistes et communistes des Etats-Unis, l'objectif n'est pas tant de "gagner" ces élections que de faire entendre plus fortement leurs idées.

 

     Socialistes démocrates d'Amérique, fondé eux-aussi en 1973, aux effectifs maximum de 7 000 personnes (1983), compte l'actuel candidat Bernie SANDERS à la primaire du Parti démocrate (sous l'étiquette "Indépendats").

 

      Sociaux-démocrates, USA, fondé en 1972, est membre de l'Internationale socialiste.

   

    Dans la bataille pour les primaires des élections présidentielles des Etats-unis de novembre 2016, l'événément saillant est probablement l'assaut d'un socialiste, avec des échos considérables et exceptionnels, à la Maison Blanche. Suscitant l'opposition des médias et de l'establishment de la capitale, ses idées catalysent une grande part du mécontentement populaire. Familier des luttes pour les droits civiques, contre la guerre du VietNam, pour l'éducation populaire, soutien direct et conseiller politique de Engene Victor DEBS lors de ses 5 participations aux joutes électorales nationales suprêmes, Bernie SANDERS a toujours gardé la même ligne politique. Elu maire de Burlington, la plus grande ville du Vermont en 1981. Réélu à trois reprises, il conserve son siège jusqu'en 2006, année de son élection comme sénateur du Vermont.

Il a su fédérer de nombreuses forces dispersées, avec une vision socialiste plus proche de celle de l'ancien ministre suédois Olof PALME (1969-1976 ; 1982-1986) que de son mentor pro-bolchevique DEBS, l'essentiel pour lui est de mettre en place un véritable Etat-providence face notamment à la pauvreté infantile et l'absence de couverture santé performante et abordable. Si la présence d'un socialiste si populaire dans l'Amérique du XXIe siècle stupéfie les observateurs dans les médias, c'est qu'il n'ont pas saisi l'ampleur des multiples désastres causés par de longues politiques libérales, désastres qui vont de pair avec un certain mépris de l'intelligentsia américaine pour le peuple réel. Face à des positions idéologiques comme celle de Mme CLINTON qui reposent sur la tradition de la "troisième voie" établie par les Nouveaux Démocrates, celle d'un Etat "allégé", centré sur l'aide aux entreprises plutôt que sur la protection des citoyens, le candidat socialiste décrit son activisme politicien comme une tentative de consolider et d'organiser une gauche dispersée, à laquelle nombre de décus du Parti Démocrate pourrait s'associer. Les grandes centrales syndicales restent prudentes face à cette candidature, de même d'ailleurs une bonne partie des réseaux associatifs et communautaires (notamment cjez les pasteurs noirs). Et de nombreux secteurs politiques et syndicaux préfèreront sans doute le vote utile face à la perspective de voir le candidat Donald TRUMP d'extrême droite à la Présidence. De toute manière, la campagne de Bernie SANDERS ne vise ni à transformer le Parti démocrate de l'intérieur, comme voulaient le faire Eugene Mc CARTHY en 1968 ou George Mc GOVERN en 1972, ni à construire une force de gauche comparable à la "coalition arc-en-ciel" des années 1980 (autour de la candidature de Jesse JACKSON). Il s'agit, et cela est dans la droite ligne de l'attitude de nombreux militants et politiciens socialistes des Etats-Unis depuis les origines, de donner une voix aux millions de laissés-pour-compte, autre que celle des financiers de Wall Street. L'activité électoraliste de Bernie SANDERS se situe dans la logique du mouvement "Occupy Wall Street", qui entendait incarner la voix de 99% des Américains contre l'accaparement des richesses par 1% de la population. Il réhabilite l'idée et cela va sans doute perdurer au-delà de l'élection présidentielle, d'un Etat protecteur des défavorisés, qui s'appuie sur des mouvements sociaux capables d'instaurer un rapport de forces avec les différents pouvoirs, pied à pied sur des enjeux sociaux, économiques et environnementaux. Dans les présentations de son programme, le candidat socialiste entend mettre en oeuvre pour le financer une politique fiscale offensive qui faut apparaitre les différentes propositions en Europe pour d'aimables plaisanteries. (Bhakar SUNKARA, le Monde diplonatique, janvier 2016 ; France 24, février 2016 et autres sources...).

 

PHILIUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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27 mars 2016 7 27 /03 /mars /2016 09:14

       Le socialisme dans la partie nord du continent américain relève d'une tradition ancienne, antérieure à l'installation des colons européens, née de certaines utopies sociales et/ou religieuses exilées d'Europe, irriguée par une lutte des classes vivace (ouvrière et paysanne) même si elle est occultée par les médias, enrichie par l'apport des exilés socialistes européens, tenace car ancrée dans des mentalités fortement réticentes à tout centralisme et à tout autoritarisme, fut-ce l'autoritarisme patronal.

Le socialisme américain, vivace dans surtout les zones rurales, est tout de même présent dans nombres de révoltes ouvrières urbaines. Souvent plus social que politique, le socialisme américain est toutefois régulièrement présent dans les joutes électorales locale, régionales (au niveau des États) et même nationale. Il n'est pas aussi détaché qu'on pourrait le penser du mouvement socialiste international et des luttes d'influences entre les divers courants socialistes. Même brimés et poursuivis pendant la guerre froide, les socialistes, et même les communistes n'ont cessé d'avoir une activité dans divers secteurs de la société américaine, jusque dans les luttes les plus saillantes aux États-Unis, les luttes de "race" et autour de la sexualité. Que ce soit à travers l'"épopée" américaine de Wilhelm REICH ou les multiples essais d'installation de communautés plus ou moins autarciques, le socialisme américain a toujours eu une influence (souterraine) sur la vie sociale, scientifique et politique des États-Unis.

Mais cette influence a des effets plus sporadiques que majeurs sur cette société américaine surtout travaillée par les questions raciale, religieuse et sexuelle et même ethnico-nationale que par la question sociale, d'autant plus qu'une forte mobilité régit les habitudes de vie des nord-américains. Sans doute un certain brouillage régit par ailleurs notre perception de la vie politique américaine. Centrée sur le régime électoral fédéral des États-unis, l'information reçue, notamment par les Européens, ne rend pas compte de la diversité et de la vitalité de la vie politique locale et des États. Le socialisme américain ne se réduit pas à la vie des petits partis nationaux des États-Unis, loin de là, et au niveau fédéral, la résultante des différentes dynamiques locales est émoussée par un jeu fédéral largement orienté vers l'extérieur. Symétriquement, les américains en large partie méconnaissent, ignorent et parfois méprisent ce qui se passe au niveau fédéral et en tout cas ignorent encore plus ce qui se passe en dehors des États-Unis, excepté lors de grandes crises ou de guerres.

     Marcel RIOUX (1919-1992), sociologue critique et écrivain québécois décrit bien cette situation du socialisme aux États-Unis : "Quand (Werner) Sombart (1863-1941, sociologue allemand) veut savoir pourquoi il n'y a pas de socialismes aux États-Unis, il ne veut pas dire qu'il n'y a aucune organisation ni aucun mouvement socialiste dans ce pays ; il ne parle que de la faiblesse électorale du parti socialiste aux USA. Au début du XIXe siècle, comme aujourd'hui, les USA se distinguaient par l'absence de députés socialistes. La plupart des pays européens, au contraire, comptaient un nombre imposant d'élus socialistes juste avant la guerre de 1914 (...). Seuls les États-Unis continuent, comme au temps de Sombart, à faire exception et à se présenter comme le dernier rempart du capitalisme. Pourquoi? Si le socialisme n'a pas une forte clientèle électorale aux États-unis, ce n'est pas faute d'organisations socialistes ; tous les types de socialismes, depuis les utopistes religieux jusqu'au trotskysme, ont pénétré dans ce pays et ont été proposés au public. L'apparition des différents socialismes aux USA suit à peu près la même chronologie que celle des variétés européennes. En Europe comme aux USA, le socialisme suit la même évolution que la société elle-même : au XVIIIe siècle, les utopies pré-socialistes s'incarnent dans une Europe encore largement religieuse et sont elles-mêmes imprégnées de religion ; les rationalisme du XVIIIe siècle rend les mouvements de réforme plus profanes ; ce n'est qu'au XIXe siècle qu'apparait le socialisme dit scientifique."

     Ce serait trop simpliste que de dire que seul le socialisme religieux a été influencé par le christianisme. La visée essentielle du socialisme, utopique et scientifique, celle de l'égalité de tous les hommes, de la perfectibilité de l'homme, de la justice pour tous, se retrouve dans le christianisme. Et il semble bien que dans les pays anglo-saxons la liaison entre le christianisme et le socialisme ait été particulièrement forte ; c'est cette caractéristique qui end compte, semble-t-il, du pullulement des organisations et des idées socialistes aux USA, mais aussi de leur faiblesse politique."

 

Le mouvement coopératif américaib

    Patrick LE TRÉHONDAT, animateur d'un encyclopédie sur l'autogestion, décrit bien l'aube du mouvement coopératif américain, mouvement qui influence largement le mouvement socialiste américaine dans son ensemble. Après avoir rappelé que des tribus amérindiennes développent nombre de traits propres au socialisme (ignorance de la propriété privée, partage des moyens de production, démocratie tribale à large échelle...), l'auteur relate l'organisation sous forme coopérative des premiers colons qui s'installent sur le sol américain qui devaient rembourser le prix de leur voyage à des sociétés de crédit. En passant, il pointe là un des nombreux problèmes importants de tous les immigrants venant de contrées lointaines (souvent négligés par les observateurs même à propos des conflits qui surviennent à ce propos). "Ils entrent ainsi rapidement en conflit avec les financiers londoniens qui voient d'un mauvais oeil leur autonomie croissante. Dès 1623, un gouvernement de rébellion est élus, selon le principe un homme (les femmes en sont exclues) une voix et gère la colonie. Cet esprit démocratique ne devait cependant pas perdurer très longtemps", sans doute au contraire du sentiment envers les anciens maîtres de l'Amérique du Nord... "Un siècle plus tard, en 1778, la première grève éclate sur le sol américain. Vingt tailleurs de New York cessent le travail en raison d'une réduction de salaire. Afin de résister à leur patron et aux briseurs de grève, ils fondent leur coopérative. En 1791, à Philadelphie, le même scénario se répète avec des charpentiers qui revendiquent la journée de dix heures. Au sein de la coopérative qu'ils fondent, ils appliquent la réduction du temps de travail revendiquée. La coopérative, dans l'esprit des grévistes, ne devait durer que le temps de la grève, et elle disparait effectivement avec la reprise du travail et et l'échec du mouvement. Une année plus plus tard, des cordonniers en lutte pour une augmentation de salaire créent une coopérative de production. Organisés en syndicat, ils gagnent à leur cause la moitié des cordonniers de la ville et, contrairement à leurs prédécesseurs, ils obtiennent  satisfaction.

La création de coopératives comme moyen de lutte pour résister au patronat se développe. Jusqu'en 1840, alors que la production est basée essentiellement sur l'artisanat, la création de coopératives est relativement facile. L'investissement en machines ou en moyens de production est relativement faible. De leur côté, les consommateurs organisent également des coopératives dont le modèle de Robert Oxen est le prototype. Josiah Warren, après être passé par New Harmony, crée une coopérative d'échanges, Time Store, dont l'unité de compte est le temps de travail. Le magasin fermera cependant après trois années d'activités. Cette expérience inspirera d'autres projets d'où toute monnaie était exclue. (...). Patrick LE TREHONDAT relate ensuite quelques grèves ouvrières marquantes, qui montre bien que la lutte des classes existe aux États-Unis.

        Le mouvement coopératif et syndical est marqué à la fois par la répression policière, le refus du patronat, surtout de la grande industrie et des chemins de fer, d'envisager des négociations avec des syndicats souvent créés ad hoc, la division entre plusieurs "grands syndicats" qui ne se soutiennent pas dans leurs revendications différentes (les Chevaliers du Travail et l'American Federation of Labor (AFL) en sont de bons exemples)... Puis après la première guerre, s'il y a alliances (surtout locales) entre coopératives et syndicats, le patronat refuse toujours toute discussion de manière générale, et la seule réponse aux grèves est d'abord la violence de l'armée et de la police.

Certainement en raison de l'hostilité gouvernementale (au niveau des États comme au niveau fédéral) envers des syndicats contraints parfois de s'allier avec le grand banditisme pour se faire entendre (Teamsters, le syndicat des camionneurs), la coopérative est souvent le moyen préféré de lutte de classes dans la citadelle du capitalisme. Ce mouvement coopératif marque encore profondément les divers mouvements d'émancipation. Dans le monde agricole (Californie), l'alliance du mouvement syndical avec le mouvement coopératif et les mouvements de consommateurs ont pu toutefois provoquer des victoires retentissantes des travailleurs syndiqués. A noter la grande connivence entre des gros syndicats et des grosses industries (dans l'automobile notamment) où le syndicat opère un contrôle des embauches et où le patronat garantit la paix sociale par la garantie de salaires importants et d'un système de retraite (lui-même chapeauté par des organisations à mi-chemin entre syndicat et patronat)... jusqu'aux crises industrielles...

 

La véritable ampleur du défi socialiste au système capitaliste

    Howard ZINN, historien américain, montre bien l'ampleur du défi socialiste au système capitaliste aux États-Unis. "La guerre et le chauvinisme pouvaient différer, écrit-il, la colère de classe inspirée par les dures réalités de la vie quotidienne mais ne pouvaient par la faire disparaitre complètement. A l'orée du XXe siècle, cette colère éclata de nouveau; Emma Goldman - militante anarchiste et féministe dont la conscience politique avait été forgée, entre autres, par le travail en usine, les exécutions du Haymarket, les grèves de Homestead, le long emprisonnement de son amant et camarade, Alexander Berkman, la crise des années 1890, les luttes et les grèves de New York, enfin sa propre incarcération sur l'île de Blakwell - s'adressa à la foule au cours d'un rassemblement organisé quelques années après la guerre hispano-américaine : "Comme nos coeurs se soulevaient d'indignation devant ces cruels Espagnols! (...) Mais lorsque la fumée fut dissipée, que les morts eurent été enterrés et qu'il revint au peuple de supporter le coût de cette guerre par la hausse des prix des produits de premières nécessité et des loyers - c'est-à-cire quand nous sommes sortis de notre ivresse patriotique -, il nous est soudainement apparu que la cause de la guerre hispano-américaine était le prix du sucre. (...) Et que les vies, le sang et l'argent du peuple américain avaient servi à protéger les intérêts des capitalistes américains."  Cette prise de conscience traverse alors de larges pans de la société américaine, entrainant toute une littérature (Mark TWAIN, Jack LONDON, Henry JAMES, Upton SINCLAIR, Theodore DREISER, Frank NORRIS...), toute une série de luttes ouvrières dans l'industrie et dans l'agriculture, tout un faisceau de création de partis socialistes de différents courants, tout un foisonnement de syndicats locaux et nationaux. L'idée de l'action collective, écrit encore Howard ZINN, "était une idée extrêmement puissante. Au moment même où la croissance capitaliste devenait fantastique et les bénéfices énormes, et au cours des dix années captivantes qui suivirent sa création, l'IWW représenta une menace pour la classe capitaliste. Officiellement, l'IWW ne compta jamais plus de 5 ou 10 mille membres en même temps. Les gens allaient et venaient, mais on peut néanmoins estimer à cent mille environ le nombre total des membres de l'IWW. Leur énergie, leur persévérance, leur force de conviction, leur capacité à mobiliser des milliers de personnes en un lieu et à un moment précis leur conféraient un poids dans le pays sans rapport avec leur effectif réel. Ils voyageaient partout et nombre d'entre eux étaient des travailleurs itinérants ou sans emploi. Ils militaient, écrivaient, discouraient, chantaient et pour finir propageaient leur idéal et leur message."  Ces militant traversaient de multiples répressions, souvent violentes, tenaces, et beaucoup, au sein même des organisations politiques et syndicales, avaient la tentation d'user de sabotages et de violences envers par exemple les jaunes briseurs de grèves. Le système ne se faisait pas faute de montrer à l'opinion publique, via une presse souvent conservatrice, les fauteurs de désordre. Le mouvement progressiste mené par d'honnêtes réformateurs, au niveau fédéral, comme le sénateur du Wisconsin Robert La FOLETTE ou par des conservateurs non avoués comme ROOSEVELT, paraissait conscient de détourner en outre et d'affaiblir le socialisme, à coup de mesures sociales et économiques apparemment et immédiatement favorables aux travailleurs (augmentation de salaires, systèmes de retraite ou de caisses de solidarité, système d'assurances...), mais utiles à terme pour le capitalisme. Howard ZINN se demande si les socialistes comprenaient clairement combien les réformes maintenaient l'ensemble du système économique existant. Seuls des partis socialistes et des personnalités dénonçaient ces courtes victoires. En fin de compte, à l'orée de la première guerre mondiale, les réformes progressistes sont parvenues à stabiliser le système capitalisme en corrigeant ses pires défauts et à couper l'herbe sous le pied du socialisme, restaurant un consensus fort, une grande et longue trêve dans les luttes sociale, ce qui n'empêche pas l'éclosion, ici et là, de grèves sectorielles parfois violentes, la formation d'encore plus de coopératives de production et surtout de distribution, d'organismes de solidarité qui souvent veulent prendre le relais des organisations charitables ou hygiénistes. Si une solidarité réelle forte et parfois longue s'organise, le socialisme à l'américaine n'est pas majoritairement revendicatif d'une réforme globale et encore moins d'une révolution, attitude qui subsiste toutefois dans certains partis socialistes ultra-minoritaires. 

 

L'influence des différentes vagues d'immigration

    Enfin, il ne faudrait pas minorer l'apport des différentes vagues d'immigration sur l'esprit d'entraide collective (souvent entre membres d'une même communauté, qu'elle soit blanche ou noire, pour reprendre une distinction états-unienne), ni non plus celle de vagues d'exilés européens socialistes.

L'étude par exemple de Michel CORDILLOT montre bien l'importance de la vague d'utopistes et d'exilés français entre 1848 et 1880. "Il s'agit de cette cohorte d'émigrés politiques français au sein de laquelle se côtoyèrent "utopistes" de différentes persuasions, émeutiers vaincus de juin 1848, républicains en fuite après le coup d'État du 2 décembre 1851, opposants politiques lassés de ruser avec les autorités impériales, et pour finir communards et internationaux traqués après la chute de la Commune (...) (Il s'agit de retracer) comment ces exilés se sont regroupés au sein de divers organisations de langue française se réclamant d'idéaux de progrès et de transformation sociale, comment, depuis le milieu du XIXe siècle jusqu'à la fin des années 1870, ils se sont efforcés soit de créer de toutes pièces une société nouvelle, soit d'agir au plan social, économique et politique, pour tenter d'améliorer la vie des plus défavorisés en contraignant la société américaine à offrir à ces déshérités un sort meilleur. Car il est important de redonner une existence à ce mouvement tombé dans l'oubli - et l'on sait combien la mémoire collective peut se montrer défaillante s'agissant des "classes subalternes" ou des vaincus de l'histoire -, tout en esquissant au passage une réflexion plus large à propos de certaines évolutions constitutives de l'identité américaine.".

L'auteur tente d'expliquer l'impact des événements européens sur la mentalité des Américains, dont les exilés eurent sans doute paradoxalement à pâtir, malgré ou en partie à cause de leurs engagements dans différents secteurs des États-Unis (lutte pour le suffrage universel, y compris pour les femmes, lutte émancipatrice des Noirs et des minorités, participation à la création de coopératives...). Il ne faut jamais oublier non plus l'impact conjoint de la guerre de Sécession américaine (1861-1865) et surtout de ses conséquences. La succession de bouleversements socio-politiques et économiques ne manque pas d'avoir un impact sur la mentalité américaine.

"Ce bouleversement de l'idée que les Américains se faisaient des valeurs fondatrices de leur république, et donc de celle qu'ils se faisaient de leur identité nationale, allait avoir, avec un décalage de quelques décennies, des conséquences importantes. Alors qu'elle s'était longtemps vue en héraut d'un type nouveau de société montrant la voie au monde, l'Amérique s'abandonna progressivement à un repli identitaire. Confrontée à des mouvements sociaux de plus en plus durs, confrontée aussi à la montée de l'immigration de masse, la société américaine se durcit. Les événements violents survenus à Chicago (4 mai 1886) dans le cadre de la lutte pour la journée de huit heures et leur épilogue tragique avec la pendaison des dirigeants syndicalistes anarchistes le 11 novembre 1887 montrèrent que les autorités n'hésiteraient pas à recourir à une répression impitoyable. Le mouvement syndical américain en tira les leçons, optant majoritairement pour une approche résolument réformiste et renonçant à remettre en cause le capitalisme. Si bien qu'après Haymarket, la gauche socialiste et révolutionnaire se trouva réduite, au sein du mouvement ouvrier américain, à un rôle de force contestataire, certes toujours active et parfois entendue, mais irrémédiablement minoritaire. Plus généralement, le socialisme s'identifiait désormais dans l'imaginaire politique d'une opinion traumatisée à une idéologie condamnable, profondément incompatible avec les valeurs héritées des Pères fondateurs, et véhiculée par des agitateurs essentiellement étrangers. Marginalisés électoralement, les "rouges" se retrouvèrent également mis au ban de la communauté nationale."

 

Howard ZINN, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours, Agone, 2002. Patrick Le TREHONDAT, L'aube du mouvement coopératif américain, dans Encyclopédie internationale de l'autogestion, 2016, www.syllepse.net. Marcel RIOUX, Le socialisme aux États-Unis, 1964, édition électronique, dans le site Les classiques en sciences sociale, www. uqac.ca. Michel CORDILLOT, Utopistes et exilés français aux États-Unis, 1848-1880, dans Cahiers d'histoire, Revue d'histoire critique, n°124, 2014, dans un dossier Pour en finir avec le socialisme "utopique".

 

SOCIUS

 

Le 19 mars 2022

 

 

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27 mars 2016 7 27 /03 /mars /2016 08:36

    Auguste BLANQUI (1805-1881), socialiste (tendance communiste) français de la tradition babouviste, qui figure parmi les néo-babouvistes les plus célèbres et les plus actifs, fondateur en 1848 de la Société républicaine centrale, est l'auteur de nombreux articles (sténographe de métier) et de quelques ouvrages et de quelques textes marquants, dont Instruction pour une prise d'armes (1868).

     Toute son action et tous ses écrits tendent vers l'organisation de la révolution pour la prise du pouvoir et la transformation de la société, avec le souci d'éducation du peuple. Après la chute du Second Empire, il fonde le journal La patrie en danger et participe, contre le gouvernement de Défense nationale, aux émeutes du 31 octobre 1870 et du 22 janvier 1871. Arrêté, il ne peut participer lui-même à la Commune, dans laquelle ses amis blanquistes jouent un rôle important. Alors qu'il est élu invalidé, mais gracié et libéré en 1879, il lance l'année suivante un autre journal, Ni Dieu ni maître, qu'il dirige jusqu'à sa mort. Sa principale publication, La critique sociale n'est publique qu'en 1885 qu'après sa mort.

  Classé souvent parmi les socialistes utopiques, Auguste BLANQUI s'en distingue pourtant par sa conviction que seule la révolution et la révolution violente du peuple peut déboucher sur le socialisme. Alors que que tous les autres représentés de ce socialisme utopique français, républicains, socialistes, communistes militent pour le suffrage universel, les ateliers, les associations, les communautés, il est réellement le seul à rêver de révolution communiste et de dictature parisienne.

 

    Singulièrement son Instruction pour une prise d'arme, court texte de 1868-1869 qui circule discrètement sans être publié de son vivant, où la barricade est au coeur de l'insurrection blanquiste : c'est autour d'elle que se structure la guerre des rues, tout part d'elle, tout reflue vers elle, tout s'organise autour d'elle. Et c'est dans Paris, "capitale de l'intelligence", avec ses multiples rues et ses multiples possibilité de refuges et de fabriques d'armes, avec ses hommes objectivement intéréssés à ce que les choses changent, que la révolution doit avoir lieu. Mais si le peuple de volontaires doit être l'artisan de cette révolution, celle-ci ne peut être que l'oeuvre de professionnels qui encadrent militairement ce peuple. C'est directement la projection dans la lutte du mode de fonctionnement des sociétés secrètes blanquistes, les Familles ou les Saisons. C'est  dans le moment fort de la révolution où l'organisation clandestine doit donner toute sa mesure en se démultipliant sans se dénaturer. 

        "Sitôt disponibles, résume pour nous Michel OFFERLÉ, les bras de l'insurrection sont encadrés minutieusement ; Blanqui, peu enclin d'ordinaire aux démonstrations théoriques, ne choisit certes pas cet instant pour de longs développements justificatifs. L'analyse politique a chez lui des fonctions de dénonciation et de dévoilement d'une réalité finalement aisée à comprendre, bien que masquée par l'ignorance multiséculaire. Comme une barricade, la société a deux face : d'un côté, le peuple, les ouvriers, les prolétaires de la plume et de l'outil, de l'autre, des "fénéants dorés", des sangsues, buveurs de sueur et de sang, rois, militaires, prêtres, agioteurs, cocottes et petits crevés ; vocabulaire sans âge qui va de Babeuf aux post-communards traversera tout le siècle."

"Tout cela sera proclamé, pour désagréger l'ennemi ; pour les volontaires, comme pour les militants des sociétés blanquistes, mieux vaut un manuel de manoeuvres qu'un traité de socialisme. Ici, non plus, pas de suffrage universel. Les chefs préexistent au mouvement et décident sur le tas, des affectations de chacun : jeune bourgeois en rupture de classe, militaires démobilisés, ouvriers instruits forment l'encadrement ; les ouvriers qualifiés offrent leur savoir-faire ; tous les autres leur enthousiasme, leur dévouement à la cause. Mais tous n'ont qu'un rôle : obéir à ceux qui ont pris l'initiative du mouvement (quand? comment?, Blanqui, ici moins qu'ailleurs n'en souffle mot), et surtout à celui qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs : le révolutionnaire, pour qui le devoir, c'est la "lutte toujours, la lutte quand même, la lutte jusqu'à l'extinction", Blanqui, le commandant en chef."

"C'est lui qui a une vision "panoptique" de la ville, manoeuvrant ici tel bataillon, érigeant là telle barricade ; de lui partent toutes les consignes, vers lui convergent toutes les informations. Démiurge de la révolution, il instaure l'ordre dans l'émeute, sur le modèle militaire, en donnant aux forces irrégulières "l'aspect d'une armée parisienne en bon ordre, manoeuvrant selon les règles de la tactique" pour mieux préparer l'ordre post-révolutionnaire autour de "l'appareil d'une force gouvernementale" se générant dans l'insurrection. (...)"

Dans Instruction, BLANQUI s'enferme, et il l'écrit, dans l'insurrectionnel. Il ne discute ni des conditions pré-révolutionnaires (réduites à la préparation de l'insurrection), ni des situations post-révolutionnaires. Tous les ennemis de la révolution doivent être châtiés, la lutte social est réduite à un combat armé. 

       Pratiquement tous les grands auteurs et les grands hommes politiques socialistes de son époque rejette cette manière de voir. Singulièrement de plus, si son Instruction pour une prise d'armes veut corriger les défauts des insurrections précédentes, son petit livre n'a même pas d'influence sur l'organisation des insurgés de la Commune de 1870-1871. Son ouvrage apparait même comme une autocritique permanente du blanquisme réellement existant, dans la manière dont ceux-ci s'organisent pour faire triompher la révolution. 

   La postérité de cette oeuvre est très faible, nonobstant une attitude de référence (de parfois de déférence) de certaines franges très diverses du socialisme, qui le réinsère dans le socialisme utopique (même Jean JAURÈS, Introduction aux Discours parlementaires s'y essaie).

Il s'agit pour Michel ABENSOUR par exemple de greffer "la très riche matière utopique du XIXe siècle sur les traditions révolutionnaires et l'intentionnalité du babouvisme". Mais Léon BLUM repousse ses idées pour quasi-léninisme, Rosa LUXEMBOURG fait de même pour "centralisme conspirateur" (Centralisme et démocratie, 1904). Il sert même de repoussoir à LÉNINE, qui ne consent à accepter une filiation avec ses idées que pour partager avec lui le goût de l'insurrection comme art, abandonnant l'héritage du blanquisme aux balbutiements des révolutions prémodernes Le marxisme et l'insurrection, 1917). Sans doute parce que loin d'être une progression du babouvisme et du néo-bavouvisme, les idées que défend Auguste BLANQUI semblent constituer une sorte de régression dans la pensée politique. 

 

Auguste BLANQUI, Instruction pour une prise d'armes (1868-1869), La tête de feuilles, collection Futur antérieur", texte établi et présenté par Michel ABENSOUR et Vincent PELOSSE, 1972 ; Textes choisis présentés par V P VOLGUINE, Éditions socialies, 1955.

Michel OFFERLÉ, Instruction pour une prise d'armes, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

Relu le 20 mars 2022

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24 mars 2016 4 24 /03 /mars /2016 10:14

     Auteur d'un ouvrage de référence dans le mouvement socialiste, Organisation du travail (1839), qui préconise la réforme sociale par l'action de l'État, Louis BLANC, journaliste et historien français, mène à la fois une carrière politique (participation aux élections, élu à l'Assemblée constituante du 18 mars 1848 avant son exil, député en 1871 pendant une dizaine d'années à l'extrême gauche de l'Assemblée) et d'écrivain, notamment sur l'histoire immédiate.

Socialiste et républicain, il fait campagne (Banquets) pour le suffrage universel et propose après la Révolution de 1848 la création des Ateliers sociaux afin de rendre effectif le droit au travail. Contraint de s'exiler en Angleterre (après les Journées de Juin) jusqu'à la fin de la guerre franco-prussienne de 1870, il y effectue une activité (Rite de Memphis) souterraine. Il prend le temps de rédiger un certain nombre d'ouvrages, centré en partie ce qui se passe dans ce pays, dans l'attente de pouvoir revenir en France. Revenu à Paris en 1870, il condamne la Commune de Paris de 1871, attaché jusqu'au bout à la légalité, même s'il milite pour les projets d'amnistie des communards en 1879 en se rapprochant des radicaux.

    Son oeuvre peut se partager en ouvrages d'histoire et en traités économicosocio-politiques.

En matière d'histoire, il rédige Histoire de dix ans, 1830-1840 (1842), Révélations historiques (1859), Histoire de la révolution française (1847-1862) en 12 volumes, Histoire de huit ans, 1840-1848 (1871) en trois volumes, La contre-révolution, partisans, vendéens, chouans, émigrés 1794-1800 (avec Jacques CRÉTINEAU-JOLY), Dix années de l'Histoire de l'Angleterre (1879-1881).

Sur le plan théorique et propositionnel, on note plusieurs ouvrages, mais il ne faut pas oublier les très nombreux articles de presse : Organisation du travail (1839), Le catéchisme des socialistes (1849), Lettres sur l'Angleterre (1866-1867), Questions d'aujourd'hui et de demain (1873-1884), Quelques vérités économiques, Révélations historiques, publié à titre posthume en 1911.

 

Organisation du travail

   Dans Organisation du travail, il décrit l'action de l'État qui devient propriétaire du crédit (banque publique), qui établit une assurance d'État sur un marché d'assurances libres et qui transforme (tout de suite) en associations industrielles autonomes (de l'État), la grande industrie et les chemins de fer. L'État fonde des "ateliers sociaux", dont le personnel d'encadrement est élu par les travailleurs souverains dans leur entreprise associative. Louis BLANC, pour ces propositions, propose un projet cohérent alliant démocratie politique (suffrage universel) et démocratie sociale (dans les entreprises).

Édité d'abord dans le journal La revue du progrès en 1839, puis sous forme de brochure, Organisation du travail connait un grand succès (rééditée l'année suivante), la dernière édition datant de 1875 dans le recueil intitulé questions d'aujourd'hui et de demain, tome IV. Dans la neuvième édition, celle de 1850, de 240 pages, on y trouve une exposition en deux livres, l'un pour l'Industrie, l'autre pour le Travail agricole.

    Selon Louis BLANC, trois principes dominent l'histoire des sociétés : l'autorité, vaincue en 1789, l'individualisme, qui lui a succédé, et la fraternité. Pour instaurer la fraternité et ne pas s'arrêter à l'individualisme, il faut supprimer la concurrence sauvage dans l'économie et entre les hommes en créant des coopératives ouvrières de production, les atelier sociaux. L'État doit fournir le capital social de démarrage et nommer l'encadrement. Il doit jouer un rôle de régulateur du marché, qui, lui, ne disparaitrait pas mais serait assaini. L'importance accordée à l'intervention de l'État s'effectue dans l'interdépendance des réformes politique et sociale, "car la seconde est le but, la première le moyen". Ses conceptions étatistes lui valent l'hostilité de PROUDHON pour qui BLANC "représente le socialisme gouvernemental, la révolution par le pouvoir, comme (lui-même) représente le socialisme démocratique, la révolution par le peuple". S'exprimant de façon claire, Louis BLANC parvient à rendre ses idées accessibles à un large public d'ouvriers et d'artisans. (Elisabeth CAZENAVE).

 

La revue du progrès politique

    Après avoir contribué à plusieurs journaux d'obédience principalement républicaine, déjà journaliste réputé, Louis BLANC crée son propre journal en janvier 1839, la Revue du progrès politique, social et littéraire. Son principal objectif, présenté dans le numéro inaugural, est de déterminer les moyens de trouver l'unité de la société française alors "bannie tout à la fois et de l'ordre moral et de l'ordre social et de l'ordre politique", et de servir la cause démocratique. L'orientation sociale du journal est clairement énoncée : l'amélioration de la situation du "peuple", composé de tous les non-propriétaires et dépendant d'autrui pour subvenir à ses besoins, à la différence des propriétaires identifiés à la bourgeoisie (dans le numéro du 1er février 1842).

Mais ce journal n'est pas que le journal de Louis BLANC ; de nombreuses personnalités, principalement républicaines y participent. A ceux qui traitent d'"utopistes" les rédacteurs de la Revue du progrès, Louis BLANC oppose que l'étude des faits "qui existent, mais dont la durée est manifestement impossible" à prévoir, étude à laquelle s'adonnent ses contempteurs, relève encore plus de l'utopie que l'étude des "faits qui n'existent pas encore, mais dont l'apparition est inévitable et imminente" (1 avril 1839). Les luttes politiques et sociales incessantes que connait la France depuis 1830 indiquent la précarité de la société présente et sa fin proche, et demandent par conséquent d'échafauder les fondations de la nouvelle société. (Cyrille FERRATON)

La contribution de la Revue du progrès synthétise un grand nombre de thèmes et de revendications républicaines défendues depuis la révolution de juillet 1830. Le journal prolonge et perpétue le rôle joué par d'autres journaux au cours de la décennie 1830-1840. Ses contributeurs embrassent l'ensemble des tendances du mouvement républicain. On y trouve les signatures de Ulysse TRÉLAT, Armand MARRAST, J-F DUPONT, Jules BASTIDE, Eugène BAUNE, Victor SCHOELCHER, Godefroy CAVAIGNAC... Sa parution s'arrête en 1841, officiellement à cause de la création d'un journal concurrent mais ami, La Revue indépendante, fondé par George SAND, Pierre LEROUX et Louis VIARDOT. 

 

Louis BLANC, Lettres d'Angleterre, L'Harmattan, 2003. On trouve les textes politiques de Louis Blanc en version électronique en plusieurs endroits à la demande sur internet, sur AbBooks par exemple. Notons que la plupart des oeuvres sont disponibles également en français à University of Michigan Library (diverses éditions). Organisation du travail est disponible sur Wikisource. 

Cyrille FERRATON, Organiser le travail, La Revue du progrès de Blanc, dans Quand les socialistes inventaient l'avenir, La Découverte, 2015. Armelle LE BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelle Histoire des Idées Politiques, Hachette, 1987. Elisabeth CAZENAVE, Louis blanc, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

Benoit CHARRUAUD, Thèse de doctorat en droit, Louis Blanc, La République au service du socialisme, soutenue en 2008, disponible à urs-srv-eprints.u-strasbg.fr. Du même auteur, une étude synthétique de l'ensemble de l'oeuvre de Louis Blanc aux Éditions Baudelaire, Lyon, 2009.

 

Relu le 22 mars 2022

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17 mars 2016 4 17 /03 /mars /2016 13:46

    Les premiers socialistes français, et qui s'affirment socialistes, sont issus des mouvements inspirés par l'activité et l'oeuvre de FOURIER et de l'école saint-simonienne.

   En 1830-1831, parmi les nombreux dissidents de l'école saint-simonienne, deux hommes vont fonder leur propre doctrine : Pierre LEROUX (1797-1871) et Philippe BUCHEZ (1796-1865). De l'oeuvre de SAINT-SIMON, ils retiennent principalement l'aspect religieux qui induit chez BUCHEZ un retour au catholicisme. 

  Pierre LEROUX apparait, malgré certaines idées tournées en ridicule (mais quels grands auteurs n'en a pas émis...) comme le plus philosophe des socialistes de sa génération. Il relie toutes les questions de l'économie à la métaphysique en une vaste synthèse qui se veut plus "une nouvelle conception de la vie" qu'un code complet d'organisation sociale. Dans son système, les principes de la société résultent de la nature des hommes. L'homme est "sensation-sentiment-connaissance" : les trois termes de la formule sont de qualité égale mais ils se trouvent en des proportions diverses selon les individus. D'où égalité des hommes mais différences entre eux et nécessité pour tout un chacun de "s'associer" à deux personnes dont les termes prépondérants sont différents du leur. De la trinité psychologique, on passe ainsi à l'organisation sociale en triades, agencées selon un système qui va de l'atelier à l'État pour lequel l'auteur de De l'humanité (1840) envisage un tri-caméralisme à base professionnelle. Il conserve donc l'État mais le dépouille de sa fonction répressive pour lui assigner un rôle économique et social mais aussi spirituel qui rendra la démocratie religieuse, cette transformation de l'État s'effectuant par des réformes graduelles et non pas une révolution.

Il a de nombreux collaborateurs dont Jean REYNAUD connu pour son article "De la nécessité d'une représentation spéciale pour les prolétaires" (1832) ou son frère Jules LEROUX, savant sur les questions économiques. Mais il n'a pas fait école véritablement, la communauté de Boussac qu'il a créée étant surtout à la base familiale. Son influence est cependant grande tant en milieu populaire que chez les intellectuels (SAINTE-BEUVE, RENAN, MICHELET...) ou chez les artistes (George SAND, Victor HUGO...) auxquels il indique "la voie de l'art social" et pour lesquels il développe la théorie du "symbolisme". Par ses revues, sa pensée pénètre en Russie, aux États-Unis et jusqu'au Rio de la Plata. L'oeuvre écrite de Pierre LEROUX est immense en volume comme par la diversité des domaines abordés. Il rédige avec Jean REYNAUD l'Encyclopédie nouvelle, référence importante dans le socialisme français, à l'égal de l'Encyclopédie d'Alembert et Diderot pour la pensée bourgeoise du XVIIIe siècle. Représentant du peuple sous la IIe République (de 1848 jusqu'au coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte), il participe au vote de toute une législation et à l'élaboration d'un programme législatif qui influence jusqu'à des dispositions prises sous la IIIe République. Il influence d'ailleurs la pensée de Jean JAURÈS. Oubliée après la première guerre mondiale, son oeuvre est redécouverte longtemps après avec les travaux de David Owen EVANS, Jean-Pierre LACASSAGNE, Jean-Jacques GOBLOT, d'Armelle LEBRAS-CHOPARD et Vincent PEILLON. Jacques VIARD (1920-2014) anime à partir de 1985, l'association des Amis de Pierre Leroux et publie un Bulletin annuel. Une anthologie de l'oeuvre de Pierre LEROUX est publiée par Bruno VIARD (Au bord de l'Eau, 2007), lequel a tenté aussi une synthèse de sa pensée dans Pierre leroux, penseur de l'humanité (Sulliver, 2009). On trouve le texte de De l'humanité à WikiSource.

    Bruno VIARD estime que "redécouvrir Pierre Leroux aujourd'hui, c'est remonter à la source perdue du socialisme français, une source que les échecs avérés du socialisme collectiviste et étatique font apparaitre beaucoup plus rafraichissante et féconde qu'on ne pouvait le croire aux temps du scientisme. Cette oeuvre nous semble gravement sous-évaluées, car dans le climat idéologique longtemps manichéen et dualiste qui fut celui du XXe siècle, la philosophie de la triade (liberté, fraternité, égalité, conditions de l'unité) ne pouvait trouver grâce ni chez les partisans du marché ni chez ceux du tout-État, ni chez les catholiques ni chez les athées. Et pas davantage chez les partisans du juste milieu." Dans son article de 1834, paru dans la Revue encyclopédique, De l'individualisme et du socialisme, il explique que les prétentions concurrentes de l'économie politique et du collectivisme à pacifier le lien social sont également abusives et erronées. Il n'existe pas une forme de corruption du lien social comme la gauche et la droite s'accordent à penser, mais deux, et que la modernité est exposée à deux fléaux opposés : la pulvérisation du lien social sous l'effet délétère de l'économie de marché, la sclérose de ce lien et l'étouffement de la personne individuelle quand un État trop bien intentionné se mêle de tout régenter pour pallier les dégâts du marché. Cette vision binoculaire, il l'exprime d'abord au Globe (fondé par lui et quelques autres en 1924), puis dans la Revue encyclopédique en 1832. 

 

     Philippe BUCHEZ, qui revient au catholicisme après être passé par la Charbonnerie et le saint-simonisme, exprime des idées ouvertement chrétienne. Son idée fondamentale est celle du progrès, dont les principaux facteurs dans les temps modernes ont été le catholicisme (et non le protestantisme, trop individualiste) et la Révolution française, elle même fille de l'Évangile. Les progrès sociaux se feront par des associations ouvrières fondées sur le "dévouement" qui réaliseront les principes chrétiens de fraternité et de charité et ne viseront pas tant à améliorer le sort des ouvrier qu'à les émanciper. Ils deviendront leurs propres employeurs et bénéficieront du produit de leur travail. Les coopératives de production, pour lesquelles les seules conditions d'entrée sont fondées sur des exigences de moralité, reposent sur deux clauses : l'individualité du capital social et l'interdiction de procéder entre les membres de la société à aucune répartition des bénéfices. Après avoir d'abord songé à calculer le salaire d'après les jours de travail, il s'arrête à un mode de rétribution "selon les oeuvres", c'est-à-dire selon le travail exécuté. Il prévoit un "pouvoir fort" qui doit trouver, à l'aide de la "science sociale", les moyens pour atteindre "le but commun" et aider éventuellement à la constitution de départ des coopératives. Mais soucieux de liberté et favorable à une concurrence limitée, c'est sur la propre force d'expansion des coopératives qu'il compte pour leurs généralisation.

En fait, peu nombreuses sont les associations ouvrières constituées selon cette formule. Les deux plus connues sont le journal L'Atelier (1840-1850) animée principalement par A. CORBON et L'Association des ouvriers bijoutiers en doré (1834-1873). Philippe BUCHEZ a surtout une grande influence sur le mouvement coopératif sous la deuxième République, à travers son action et ses oeuvres, dont Des associations ouvrières (1838). Ses idées inspirent en Angleterre la fondation des Christian Socialists de MAURICE ;  LUDLOW et Ch. KINGSLEY fondent en 1850 la society for promoting working's men associations. Philippe BUCHEZ contribue au rapprochement d'une partie du clergé et des catholiques avec l'opinion démocratique (notamment sous la Monarchie de Juillet) et est considéré comme l'animateur du mouvement social chrétien. Il influence notamment LACORDAIRE. Comme ses "collègues" socialistes, il diffuse ses idées surtout à travers la presse, à travers par exemple le Journal des sciences morales et politiques (1831), qui devient ensuite L'Européen. Avec son Introduction à la science de l'histoire, ou science du développement de l'humanité (1833), Essai d'un traité complet de philosophie du point de vue du catholicisme et du progrès social (1830), L'histoire parlementaire de la révolution en 40 volumes (1834-1840) compilation de débats d'assemblée, d'articles de journaux, de motion de clubs émaillés de commentaires, et son Histoire de la formation de la nationalité française (1859), il expose des idées qu'il tente de mettre en oeuvre dans sa carrière politique avec plus ou moins de bonheur : Garde nationale parisienne, Ateliers nationaux, présidence d'une assemblée française, première véritablement élue au suffrage universel en juin 1848 (pendant une huitaine de jours!). Pendant les journées de juin 1848, écoeuré par les luttes fratricides entre l'armée et la garde nationale, commandée par le général CAVAIGNAC, ministre de la guerre, et les ouvriers, il refuse de porter les armes et monte sur les barricades seulement pour soigner les blessés. Il préside toutefois l'Association démocratique des amis de la Constitution qui oeuvre en faveur de CAVAIGNAC avant l'élection présidentielle de décembre. Son échec aux élections législatives de mai 1849 marque la fin de sa courte carrière politique. Pendant l'Empire, il se consacre à la rédaction d'un Traité de politique et de science sociale, paru à titre posthume en deux volumes (1866). Il y insiste sur la valeur de la liberté individuelle et la nécessité de la garantir contre tout empiètement de l'État.

  Son Introduction à la science de l'histoire de 1833 est la critique de son temps la plus complète du capitalisme libéral, le développement consacré à l'idée de progrès associé au catholicisme étant plus confus. 

 

   Beaucoup d'écrivains et d'auteurs autour du premier socialisme se radicalisent avec l'affirmation plus grande du souci d'égalité, sans doute également face à la répression de nombre d'organisation et au refus de la majorité des classes dirigeantes et d'entrepreneurs qui refuse de prendre en compte les revendications ouvrières, voire qui refuse de considérer les travailleurs  salariés comme des sujets de l'histoire. Des socialistes comme Louis BLANC (1811-1882), Constantin PECQUEUR (1801-1887), Étienne CABET (1788-1856) s'engagent dans la presse et la vie politique et les néo-babouvistes n'hésitent à en appeler à la révolution pour changer les choses. 

    Louis BLANC doit sa popularité à une brochure, l'Organisation du travail (1840) parue d'abord dans la Revue du progrès (qu'il fonde un an plus tôt), où il préconise la création grâce à l'État d'ateliers sociaux dans lesquels les bénéfices (et les pertes) sont répartis en trois parts : pour les membres de l'association, pour les malades, vieillards, infirmes et pour le soutien à d'autres industries en crise, pour la rémunération de l'apport des capitalistes. Il subsisterait au début un secteur privé à côté d'un secteur public, le second destiné à absorber rapidement le premier par le seul attrait exercé par les ateliers sociaux, et devant aboutir à la mise en place d'un atelier central désigné par l'État. Il dénonce plus tard, accusé lui-même d'avoir plagié BUCHEZ, la créations des ateliers nationaux créés en février 1848, parodies selon lui de ses idées, étant surtout des ateliers de charité. Quelques coopératives de production plus proches de celles qu'il préconise sont néanmoins créées en mars 1848 (tailleurs d'uniformes pour la Garde nationale, brodeuses...) qui prospèrent avant d'être dissoutes en 1850 par l'autorité publique. Louis BLANC attend de l'État un interventionnisme très poussé, une mission tutélaire en faveur des plus déshérités, destinée à profiter aux classes privilégiées elles-mêmes. A l'intérieur du système en place qu'il souhaite réformer progressivement, il se bat pour le suffrage universel, la responsabilité politique de l'Assemblée Nationale et se prononce (y compris en 1875) pour une assemblée unique.

Il milite, après une période où il se fait la réputation également d'historien pamphlétaire (L'histoire de 10 ans (1830 à 1840), 1841), notamment dans la campagne des Banquets de 1848. Entré au gouvernement organisé par le comte de Paris, il tente en vain de garantir le droit au travail. Exilé sous le Second Empire, il se dresse en 1871, après la défaite de la Commune, contre la sévérité de la répression, mais avec une influence très amoindrie, même s'il reste très populaire. Influence qu'il tente de maintenir avec de nombreux écrits : Histoire de la révolution française (1847-1862) en 12 volumes, réédité en 1857-1870, Le catéchisme des socialistes (1849), Histoire de huit ans, 1840-1848 (1871), Lettres sur l'Angleterre (1866-1867), Dix années de l'histoire de l'Angleterre (1879-1881); La contre-révolution, partisans, vendéens, chouans, émigrés 1794-1800, avec Jacques CRÉTINEAU-JOLY ; Questions d'aujourd'hui et de demain (1873-1884)...

 

     Constantin PECQUEUR collabore de 1835 à 1850 à tous les journaux de l'opposition, étudie le saint-simonisme, travail avec les fouriéristes. Appelé par Louis BLANC à la Commission du Luxembourg, il se retire complètement de la vie politique après 1851.

La Théorie Nouvelle de 1842 synthétise l'essentiel de sa pensée. Le collectivisme, forme d'association permettant l'harmonisation des intérêts collectifs et individuels, respecte la liberté bafouée par les saint-simonistes mais cette liberté ne peut être effective que grâce à un État fort à multiplicité de rôle. Dans l'éducation socialisée, gratuite et uniforme pour tous, dans l'assistance aux plus défavorisés, dans la sécurité et dans le domaine économique. Dans ce dernier domaine, l'État, propriétaire des instruments de travail, ajuste la production centralisée à la consommation. Il répartit les travailleurs dans les divers secteurs d'activité selon un double système de concours et d'élection. Avec leur salaire en espèces, calculé d'après le temps de travail, les travailleurs se fournissent aux comptoirs de vente tenus par l'État. L'originalité de l'État collectiviste; très hiérarchisé, réside dans un bicaméralisme où prend place à côté d'une assemblée générale représentant les intérêts généraux, une assemblée spéciale élue en fonction des professions et qui représente leurs intérêts. Le passage à cet État et même à la communauté mondiale, se fera pour l'auteur, hostile à toute violence, par des "moyens transitoires gradués vers l'idéal." Constantin PECQUEUR reste très isolé en son temps à l'inverse des autres socialistes. Il est cependant l'un de ceux qui a exercé la plus grande influence sur Karl MARX, anticipant nombre de ses analyses sur la valeur-travail, sur l'évolution de la société capitaliste. Même si le fondateur du marxisme apprécie Economie sociale. Des intérêts du commerce, de 1837, il n'en considère pas moins PECQUEUR comme utopiste car sa doctrine prétend avoir un fondement spirituel et religieux et non pas économique. 

Il développe ses théories également dans les 2 volumes de L'économie sociale : des intérêts du commerce, de l'agriculture, de l'industrie et de la civilisation en général, sous l'influence des applications de la vapeur, paru en 1839.

 

   Etienne CABET, influencé à la fois par le communisme utopique (L'Utopie, de Thomas MORE) auquel il emprunte la forme romancée de son Voyage en Icarie (où il fonde une colonie en 1847-1848), par le babouvisme (ami de BUONARROTI) et par OWEN. Comme ce dernier, il pense que ce ne sont pas les passions humaines mais les institutions sociales qui ont empêché les hommes d'atteindre le bonheur commun : la propriété privée engendre l'inégalité. La communauté devrait abolir cette dernière et établit une égalité tellement stricte entre individus qu'elle s'étendra jusqu'aux vêtements, aux logements, aux distractions, les mêmes pour tous. L'organisation politique qui repose sur le suffrage universel est poussée à son plus haut degré de perfectionnement depuis la représentation communale jusqu'à la représentation nationale. La religion issue de l'Évangile (enfin bien compris, par celui clamé des chaires des Églises d'alors) met en oeuvre la fraternité. Mais comme ce n'est pas par la force mais par la divulgation d'exemples concrets que sera établie la communauté, une période de transition est nécessaire sous la direction d'un dictateur jouissant de la confiance du peuple. ce communisme n'est pas révolutionnaire et la communauté ne s'étend qu'aux biens, la famille et le mariage sont conservés... Ce dictateur-là pourrait être dans son esprit Napoléon Premier (durant les Cent jours)  mais l'essentiel de son activité politique, quand il n'est pas en exil, est l'opposition à la monarchie restaurée, la participation à l'insurrection de juillet 1830, et la députation de la Côte d'Or en juillet 1831. Il fonde en septembre 1833, Le Populaire, journal ultra-démocratique qui attaque violemment le gouvernement de Louis-Philippe. Interdite en 1833, elle reprend en 1841, encore plus virulente. Ses oeuvres s'échelonnent de Histoire de la Révolution de 1830 et situation expliquée et éclairée par les révolutions de 1789, 1792, 1799 et 1804 et par la Restauration (1832) à Réalisation de la Communauté d'Icarie (1847). Défenseur du féminisme (La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son bonheur dans la communauté, de 1844), son ouvrage L'Ouvrier, ses misères actuelles, leur cause et leur remède, son futur bonheur dans la communauté, moyens de l'établir, de 1846, trouve un écho jusque dans certaines pages du Capital de Karl MARX et Friedrich ENGELS. 

 

     Les néo-babouvistes se distinguent des socialisme précédents par les moyens mis en oeuvre pour parvenir au nouvel ordre social : la révolution. Philippe BUONARROTI (1761-1837), italien naturalisé français par décret de la Convention, fut l'ami de Gracchus BABOEUF (1760-1797). Il publie en 1828 La conspiration pour l'égalité dite de Baboeuf et inspire le renouveau babouviste en Europe, en particulier en France sur le groupe appelé "communistes néo-babouvistes" qui déploient une activité d'organisateurs parmi les ouvriers.

Citons Albert LAPONNERAYE (1808-1849), connu pour ses travaux sur la Révolution française ; Richard LAHAUTIÈRE (1813-1882) (Le Petit Catéchisme de la réforme sociale, 1839 ; De la loi social, 1841), Jean Jacques PILLOT (1808-1877) (Ni châteaux, ni chaumières ou Etat de la question sociale en 1840, 1840) ; Théodore DEZAMY (1808-1850), secrétaire de CABET qu'il juge vite utopiste, opposant à l'Icarie son Code de la communauté (1842) et surtout Auguste BLANQUI (1805-1881). Ce dernier, enfermé en prison en tout pendant plus de 35 ans de sa vie, revendique un "socialisme pratique". Il prône la prise du pouvoir par la révolution et une période transitoire de dictature populaire parisienne et veut donner l'exemple : agitateur dans plusieurs sociétés secrètes, il est le compagnon de combat d'Armand BARBÈS à la Société des familles et à la Société des saisons avant de rompre avec lui en 1848. L'essentiel de sa pensée se trouve dans un ouvrage posthume, Critique sociale (1885), oeuvre qui passe parmi les socialistes pour être le plus proche du socialisme scientifique, celui dont les thèses seront présentes plus tard dans les écrits de LÉNINE sur la tactique révolutionnaire. Toutefois, sa doctrine reste faible parce que, pour ne pas tomber dans les errements des utopistes, il refuse de décrire trop précisément l'avenir, sur ce qu'il adviendra par exemple après la dictature populaire. Ses oeuvres comprennent également Défense du citoyen Louis-Auguste Blanqui devant la cour d'assises (1832), Instruction pour sa prise d'arme (1866), La Patrie en danger (1871), L'Eternité par les astres (1872)...

 

Armelle LE BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelle histoire des Idées politiques, Hachette, 1988. Thomas BOUCHET et ses collaborateurs, Quand les socialistes inventaient l'avenir, La découverte, 2015. Bruno VIARD, Pierre Leroux et le socialisme associatif de 1830 à 1848, La Revue du MAUSS, n°16, second semestre 2000.

 

PHILIUS

 

Relu le 25 mars 2022

      

 

 

 

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15 mars 2016 2 15 /03 /mars /2016 11:00

    Figure du socialisme anglais, inspirateur du courant "socialiste utopique", baptisé "owenisme", et fondateur du mouvement coopératif, Robert OWEN est d'abord un industriel (filature de coton) dès 1791. Ses activités le mènent également aux Etats-Unis et au Mexique.

     C'est dans ses ateliers qu'il entrepend d'abord d'élever le niveau de vie de ses ouvriers et de leurs familles (logement, santé, lutte contre l'alcoolisme, fournitures vestimentaires, éducation...). Créateur de l'école primaire en Angleterre, il se pose d'abord en philanthrope actif. Associé à Jeremy BENTHAN et au quaker William ALLEN (avant de se brouiller avec eux), Il développe une pensée philosophique axée sur l'éducation, la morale, le travail, l'idéal communautaire, dans un environnement politique et social marqué par le marasme économique du aux guerres napoléoniennes. Il s'agit avant tout de lutter contre la misère des masses populaires.

Le mot et l'esprit du socialisme commence à être entendu dans les débats de l'"Association of All Classes of All Nations" fondée en 1835 par Robert OWEN. Ses idées sur la laïcité gagnent suffisamment de terrain chez les ouvriers pour que la Westiminster Review annonce en 1839 qu'une grande partie d'entre eux partagent ses vues. Mais ses expérimentations économico-sociales très coûteuses se soldent par des échecs, et en 1846, ses idées, largement relayées par les journaux, ses écrits et ses conférences, ne subsistent plus que dans le mouvement coopératif avant de disparaitre progressivement. Il abandonne alors toute activité sociale pour se tourner vers le spiritualisme.

       

     Ses principales oeuvres s'échelonnent de 1825 à 1848, avec notamment Esquisse du système d'éducation (1825), Propositions fondamentales du système social (1837), Le Livre du nouveau monde moral (1847), Adresse à l'assemblée nationale de France (1848), Courte exposition d'un système social rationnel (1848), Dialogue entre la France, le monde et Robert Owen (1848), Proclamation au peuple français (1848).

 

     Il fait de son usine de New Lanark en Ecosse, vers 1800, une usine modèle, bientôt si célèbre en Europe qu'on parle de "l'expérience New Lanark" de renommée égale sinon supérieure au Phalanstère de FOURIER. Amélioration de la condition ouvrière, innovations pédagogiques (jardin d'enfants, méthodes actives, cours du soir...) constituent des éléments dont il fait la propagande jusqu'au Parlement. Mais il y perd progressivement ses soutiens en raison de la critique sociale radicale qu'il entreprend. En 1817, ses projets de "village de coopération" pour les pauvres, alternative à la société de compétition capitaliste, s'accompagnent d'une dénonciation fracassante de toutes les religions. Pour OWEN, l'érection de communautés autonomes de travailleurs résoudre la question sociale et inaugurera un nouvel ordre mondial.

Échouant dans la promotion auprès des classes dominantes britanniques, il tente en 1824 d'établir des communautés aux États-Unis (il engloutit sa fortune notamment dans le projet de New Harmony, très éphémère réalisation). Après un espoir de colonisation communautaire du nord du Mexique, il se retrouve en Angleterre en 1829 à la tête d'un réseau de coopératives, puis d'un système de bourses du travail, puis d'une éphémère union syndicale, la Grand National Consolidated Trades  Union (1834), où une large fraction de la classe ouvrière se rallie à lui. Devant tant d'échecs, il revient plus directement à la propagation de ses idées, notamment avec son ouvrage Le livre d'un nouveau monde (1834-1835).

A travers plusieurs regroupements, telle l'Association de toutes les classes de toutes les nations, il développe un mouvement appelé socialisme. A son apogée, vers 1840, ce mouvement touche des dizaines de milliers d'ouvriers et d'artisans, galvanisés par l'attention et la préparation de la "communauté". Les leaders du mouvement tentent d'officialiser la création de l'exploitation communautaire de Queenwood (Hampshire, 1939) sans plus de succès. Son échec en 1845 entraine l'effondrement du mouvement. (Antoine LION).

    Féminisme, anti-cléricalisme, dénonciation de la propriété privée suscitent une réaction violente du clergé et d'une partie du Parlement, qui devant une certaine incapacité du mouvement oweniste à élaborer une analyse politique cohérente et une stratégie politique à moyen ou long terme, écrasent toute possibilité de mouvement de masse. Les rescapés de l'owénisme, ce qui rappelle un peu l'évolution du saint-simonisme juste après la mort du fondateur, se rabattent sur l'organisme religieux, animé moins par un millénarisme déiste que par la conscience d'être les véritables chrétiens mettant en pratique les enseignements de Jésus. Robert OWEN lui-même continue jusqu'à sa fin de militer en faveur son système. Beaucoup font de lui le créateur du premier mouvement socialiste, ancêtre supposé des systèmes coopératifs, même s'il est critiqué (avec vénération) par MARX et ENGELS comme "socialiste utopique".

      

   Si quelques coopératives de consommation comme celle des Equitables Pionniers de Rochdal ont pu naitre de la conjonction des mouvements owéniste et chartiste, ceux-ci n'en sont pas moins profondément opposés et Owen s'est toujours tenu à l'écart du chartisme. En effet, tout d'abord, le socialisme de paix sociale d'Owen diffère du chartisme fondé sur la lutte des classes qui préconise grèves et insurrections. Ensuite, tandis qu'Owen méprise l'action politique et sépare démocratie et socialisme (suffrage universel et droits politiques sont inutiles pour la fondation de villages communistes) la Charte du peuple de mai 1838 ne formule que des revendications politiques. Enfin, tandis qu'Owen fait appel à la puissance publique, le chartisme se tourne vers le peuple. Le chartisme décline malgré son appel au peuple à partir de 1843 et se décompose en 1848 ; ce mouvement , très peu doctrinal, consiste plus en une révolte contre le machinisme qu'un véritable mouvement de classe doté d'une stratégie. 

 

   Loin de réduire son action sous une étiquette de socialiste utopique, de nombreux auteurs contemporains ont tendance à le réhabiliter en en faisant plutôt le pionnier du syndicalisme ou de la législation du travail, l'apôtre de la coopération ou comme l'inventeur des cités-jardin. Mais Robert OWEN se dote d'un véritable projet de société, notamment à travers sa brochure A New view of Society de 1813-1814, bien avant ses oeuvres que l'on juge traditionnellement principales. 

Dans son interrogation sur l'essence du XIXe siècle, Pierre LEROUX (La grève de Samarez, poème philosophique, édition J-P Lacassagne, Paris, 1979), en même temps qu'il associe Owen à Saint-Simon et Fourier, invite à distinguer dans l'oeuvre d'OWEN, trois éléments d'inégales valeurs, la prédication, le système, la révélation :

- La prédication tient en cette proposition : "L'erreur, le mal et la misère existent partout ; et les moyens d'établir la vérité, la richesse, le bonheur abondent partout. Et l'in ne pourrait fait l'échange".

- Le système consiste dans la solution à laquelle est rattaché le nom d'OWEN : "Il a imaginé que le Genre humain se grouperait par petites sociétés de 500 à 3000 personnes ; il a organisé d'une certaine façon son établissement à New Lanark ; il a fondé New Harmony ; c'est-à-dire qu'ayant acheté des terres, il les a distribuées à diverses Communautés qui ont bien ou mal réussi", ce qui importe peu, car ce qui est important, c'est la communauté, le convent, le monastère moderne.

- La révélation, ou l'essentiel de la doctrine d'OWEN, ce qui a fait de lui un homo novus : "La Société humaine, affranchie des forces fatales de la nature, deviendra un mécanisme ; et l'homme, lui-même devenu libre, sera un rouage de ce mécanisme." Robert OWEN apport au monde la Bonne nouvelle d'une communauté où les machines joueraient le rôle du travailleur, où l'homme serait affranchi de l'aliénation dans le travail. Et Pierre LEROUX, même s'il lui reproche de ne pas avoir su découvrir comment l'homme serait rattaché à l'homme, voit en lui, à l'encontre de tous ceux qui l'accusent de simplisme, un philosophe et un législateur qui a révélé à son pays des penseurs nouveaux, quant au social. "Rien de plus moderne, et en ce sens rien de plus original, que sa conception de la Société humaine servie par des machines, les hommes devenus par là égaux et libres, la machine à vapeur remplaçant l'Ilote.". 

     Mais dans ses efforts pour trouver des soutiens, Robert OWEN, surtout avant 1830, a tendance à ne pas remettre en cause la structure sociales existante : il ne pose pas la question d'une relation possible entre la prolétarisation des classes inférieures et l'appropriation privée des moyens de production. Il s'étend bien plus sur une grande rationalisation de l'ordre existant et invite les classes privilégiées à s'associer à son plan de réforme. Sa terminologie est d'ailleurs révélatrice d'une idéologie à la fois paternaliste et pré-manchestérienne.

Plutôt que de voir en Richard OWEN, à la fois un socialiste et un conservateur, il faut mieux s'interroger, écrit Michel ABENSOUR, à la suite de K. MANNHEIM Essay on Sociology and Social Psychology), sur les origines conservatrices du socialisme, sur comment une critique de la société bourgeoise d'inspiration traditionaliste, peut-elle se transformer en critiques beaucoup plus révolutionnaires. Un auteur comme POLANYI, cité par ABENSOUR, estime que Robert OWEN apporte une nouvelle conception du social sous la forme d'une découverte ou redécouverte de la société, en un triple sens :

- Il ne s'agit pas tant pour OWEN de "fabriquer" du social à partir de zéro que de recréer un tissu social après une expérience de dissolution de la société inouïe et sans précédent dans l'histoire humaine. C'est cette expérience catastrophique de dislocation de la vie du peuple qui amène l'industriel à un marché autorégulateur basé sur le social, sans toucher aux systèmes hiérarchiques en place.

- OWEN ne se contente pas d'un point de vue défensif et réactif : il ne s'agit pas seulement de protéger, mais de promouvoir, dans le surgissement du système industriel une façon de faire qui intègre le niveau économique dans le social. Il apprécie à sa mesure le nouveau monde qui nait, cette nouvelle société complexe, à l'inverse de nombre de ses collègues industriels contemporains. Ce nouveau monde est susceptible d'engendrer une nouvelle sociabilité, d'échange et de communication entre les hommes, pour autant qu'on oriente ce nouveau lien social vers la coopération et qu'on pratique une disjonction entre industrie et économie de marché, pour autant que l'humanité parvienne à se libérer des préjugés économistes lui occultant les possibilités de régénérer les cellules du tissu social altérés par l'économie de marché et surtout l'empêchant de laisser se déployer les réseaux relationnels inclus virtuellement dans la manifestation de l'industrie.

- Penseur post-chrétien, OWEN confronte le jugement de surpuissance propre à la société moderne à une critique de l'individualisation chrétienne, selon laquelle il est possible à l'individu de former lui-même son caractère. "Si l'une quelconque des causes de malheur ne peut être supprimée par les pouvoirs nouveaux que les hommes sont sur le point d'acquérir, ceux-ci sauront que ce sont des maux nécessaires et inévitables ; et ils cesseront de se plaindre inutilement comme des enfants." (cité par POLANYI, La grande transformation, 1944, traduction française, Gallimard, 1983).

"Dans cet écrit de 1813, conclut Miguel ABENSOUR, en dépit de toutes ses ambiguïtés, Robert Owen inaugure la tradition mal connue et surtout mal comprise d'un socialisme éthique qui vise, non pas à une nouvelle éducation morale de l'humanité sous forme d'une répression des passions, mais qui cherche à inventer, à imaginer, à élaborer de "bonnes rencontres" c'est-à-dire : d'autres relations entre les hommes qui, grâce au règne des passions joyeuses, augmenteront leur puissance d'agir."

 

   Ophélie SIMÉON pose la question de savoir si Robert OWEN est le père du socialisme britannique. MARX et ENGELS et bien d'autres l'ont épinglé, avec FOURIER et SAINT-SIMON en raison d'un socialisme jugé bourgeois, idéaliste et anti-révolutionnaire, même s'ils voient en OWEN un précurseur du socialisme "scientifique". "Démodée de son vivant par les communistes et les chartistes, la pensée d'Owen, ou owénisme", n'en demeure pas moins un point de référence d'une remarquable longévité (J F C HARRISON, A new View of Mr Owen, dans Sidney Pollard & John Salt, Robert Owen : Prophet of the Poor, Londres, Macmillan, 1971). L'attitude ambivalente des contemporains par rapport à son oeuvre oblige à une réévaluation historiographique dans le cadre d'une réflexion sur les origines intellectuelles du socialisme, surtout dans un monde anglophone beaucoup plus marqué que sur le continent par un socialisme non marxiste ou pré-marxiste. Pourquoi, au moment de la crise des valeurs au sein de la gauche britannique (qui n'est pas toute socialiste...), se tourne t-on vers un socialisme dit utopique perçu comme le père du mouvement socialiste britannique? "Partisans, écrit notre auteur, de l'action non-violente et farouchement opposé au principe de révolution (...), Owen et ses partisans veulent faire de leurs communautés un exemple à suivre, prélude à une conversion progressive mais volontaire de l'ensemble de l'humanité à leurs théories. Cependant, ces communautés échouent toutes, en proie à de nombreuses difficultés matérielles et à des dissensions internes. le fossé grandit en effet entre l'attitude paternaliste d'Owen, héritage de New Lanark, et une frange minoritaire de partisans plus radicaux. Dans les années 1830, au moment du Great Reform Act, qui étend partiellement le droit de suffrage, Owen reste méfiant envers les classes populaires, que les circonstances poussent selon lui trop facilement à la subversion. La démocratie équivaut pour lui à une dictature du prolétariat remplaçant celle des aristocrates et des capitalistes, et il estime en outre que les classes populations sont, en l'état actuel des choses, encore incapables de se gouverner elles-mêmes. L'exemple du progrès doit donc venir d'en haut, autrement dit de lui-même. Avec la montée du syndicalisme et des mouvements ouvriers, l'owénisme est frappé d'obsolescence, et en 1844, l'échec de la communauté de Queenwood mène Owen et ses partisans à la banqueroute. C'est la fin de l'owénisme en tant que mouvement organisé." Devant ces échecs, et d'autant plus qu'OWEN se tourne vers le spiritisme, l'ensemble des socialistes se tournent vers d'autres perspectives.

     Une fraction du mouvement qui se revendique toujours socialiste toutefois, mais qui refuse toujours, contrairement au syndicalisme qui se développe, l'idée de lutte des classes, redécouvre plus tard, à travers le Société fabienne, l'héritage de ce premier socialisme britannique. Fondée en 1884 parmi les cercles de l'intelligentsia de l'époque, cette Société Fabienne défend une politique réformiste. On compte parmi ses membres de nombreux artistes et intellectuels, tels que les historiens du socialisme SIDNEY et Béatrice WEBB, George Bernard SHAW, H G WELLS (l'auteur de science fiction), la romancière Virginia WOOLF, Emmeline PANKHURS. Proches du mouvement coopératif et en faveur d'un idéal de justice sociale, les Fabiens jouent un rôle de premier plan dans la fondation du Parti Travailliste Britannique en 1900. Toujours en activité, la Société Fabienne fonctionne comme un think tank affilié aux travaillistes. "Le souvenir d'Owen est ainsi ponctuellement réactivé tout au long de la première moitié du XXe siècle par les divers gouvernements travaillistes. Le blairisme semble, en tout cas pour l'auteur, une continuation des communautaristes et des coopérativistes. Il se situe dans une certaine continuité idéologique, qu'il faut cependant renforcer, en rompant avec une tradition étatiste. Il s'agit-là sans doute d'une réinterprétation de l'oeuvre de Robert OWEN.

     Ré-interpréation qui se révèle facile dans un socialisme d'essence coopérative et libertaire, mais qui oublie peut-être son aversion pour l'activité politique proprement dite. En tout cas, entre une expression idéologique du blairisme "très moyenne", cherchant une troisième voie hypothétique sans tomber carrément dans l'orbite libérale, et une certaine naïveté (nous appellerions ce socialisme, socialisme naïf) avec la croyance d'une bonne volonté des propriétaires et des grosses fortunes capitalistes. A l'heure d'une crise des valeurs dans la gauche britannique, il n'est pas sûr que la référence à l'oeuvre de Robert OWEN constitue une voie prometteuse...

 

Robert OWEN, Textes choisis, Éditions sociales, 1963. Nouvelle vision de la société, Atelier Création Libertaire, 2012. On peut se procurer la réimpression d'éditions originales de son oeuvre au site www.chapitre.com.

Ophélie SIMÉON, Robert Owen, père du socialisme britannique?, septembre 2012, www.la vie des idées.fr. Michel ABENSOUR, A New View of Society, 1813-1814, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Antoine LION, Owen Robert, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Armelle LE BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelle Histoire des Idées politiques, Hachette, 1987. 

 

Relu le 28 mars 2022

    

 

 

 

 

 

 

 

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6 mars 2016 7 06 /03 /mars /2016 10:45

         Quel que soit l'inventeur du mot "socialisme" (que Pierre LEROUX revendique en 1831), ceux qui revendiquent fièrement l'étiquette de "socialistes" (utilisée par les conservateurs dans un sens péjoratif) commencent à participer activement à partir des années 1840 à l'élaboration de nouvelles pensées qui achèvent, après le saint-simonisme, de bousculer les vieilles doctrines de l'Ancien Régime pour faire place à des débats qui mettent au centre la "question sociale".

Ce socialisme, qui vient après bien des pratiques sans doctrines, nait simultanément en France et en Angleterre st s'épanouit dans une période que les philosophes allemands ont appelée Vormärz, le pré-48, qui part en la France de la monarchie de Juillet à la fin de la Seconde République. Le coup d'État de 1851 brise l'élan de ce jeune socialisme (exil des principaux chefs de file) qui garde toutefois sa force jusque dans les années 1860. Après le désastre militaire, la Commune de 1871, c'est une autre configuration philosophico-politique qui prend sa place.

           Armelle LE BRAS-CHOPARD, écrit que "dans cette brève période d'éclosion du socialisme, celui-ci, en se développant, évolue. Il privilégie d'abord la réforme sociale par rapport à la réforme politique pour ne plus séparer ensuite ces deux types de réformes. Parallèlement, s'il se montre assez indifférents par rapport à l'État au départ, il finit par le placer au coeur de la problématique soit pour lui demander des réformes soit pour le détruire. Enfin, la frontière encore floue au début entre socialisme et communisme se dessine de mieux en mieux. Le communisme est d'abord considéré comme une variante du socialisme et se caractérise alors par ses fins : la volonté d'établir un égalitarisme forcené (c'est ainsi que l'on parle du communisme d'Étienne Cabet). Puis il prend de plus en plus son autonomie vis-à-vis du socialisme en se distinguant de lui par les moyens employés pour parvenir au nouvel ordre social : la révolution. Malgré la diversité de leurs systèmes qui les opposent parfois en de violentes polémiques, il n'en existe pas moins chez ces premiers socialistes un certain nombre de traits communs dont l'ensemble forme ce que l'on a appelé "l'esprit de 1948"."

 

       Thomas BOUCHET et ses collaborateurs, qui reviennent sur les premières années du socialisme français, montrent bien leur état d'esprit : "Les premiers socialistes estiment qu'il ne suffit pas que la société souffre, que les gaspillages et les destructions s'accumulent, que les crises se répètent pour qu'émergent les mouvements politiques et sociaux réformateurs ou révolutionnaires. Encore faut-il qu'apparaissent une conscience vive et une connaissance précise de ces pathologies. Seules cette conscience et cette connaissance peuvent permettre un développement harmonieux de la société à long terme, mais aussi, au présent, de multiplier les expériences en vue d'améliorer les situations concrètes. Tous ceux qui se saisissent de la question sociale à travers les journaux qui se créent en grand nombre entre 1825 et 1835 d'abord, puis moins massivement entre 1835 et 1848, et selon une croissance exponentielle après février 1948, rêvent d'un avenir émancipé, d'un ordre social régénéré à l'écart du capitalisme délétère et de sa concurrence forcenée. Aujourd'hui, comme au seuil des années 1830, ces termes de "souffrance", de "crise", de "destruction" nous sont à nouveau familiers. Comme ces décennies révolutionnaires qui ont vu naître à la fois le capitalisme industriel, les grandes idéologies émancipatrices et la presse de masse, la période actuelle est un moment charnière où, pour continuer d'inventer l'avenir, nous allons devoir forger un nouvel espoir conforté par un savoir rigoureux sur l'émancipation."  C'est entre 1825 et 1851, que les socialistes dans leur diversité, changent peu à peu leur manière de voir et leurs objectifs : "de défenseur des intérêts des "industriels" que les saint-simoniens, opposés aux oisifs et aux rentiers héritiers de l'Ancien Régime, défendaient sous la Restauration, (ils) se mu(ent) en défenseur(s) prioritaire(s) des intérêts des travailleurs." Ce n'est qu'après 1830, que ces premiers socialistes se pensent en tant que tels pendant que le mot "socialisme" entre fortement dans le langage courant. Mais la versatilité du concept de socialisme reste de mise tout au long du XIXe siècle. Le socialisme se forme progressivement, "à mille lieues de l'interprétation marxiste qui ne voit dans ces socialismes naissants qu'un brouillon utopistes", dans des expérimentations multiples, dans l'élaboration de quantité de réformes sociales, économiques, politiques et morales, dans la constitution de propositions originales qui peu à peu forment un corpus théorique et doctrinal en lien étroit avec quantité de luttes ouvrières. "Le projet d'intervenir dans l'arène politique, se sensibiliser l'opinion aux idées neuves du socialisme et de l'association est au premier rang des intentions de cette génération qui vit, avec l'article 7 de la Charte de 1830, avec les innovations techniques dans l'imprimerie et la naissance de la presse moderne, une véritable révolution communicationnelles". Constantin PECQUEUR évoque le "nouveau medium" qui, comme le télégraphe et le chemin de fer, va accélérer la circulation de l'information ; Pierre LEROUX écrit que "nulle démocratie, et partant nul vrai et légitime gouvernement de la société n'est possible sans l'oeuvre préparatoire dévolue à cette presse". Cette révolution dans le domaine de la communication se situe dans le prolongement direct de l'histoire chaotique des années 1789-1815, et plus avant, dans l'histoire des Lumières. 

"La littérature concernée, écrivent encore nos auteurs, est par ailleurs immense car elle couvre tous les champs du savoir et de la culture. ce socialisme ou cette "science sociale", cette "religion-philosophie", se veut en effet connaissance des liens associant tous les phénomènes et tous les temps et permettant de progresser dans l'organisation et le gouvernement des destinées communes, économiques, sociales, politiques." Ils signalent à bon droit que les figures de proues ne doivent pas masquer l'immense cohorte d'auteurs aujourd'hui oubliés mais qui pesèrent tout autant dans l'évolution des mentalités. On ne retient souvent que quelques noms ENFANTIN, BAZARD, LEROUX, CABET, BLANC, PROUDHON , BUCHEZ, alors que devraient bénéficier de notre attention tout autant DEROIN (1805-1894), PEREIRE (1800-1875), REYNAUD (1806-1863), DÉZAMY (1808-1850), NIBOYET (1796-1883), PECQUEUR (1801-1887), GUÉPIN (1805-1873), CONSIDÉRANT (1808-1893), RASPAIL (1794-1878)... "Entre les années 1820 et la période de répression et d'exil qui suit le coup d'état bonapartiste de décembre 1851, le socialisme s'invente et mue en profondeur. , le langage pour dire la reconstruction d'un monde harmonieux et émancipé - langage qui structure encore notre imaginaire politique - s'élabore peu à peu. Les expériences révolutionnaires, les expérimentations sociales, l'avènement du capitalisme industriel forgent un nouveau monde. La lutte contre les oisifs laisse la place à la lutte contre la bourgeoisie, la défense des citoyens opprimés dans le système électoral censitaire à la quête d'une égalité qui émanciperait les prolétaires. Dans cette lente mutation qui voir l'émergence du socialisme moderne, la révolution de 1848 et ses espoirs constituent un moment essentiel."

      Thomas BOUCHET et ses collaborateurs distinguent dans cette évolution, trois grandes périodes:

- la décennie 1825-1835, de part et d'autre de la révolution de 1830, marquée par une lente maturation des idées, une nouvelle génération exploitant et donnant une extension inédite aux idées de SAINT-SIMON et de FOURIER, critiquant un libéralisme synonyme de rstriction des libertés, renouant avec le républicanisme, et s'interrogeant encore sur les contours d'une nouvelle religion à créer pour le nouveau monde industriel ;

- les années 1836 à 1847, travaillée par un bouillonnement intellectuel et éditorial qui voit s'affirmer le socialisme fraternitaire et républicain, les communismes, le proudhonisme ou le fouriérisme ;

- toute la IIe république, de 1848 à 1851 et la décennie qui suit, années où ces hommes qui participent au socialisme sont au gouvernement pour un court printemps avant de subir les événements, des journées sanglantes de juin 1848 jusqu'à l'avènement d'une dictature sous Napoléon III ("Le Petit"). Ces années sont d'un renouvellement des idées et des doctrines. "Si pour toute cette génération, la période s'achève par l'exil, la prison ou le silence, marquant sans conteste la fin de l'aventure de ce premier socialisme, d'autres possibles s'ouvrent ensuite. De nouvelles traditions intellectuelles et émancipatrices surgissent sur le terreau laissé par ces hommes et ces femmes qui, par leurs voix et leurs plumes, cherchent dans leurs journaux à inventer un avenir meilleur."

   Le socialisme se répand au fur et à mesure des développements de l'industrie. La diffusion du saint-simonisme en Europe, la permanence d'une contestation socio-politique qui se radicalise en Angleterre, l'éclosion d'un socialisme allemand, très influencé dès ses origines par le marxisme, la naissance d'un courant socialiste aux États-Unis sont des éléments différents d'une même contestation de l'ordre établi, sur de nombreux points ou sur l'ensemble du système. 

En France et en Angleterre, Armelle LE BRAS-COPARD se focalise sur les deux grands pionniers que sont Robert OWEN en Angleterre et Charles FOURIER en France. Malgré "la divergence de leurs vues utopiques, (ils) s'accordent sur leur refus de passer par le politique pour la réalisation des réformes sociales. Refus que ne pourront maintenir par la suite les autres socialistes qui continueront néanmoins à considérer Owen et Ch. Fourier comme la référence obligée si ce n'est exclusive."

Notamment par La Charte du peuple de mai 1838, Robert OWEN donne naissance à un mouvement, le chartisme, qui décline très vite à partir de 1843 pour se décomposer en 1848 : le mouvement, très peu doctrinal, consiste plus en une révolte contre le machinisme qu'un véritable mouvement de classe, bien qu'il est composé exclusivement d'ouvriers.

 Charles FOURIER, qui fait porter au commerce l'essentiel de l'"anarchie industrielle", élabore par contre toute une doctrine égalitaire, à vocation de susciter à la fois des expérimentations sociales et de préparer l'avènement d'une nouvelle société industrielle. Il attend de manière continue l'aide de l'État ou d'un généreux mécène pour l'aider dans ses initiatives. Ses idées font école à la fin de sa vie et ses disciples répandent après 1830 une pensée assez méconnue de son vivant. Par ses journaux, Le Phalanstère (1832-1834), La Phalange (1836-1840), Démocratie pacifique (18343-1850) et par ses ouvrages, les principaux étant Destinée sociale en 3 volumes (1834-1844), Les principes du socialisme (1847) et Le socialisme devant le vieux monde (1848), Victor CONSIDÉRANT est le principal propagateur de la doctrine de FOURIER. Il attire de nombreuses recrues, parfois arrachées du saint-simonisme (LECHEVALLIER, TRANSON...) et tente d'expérimenter sans succès des phalanstères (dont au Texas après 1850). Ce grand propagateur élague en fait fortement l'oeuvre de FOURIER, écartant les manuscrits jugés trop libidineux comme Le Nouveau monde amoureux, inédit jusqu'en 1969, et loriente plus vers un républicanisme socialisant. l'influence de FOURIER hors de France est considérable, en Russie, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Espagne et surtout aux Etats-Unis où de nombreuses communautés sont fondés en partie grâce au dynamisme de BRISBANE.

Les nombreux dissidents de l'école saint-simonienne, surtout vers 1830-1831, alimentent le courant socialiste d'origine. Parmi eux s'illustrent notamment Pierre LEROUX et Philippe BUCHEZ. 

Le souci d'égalité s'affirme d'avantage chez des socialistes comme Louis BLANC, Constantin PECQUEUR, Etienne CABET et chez les néo-babouvistes. 

      C'est surtout à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que le socialisme se développe aux "États-Unis. Mais à travers le mouvement composite des communautés plus ou moins autarciques sont expérimentées dès la période de colonisation blanche des territoires de multiples manière de vivre, qui font beaucoup de place aux valeurs de fraternité et d'égalité. Ce n'est pas sur le plan politique, ni encore moins électoral, que peut se mesurer l'importance du socialisme aux États-Unis, comme l'écrit d'ailleurs Marcel RIOUX. "L'apparition des différents socialismes aux USA suit à peu près la même chronologie que celle des varités européennes. En Europe comme aux USA, le socialisme suit la même évolution que la société elle-même : au XVIIe siècle, les utopies pré-socialistes s'incarnent dans une Europe encore largement religieuse et sont elles-mêmes imprégnées de religion ; le rationalisme du XVIIIe siècle rend les mouvements de réforme plus profanes ; ce n'est qu'au XIXe siècle qu'apparait le socialisme dit scientifique". Même si dans l'esprit de l'auteur existe cette dichotomie entre socialisme utopique et socialisme scientifique (avec des connotations péjoratives pour le premier), un peu dommageable pour la recherche historique, il restitue ce socialisme aux Etats-Unis d'une manière assez claire :

"Le socialisme religieux ou sectaire connut un certain succès aux USA, particulièrement à partir de la décennie 1734-1744, époque de la Grande Renaissance évangélique ; plus tard les Shakers qui forment des groupes où la propriété, la production et la consommation sont mises en commun, se développeront à la fin du XVIIIe siècle et pendant tout le XIXe siècle. (...) D'autres sectes, les Rappites, les Séparatistes Zoar et les perfectionnistes Oneida se développèrent tout le XIXe siècle. Ces premiers socialistes étaient des illuminés religieux qui formèrent des petites communautés rurales dans lesquelles les ressources étaient mises en commun ; ces communautés étaient homogènes, statiques et fermées. Plusieurs sectes protestantes et plus particulièrement le calvinisme ont toujours voulu essayer de conciler l'idéal chrétien et l'idéal social du socialisme. (...).

Les partisans américains d'un socialisme utopique profane, avaient, au contraire, des visées terrestres ; leurs mouvements se situaient sur la terre et dans l'histoire ; ils ne se fiaient pas surtout à la mystique ni à la religion pour atteindre leurs buts. Ces socialistes, contrairement aux Shakers, réagissaient directement contre les abus de la société industrielle naissante en proposant divers degrés de propriété collective pour fournir aux individus les moyens de se réaliser pleinement. Encore ici, les socialistes diffusèrent et essayèrent d'appliquer des idées venues d'Europe, plus particulièrement de France et d'Angleterre. Owen, Fourier et Cabet furent les principaux initiateurs de ces mouvements américains." Si le socialisme s'implante par la suite politiquement, c'est surtout à la faveur des vagues d'immigration successives, notamment en milieu ouvrier, mais dans des limites fortes dues aux spécificités de la société américaine. Marcel RIOUX avance plusieurs raisons à ce peu d'emprise sur la vie politique : la force du libéralisme et de certaines variantes, la forte mobilité sociale de la classes ouvrière (on pourrait en dire autant des ouvriers agricoles que des ouvriers d'usines), la politique américaine marquée par la "question noire" et les antagonismes sectoriels ou géographiques entre différentes "nationalités" américaines, l'idéologie américaine faite de différentes sortes d'espoirs d'amélioration de la condition à l'intérieur du système, "individualisante" par ailleurs, la morale (où la religion n'est jamais loin) et la politique (qui fractionne les différents intérêts) en général.

 

Marcel RIOUX, Le socialisme aux États-Unis, dans revue Socialisme 64, Revue du socialisme international et québécois, n°1, printemps 1964, édition électroniques dans Les classiques en sciences sociales, www.uqac.ca. Howard ZINN, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002. Sous la direction de Thomas BOUCHET, Vincent BOURDEAU, Edward CASTLETON, Ludovic FROBERT, François JARRIGE, Quand les socialistes inventaient l'avenir, 1825-1860, La Découverte, 2015. Armelle LE BRAS-CHOPARD, Les premiers socialistes, dans Nouvelle histoire des Idées politiques, Sous la direction de Pascal OURY, Hachette, 1987.

 

PHILIUS

 

Relu le 30 mars 2022

 

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5 mars 2016 6 05 /03 /mars /2016 07:55

 v  Hormis certains historiens et certains cercles voulant garder vivantes les idées saint-simonistes (et qui leur font une place dans les oeuvres éditées régulièrement), on n'a sans doute pas suffisamment observés le mouvement d'idées - surtout en France, mais aussi dans toute l'Europe - qui, avec l'éclosion de la société industrielle, déplace littéralement le centre des discussions philosophiques, morales, politiques et économiques.

 

Un effet de la révolution industrielle...

  La prise de conscience de l'importance prise par l'industrie, mais sans doute aussi la volonté de tourner la page d'une histoire européenne marquée par plus de trente d'années de guerre destructrices tant en hommes qu'en biens, provoque une floraison littéraire (du scientifique au roman, en passant par la philosophie) qui relègue véritablement nombre de discussions parfois pratiquement dans l'oubli, ou comme éléments d'une réaction contre l'évolution historique. Même si le saint-simonisme en tant que tel, affirmé et diffusé, sans doute à cause de cette floraison qui va véritablement dans tous les sens, est en quelque sorte refoulé, marginalisé après environ les révoltes et révolutions de 1848, le regard vers celui-ci permet de saisir quelques éléments fondamentaux sur lesquels on ne pourra en Occident véritablement revenir : la recherche du bonheur individuel et collectif, la production exponentielle de richesses, l'aspiration à une justice, une fraternité et une liberté qui n'attend plus l'au-delà pour se réaliser... Même le libéralisme le plus affairiste, le socialisme le plus autoritaire, sont redevables de ce mouvement d'idées, qui dans la foulée, donne aux masses populaires une place, un rôle, un statut qu'ils n'avaient jamais eu auparavant. Qui dans la foulée donne au conflit social un sens aigu, indépassable, jusqu'à mettre au premier plan dans un second temps des idées qui rompent avec une conception de l'harmonie sociale d'Ancien Régime. Qui veulent donner ensuite le premier rôle aux producteurs, pris dans des sens très différents selon les familles politiques émergentes. Producteurs-chefs d'entreprise-capitaines d'entreprise du côté du libéralisme, producteurs-masse productrice-classe ouvrière-classe paysanne du côté du socialisme, lequel se divise en plusieurs courants donnant ou non à ces derniers le primat à ce dernier, les différents marxismes bousculant tout l'ordre social.

 

Le conflit, moteur de la modernité...

   Non seulement le conflit porte sur la prédominance des acteurs du Nouveau Régime, de la modernité et d'autres encore solidement accrochés à l'Ancien, mais il porte aussi sur les pouvoirs au sein des producteurs eux-mêmes, que ce soit entre producteurs d'États différents, que ce soit entre producteurs de classes sociales différentes. L'analyse économique - à la fois perception et calcul - de la production et de la répartition des richesses (certaines novatrices, d'autres voulant poursuivre dans la lignée de courants antérieurs) se trouve être au coeur de ce conflit, tandis qu'une véritable nouvelle branche des savoirs, la sociologie, se met lentement en place, jusqu'à devenir hégémonique plus tard. 

 

Saint-simonismes...

   Comme ceux qui étudient le saint-simonisme le disent eux-mêmes, la définition de cette "famille" n'est pas chose facile. Entre ceux qui se réclament de tout ou d'une partie de l'oeuvre de SAINT-SIMON, ceux qui délibérément n'en retiennent qu'une partie, soit les constatations socio-historiques, soit la venue d'un monde de fraternité sociale, soit encore les préceptes religieux, ceux qui s'accrochent à l'étiquette "Saint-Simon" et ceux qui la renie après en avoir été des militants et ceux qui s'en détachent pour fonder d'autres systèmes de pensée sans y jeter l'anathème, il n'est pas facile effectivement de dire qui est "simonienne" ou pas. Les membres de la société des Études saint-simonienne ont choisi une approche évolutive (Lionel LATTY) qui s'appuie sur les repères précis et incontestables que fournissent l'historique et les listes des groupes successifs. Sont en l'occurrence pris en compte : le Collège, soit le groupe de militants constituant l'étage supérieur de la hiérarchie immédiatement sous les deux "Pères suprêmes", BAZARD et ENFANTIN ; la Retraite de Ménilmontant, soit la quarantaine d'hommes sélectionnés par ENFANTIN en 1832 pour une ascèse physique et spirituelle destinée à en faire ses "apôtres" ;  et une structure tardive de solidarité, discrète, sans finalités militantes, élargie à de simples sympathisants (dont de très connus), mais trop souvent négligés : les "Amis de la Famille", soit, dans le langage d'aujourd'hui, une petite mutuelle, créée sur le tard, dans le cadre de la législation sociale du Second Empire. En fait, ici, nous nous attachons plus aux "rameaux" du saint-simonisme, rameaux opposés d'ailleurs ou très différents : libéralisme, socialisme et sociologie... sans oublier que d'autres familles interpénètres le saint-simonisme,, féminisme, anarchisme... Des idées "républicaines" et "coloniales" y sont également issues...

Tous ces courants en gestation possèdent tous en commun le refus du retour à l'Ancien Régime et la construction de manière originales - mêmes si elles peuvent être contradictoires - de place le travail au centre du jeu politique et de la vie quotidienne. C'est sur l'identification du travailleur que beaucoup s'opposent, de ceux qui veulent mettre en avant la classe ouvrière à ceux qui estiment que le peuple n'étant pas encore capable de se gouverner lui-même, doit être guidé par une administration, une sorte de technocratie. D'où la mise en place par de nombreux saint-simoniens à la tête de l'État de la IIe République et du Second Empire, comme de la IIIe République de structures gestionnaires (Polytechnique entre autres) et structures enseignantes. D'où la constitution d'organisations plus ou moins guidées par l'idée de révolution politique. D'où la constitution également de nouvelles idéologies religieuses et d'une nouvelle Église. Tous combattent les Royalistes et les partisans d'une Restauration plus ou moins avouable. Tous contribuent à faire du XIXe siècle français le siècle des saints-simoniens. Leurs ramifications en Europe et dans le monde colonisé par l'Occident constituent des atouts précieux pour leurs activités économique et/ou politiques. Plusieurs branches se dessinent progressivement, surtout après la mort en 1825 de SAINT-SIMON, avec une dominance parfois dans la vie intellectuelle de l'une ou l'autre, avec une philosophie politique correspondante. Il faut dire enfin que le saint-simonisme étant marqué par une volonté d'accorder aux femmes une place plus grande (certains sont à la pointe du féminisme), ce qui lui attire (en plus d'éléments ouvertement anarchiste ou très libéraux sur le plan des moeurs) le rejet d'une grande partie de l'opinion, surtout après la moitié de ce siècle. Il faut dire aussi que les diverses compromissions, même des plus progressistes, avec la grande industrie et la grande banque - jusqu'à faire de "l'aile libérale" un moteur puissant d'industrialisation - attire le rejet de la frange dominante (malgré les répressions) du socialisme, le marxisme, surtout après la Commune de 1871, de tout le saint-simonisme, rejet politique que le marxisme partage avec de nombreux courants progressistes, chrétiens ou non, socialistes ou non. La révolte des Canuts de 1831 entraine déjà une première rupture, suivie de nombreuses autres au sein de ce grand ensemble. C'est d'ailleurs à l'intérieur même de ses moyens d'expression (presse, expositions) que se livrent les batailles politiques et idéologiques qui aboutissent un peu avant le début du XXe siècle à la dissolution du saint-simonisme en tant que tel, prélude à l'oubli jusqu'à récemment de ses grandes influences sur de nombreux plans, y compris sur l'internationalisme et les institutions internationales de paix.

 Les différents rameaux immédiats du saint-simonisme viennent principalement (car il y a à l'origine jusqu'à 600 militants et jusqu'à 3 000 sympathisants, dans la plupart se situent très haut dans la hiérarchie sociale et économique), juste après le fondateur Henri SAINT-SIMON (1760-1825), de l'activité et de la pensée de :

- Augustin THIERRY (1795-1856), historien, auteur de Histoire de la conquêt de l'Angleterre par les Normands ;

- Auguste COMTE (1798-1857), polytechnicien, mathématicien et philosophe, lequel par ses écrits et notamment par son Cours de philosophie positive, ouvert en 1826, donne naissance au positivisme, avec son Eglise de la "religion de l'humanité" (continuée jusqu'à nos jours), lequel est alimenté entre autres par Émile LITTRÉ (1801-1881), matérialiste et agnostique, autour du Dictionnaire de la langue française ;

- Émile DURKHEIM (1858-1917), philosophe, universitaire, fondateur de la sociologie ;

- Olinde RODRIGUES (1795-1851), mathématicien et financier, qui avec Auguste COMTE, fonde l'École du Producteur (1825-1826), dont sont membres également Armand CARREL, futur leader du journal républicain Le National, Adolphe BLANQUI, successeur de Jean-Baptiste SAY à la tête de l'économie politique, et BAZARD, ENFANTIN, Philippe BUCHEZ, fondateur du mouvement coopératif français, du journal L'Atelier (1840-1850), l'un des grands ancêtres de la presse socialiste, Laurent de l'ARDÈCHE, etc.

De cette École du Producteur se dégage Philippe BUCHEZ (1796-1876), médecin, historien et homme politique république (tendance catholique social), d'où partent également ceux qui s'intitulent les "saint-simonistes", soient Jules BASTIDE (1800-1879), Auguste BOULLAND, Claude CORBON (1808-1891) et la rédaction du journal ouvrier L'Atelier, Pierre-Célestin ROUX-LAVERGNE (1802-1874), abbé.

  Sont officiellement désignés comme successeurs directs de Henri SAINT-SIMON, Saint Amand-BAZARD (1791-1832), employé de l'octroi et ancien chef de la Charbonnerie et Prosper ENFANTIN (1796-1864), polytechnicien, économiste et homme politique. qui amorcent chacun de leur côté un grand rameau du saint-simonisme :

La pensée et l'action de Saint-Amand BAZARD sont poursuivies par les Républicains radicaux, avec parmi eux, Hippolyte CARNOT (1801-1888), homme politique, Edouard CHARTON (1807-1890), directeur du Magasin pittoresque, Ange GUÉPIN (1805-1873), médecin, Jean RAYNAUD (1806-1863) polytechnicien, Émile SOUVESTRE (1806-1854), romancier, créateur du personnage entre autres de Fantômas, et Pierre LEROUX (1797-1871), philosophe.

Ce dernier fonde l'École socialiste de Pierre LEROUX, à Boussac, dont font partie George SAND, Achille LEROUX, Pauline ROLAND (1805-1852), institutrice et Jules LEROUX (1805-1883), typographe. Avec Alexandre BERTRAND, Pierre LEROUX fonde le journal Le Globe en 1824, pendant plusieurs années l'organe des saint-simoniens jusqu'à la rupture de 1831. 

De son côté, Prosper ENFANTIN regroupe avec lui ceux qu'on appelle les "enfantinistes". Soient les "apôtres de Ménilmontant", "Famille de Paris", "Compagnons de la Femme", "Artistes", ect... ; Les ouvriers de la Ruche populaire, avec Louis-Edme Vinçard dit Vinçard aîné (1796-18??) et François DUQUENNE, imprimeur ; Les femmes libres, avec Suzanne VOILQUIN (1801-1876 ou 77), Jeanne DEROIN (1805-1894), lingère, puis institutrice, et Eugénie NIBOYET (1796-1883), femme de lettres ; Antonome, avec Claire DÉMAR (vers 1800-1833), féministe.

Se distinguent de ces "enfantinistes", les Dissidents fouriéristes, à savoir Jules LECHEVALIER (1806-1862), publiciste et Abel TRANSON (1835-1865), polytechnicien, mathématicien. 

   Des "apôtres de Ménilmontant" et consorts viennent plusieurs branches :

- Cercle d'Enfantin, avec François ARIÈS DUFOUR (1797-1872), homme d'affaires, Félicien DAVID (1810-1876), compositeur, Charles DUVEYRIER (1803-1866), journaliste, Adolphe GUÉROULT (1810-1881), journaliste, Louis JOURDAN (1810-1864), journaliste également, Charles LAMBERT, dit LAMBERT-BEY (1804-1864), polytechnicien et Ismaÿl URBAIN, orientaliste arabisant.

- Fratries, avec Michel CHEVALIER (1809-1879), polytechnicien, qui se situe dans la continuité des idéologies libérale, Auguste CHEVALIER (1809-1868), normalien (sciences), Émile BARRAULT (1799-1869), journaliste, Alexis BARRAULT (1812-1886), ingénieur, Gustave d'EICHTHAL (1804-1886), ethnologue et philologue, Adolphe d'EICHTHAL (1805-1895), banquier, Paulin TALABOT (1796-1863), polytechnicien, Jules TALABOT(1792-1868), industriel, Edmond TALABOT (1804-1832), magistrat.

- Cercle des Pereire, avec Émile PEREIRE (1800-1875), financier, Isaac PEREIRE (1805-1880), financier, Henri FOURNEL, polytechnicien, Eugène FLACHAT (1802-1873), ingénieur, Stéphane MONY, dit FLACHAT (1800-1884), ingénieur.

- Cercle de Lemonnier, avec Charles LEMONNIER (1806-1891), philosophe et avocat, Elisa LEMONNIER (1805-1865), directeur d'école, Léon BROTHIER, maitre des forges et philosophe, Dominique TAJAN-ROGE (1803-1878), musicien et Clorinde ROGÉ (1807-1857), féministe ;

- Autonome, Maurice LA CHÂTRE (1814-1900), auteur du nouveau dictionnaire universel. 

Philippe RÉGNIER et Nathalie COILLY, à qui nous devons beaucoup de ces informations, dressent une chronologie des différents groupes dominants, suivant les années. Ils citent ainsi :

- Les années BAZARD (1825-1831), celles où s'activent Le Producteur (qui se démarque vite du parti libéral), L'École du Producteur, qui passe pour l'organe de l'industrialisme, L'Organisateur (1828-1829) qui attire beaucoup par sa radicalité et la promesse "à chacun selon sa capacité, à chaque capacité ses oeuvres", toute une fraction avancée de l'élite des ingénieurs, surtout des polytechniciens, ainsi que des médecins, des juristes... D'emblée les saints-simoniens sont entrainés sur le terrain politique, orientés vers une lutte sociale quotidienne, pacifique certes, mais sans merci contre les "oisifs", avec une tonalité socialiste parfois proche du collectivisme,  suivant l'impératif formulé par SAINT-SIMON lui-même dans le Nouveau Christianisme. 

- La folie Enfantin (1832-1833), celle qui fait mettre en scène, à la manière d'un chemin de croix le destin de certains de ses animateurs. C'est une période où, sombrant dans un certain guignolisme mâtinée de religiosité abâtardie, les membres de cette "confrérie" se laisse emmener par un chef charismatique et égocentrique. "Mais s'il rejoue la folie érasmienne du Christ, en pratique, cet art suprême qui tutoie délibérément le ridicule est, on l'aura compris, l'art de faire passer pour une apothéose une dégringolade du genre dont une organisation ne se relève pas. En faisant flamber en un temps court tout le capital d'autorité accumulé depuis 1825, le Père réussit à assurer une survie du groupe après Bazard, à sauver la face devant un pouvoir déterminé à l'anéantir, à manifester pacifiquement alors même que Paris retentit des coups de canon tirés contre les républicains. L'exploit n'est pas mince si l'on pense qu'à peine la crise interne dénouée, les salles de réunion sont fermées par la police, les correspondances, les papiers et les comptes saisis par la justice, les principaux dirigeants inculpés de provocation à la révolte, d'escroquerie et d'immoralisme. Pendant qu'Enfantin envahit de la sorte tout le champ du saint-simonisme, déconsidère au présent l'étiquette saint-simonienne mais l'illustre et se l'approprie définitivement - devant la postérité -, les autres prétendants à la succession de Saint-Simon, défaits et amers, en sont de leur côté réduits à déposer leurs titres de légitimité et à s'essayer eux-mêmes école et Eglise, chacun pour soi, en ordre dispersé, sous peine d'être eux aussi emporté dans la catastrophe. Le XIXe siècle est peuplé de saints-simoniens, illustres ou obscurs, qui, à cause d'Enfantin, ne se sont jamais réclamés de leur baptême. C'est bien ce à quoi ne songe pas, trop souvent, le lecteur qui se plonge dans les oeuvres monumentales d'Auguste Comte et de Pierre Leroux, feuillette les revues de ce dernier et celle des buchéziens, ou bien encore parcourt les volumes des cinquante années, au bas mot, du Magasin pittoresque d'Edouard Charton. (...)". Antoine PICON décrit l'évolution du saint-simonisme dans des contradictions exacerbées par la double direction de Bazard et d'Enfantin. "De son passage par la Charbonnerie, Bazard conserve une orientation révolutionnaire que ne possède pas Enfantin. Celui-ci se montre davantage sensible aux sirènes du monde des affaires au sein duquel il s'est formé. On retrouve par ce biais le double visage d'un saint-simonisme préparant à la fois l'avènement du socialisme et la mise en place du capitalisme du type autoritaire du Second Empire."

- A la rencontre" de l'Orient musulman. "Relégué à l'arrière-plan dans la philosophie du progrès de Saint-Simon et dans la doctrine telle qu'exposée par Bazard, l'Orient, après l'avènement d'Enfantin, tend à devenir l'enjeu par excellence : le lieu de toutes les révolutions à venir, le levier qui permettra de faire sortir de ses ornières la vieille Europe, la valeur qui présidera à sa renaissance religieuse". Dans un climat intellectuel orientaliste, "le thème de la réconciliation des civilisations est (...) orchestré, au plan culturel, par Barrault, sous la formes de deux prédications littéraires appelant à l'union de la croix et du croissant, et, au plan économique, par Michel Chevalier, dans une série d'articles résumés sous le concept-titre de système de la Méditerranée.(...) La rencontre des saint-simoniens avec l'Égypte et avec l'Algérie réelles s'inscrit pour eux dans ces perspectives de paix et de développement, mais dans un cadre général qui est celui des débuts de l'impérialisme."

- L'âge d'or d'un industrialisme à la française. "A partir des années 1830, le saint-simonisme n'a plus d'existence militante publique. Quant aux saint-simoniens, divisés, déconsidérés, réduits au silence ou saisis par le doute, ils font de leur mieux, individuellement, pour rentrer dans le monde. Mais il apparait rétrospectivement que cette sortie de scène, cette dispersion, et, finalement, cette dilution sont précisément ce qui permet aux idées et aux hommes, banalisés, sécularisés, de trouver un second souffle. En une dizaine d'années, en effet, leur réseau devient une réalité déterminante et durable, une force matérielle hégémonique." Il ne subsiste pas grand chose sans doute de l'utopie sociale et morale, entre ENFANTIN qui se replie sur une activité au sein de la société civile (et affairiste) dans le Second Empire, FOURNEL qui s'accomplit comme ingénieur auprès des PÉREIRE... Ce sont surtout Auguste COMTE et Pierre LEROUX qui fondent leurs propres doctrines et écoles et qui produisent des oeuvres majeures et originales, même si les références communes aux saint-simoniens de manière générale les relient à une même perspective intellectuelle et religieuse. "Comme le Globe l'avait prédit, le crédit bancaire et le développement ferroviaire (deux domaines où sont particulièrement actifs les saint-simoniens) s'avèrent les principaux moteurs relativement indépendants des aléas politiques, d'une vraie révolution économique et sociale."

- L'activité de nombreux saint-simoniens dans les différents appels à une fédération européenne et/ou à une société des nations s'effectue au diapason de nombreux autres courants. "Aussi bien la grande réussite internationale des saint-simoniens est-elle la signature, en 1860, du traité de libre-échange entre la France et l'Angleterre. Leur rôle décisif dans cette préfiguration de l'Europe communautaire est évident sur une image que les manuels d'histoire n'ont pas enregistrés : l'on y voit, en compagnie de Richard Cobden, une délégation française conduite par un Michel Chevalier dominateur, accompagné d'Arlès-Dufour, d'Emile Pereire et de Jean Dollfus. La présence des mêmes hommes, et de quelques autres, dont Frédéric Le Play, dans l'organisation des expositions universelles de Paris et de Londres en 1855, 1862 et 1867, confirme leur rôle prépondérant et solidaire sur cette scène centrale et périodique des relations internationales de l'époque. La formation par Chevalier, en 1875, d'une association par actions en vue d'un tunnel ferroviaire sous la Manche constitue son ultime appel à une entente privilégiée entre la France et l'Angleterre. Mais en ce domaine, c'est sans doute le juriste Charles Lemonier qui assure le mieux, le plus loin et le plus longtemps la transmission des valeurs saint-simoniennes aux générations d'après 1870. Ce saint-simonien de la première heure, proche collaborateur des Pereire, apparait dès 1867 au premier rang des animateurs, à Genève, de la Ligue internationale de la paix et de la liberté. Il en exerce la présidence vingt ans durant, de 1871 à 1891, lorsque entre en discussion l'établissement, entre l'Europe et les États-Unis, d'un Bureau international permanent de la paix."

 

Sous la direction de Nathalie COILLY et de Philippe RÉGNIER, Le siècle des saint-simoniens, du Nouveau Christianisme au canal de Suez, Bibliothèque nationale de France, 2006. Pierre MUSSO, Saint-Simon et le saint-simonisme, PUF, Que sais-je?, 1999. 

 

PHILIUS

 

Relu le 1 avril 2022

 

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25 février 2016 4 25 /02 /février /2016 10:06

    Claude Henri de ROUVROY, comte de SAINT-SIMON, philosophe français, est à l'origine de nombreux courants de pensée. Avec son oeuvre et son influence, il fait figure de fondateur, voire de fondateur de fondateurs. Plusieurs courants sont issus directement de sa philosophie : le positivisme d'Auguste COMTE (son secrétaire particulier durant 7 ans), l'anarchisme de PROUDHON, le socialisme de Pierre LEROUX, saint-simonien dissident et celui de Karl MARX, la sociologie (appelée physiologie sociale) d'Émile DURKHEIM, l'école saint-simonienne elle-même, avec comme principaux leaders Barthélémy-Prosper ENFANTIN (1796-1864), Saint-Amand BAZARD (1791-1832) et Michel CHEVALIER (1806-1879).

Il y a véritablement dans le monde des idées surtout en Europe et principalement en France un avant et un après Saint-Simon. Penser le monde avec les grands livres religieux ou avec la vision hiérarchique des Ordres sociaux devient la marque du refus d'une évolution du monde vers l'industrialisation. De même qu'en économie générale, il y a une rupture entre un monde dominé par le rural et un monde dominé par l'industrie, en philosophie politique, il devient de plus difficile de penser la réalité avec les caractéristiques intellectuelles de l'Ancien Régime, compris non seulement comme organisation politique bien précise mais également plus largement comme rapports des hommes entre eux et avec la nature. Même pour ceux qui ne vont pas vers un socialisme, il n'est plus possible de penser le monde de manière aussi sereine qu'avant en s'appuyant sur les valeurs de l'Ancien Monde intellectuel.

     Réformateur estimant inachevée la Révolution française de 1789, car n'engendrant pas comme il l'appelle le nouveau système social, ce "système industriel", qui doit prendre complètement la place du "système féodal", il construit, à travers des écrits très épars (et souvent brouillons d'après ses secrétaires), mais pouvant être situés selon trois périodes précises, l'industrialisme, fille de l'Encyclopédie et de la Révolution française. Son oeuvre joue le rôle de médiation entre la fin du XVIIIe siècle où se forment les "sciences humaines" et le début du siècle suivant, où naissent les grands récits modernes (Pierre MUSSO).

Officier dans l'armée avant la Révolution (ce qui explique son langage souvent "militaire"), spéculateur pendant, puis chef d'entreprise, Claude de SAINT-SIMON rédige son oeuvre, quarante ans passés, de 1802 à 1825. Oeuvre qui prend la forme d'un ensemble touffu, désordonné, décousu de cahiers, de brochures, de lettres, d'articles, de projets d'ouvrages, de textes dictés ou co-rédigés avec ses secrétaires, qui ouvrent de multiples pistes de réfléxions. Mais il faut noter que beaucoup d'écrivains dans cette période, même s'il rédigent aussi des écrits plus cohérents et plus "finis", de véritables livres, font de même... Pierre MUSSO divise son oeuvre en trois "scansions", avec toutefois des imbrications multiples :

- la philosophie scientifique ou épistémologique (1802-1813) ;

- la sociologie politique (1814-1821) ;

- la philosophie morale et religieuse (1822-1825). 

   

    De 1820 à 1825, Claude de SAINT-SIMON se consacre principalement à l'analyse et à la défense de ce nouveau système dont lequel il croit fermement et à la recherche des moyens pour le faire advenir. Il y a chez lui un double trait (que certains pourraient prendre pour une contradiction) que l'on retrouvera chez ses multiples successeurs : la conviction de l'inéluctabilité de l'apparition du nouveau système et la nécessité de combattre pour le faire advenir. 

 Pour lui, l'histoire des sociétés depuis le haut moyen Age est essentiellement marquée par la succession de trois "modes d'organisation sociale" ; la connaissance de cette succession permet de comprendre la nécessité historique de l'instauration de la société industrielle. 

Le système féodal, à travers ses multiples péripéties, constitue une organisation sociale possédant sa logique propre. Fondé sur la "combinaison" de deux pouvoirs, pouvoir religieux et pouvoir militaire, il assure les conditions d'un équilibre. Une telle société, organisée en vue de la guerre et de la défense, met à sa tête les chefs les mieux préparés à réaliser cet objectif : les chefs militaires. Elle réserve aux autorités religieuses le pouvoir spirituel appelant à l'obéissance dans un système de hiérarchie et de domination. Dans ce système, le système "gouvernemental", les relations politiques sont déterminantes et assurent la soumission des producteurs aux nobles et aux religieux. La décomposition de ce système provient de la progression des "forces productives". Ce développement des facultés productives assure l'enrichissement et l'affirmation intellectuelle du Tiers-État, dresse progressivement la "classe des industriels" contre le pouvoir féodal, et les sciences contre la religion. C'est ce qu'exprime historiquement la Révolution française, sans y répondre adéquatement. Les années 1820 sont comme une phase de transition, une période d'achèvement de la décomposition du système féodal, qui prépare le nécessaire avènement du nouveau système : la société industrielle.

Dans ce nouveau système "la société toute entière repose sur l'industrie", compris comme le secteur manufacturier, l'agriculture, les artisanats, les fabriques et le commerce. Il ne sépare pas les connaissances scientifiques et les arts qui participent à la production.  De même que le système féodal avait pour but collectif la guerre et la défense militaire, le système industriel aurait pour but exclusif la production des biens matériels et intellectuels, la domination de la nature, la satisfaction des besoins. Dans Parabole des abeilles et des frelons (1819-1820, préface de L'Organisateur), SAINT-SIMON oppose radicalement les classes politiquement dominantes et parasitaires, vestiges à ses yeux de l'oppression féodale, et la classe des industriels. Une société industrielle signifierait l'élimination des classes parasitaires et l'avènement des producteurs dans leur ensemble. Cette inversion des rapports de classe n'entrainerait pas l'apparition d'une nouvelle domination puisque l'industrie impose à tous des rapports d'association. Aussi fortement que le système féodal imposait des relations de hiérarchie et d'obéissance pour réaliser ses objectifs guerriers, la société industrielle impose des relations d'association dans l'action commune de production. Et de même que dans le système féodale les décisions concernant les actions communes étaient prises par les militaires et les chefs politiques, dans la société industrielle, les décisions concernant le travail commun seraient prises par les producteurs dans l'intérêt de tous, et seraient donc approuvées par la collectivité, de manière rationnelle. Échappant au désordre de la domination, la société industrielle serait une société "organisée". Pour la première fois dans l'histoire, la société devient humaine (elle se propose ses propres buts en accord avec les exigences des hommes) et "positive" car elle agit pleinement et par-elle-même, en se faisant le sujet et l'objet de son action.

A la question de savoir comment cette société industrielle pourrait supplanter l'ordre ancien existe plusieurs réponses complémentaires. La réponse la plus générale de SAINT-SIMON se fonde sur la quasi-inéluctabilité du développement industriel : l'extension des "facultés productives" comme le progrès des connaissances scientifiques donneront nécessairement une force croissante aux producteurs contre les classes déclinantes. Mais il ajoute aussi qu'une action résolue de la classe des industriels accélèrerait ce processus en écartant les obstacles politiques. Dans cette voie, ses écrits prennent parfois les accents d'un appel à une lutte des classes dans laquelle l'ensemble des producteurs, agriculteurs, "chefs de travaux industriels", savants et ouvriers sont incités à lutter contre les classes parasitaires. Dans son dernier ouvrages, Le nouveau christianisme (1825), il infléchit ces appels en un sens moral. Comme s'il redoutait que cette société industrielle ne réalise pas spontanément cette "association" espérée, il réaffirme que cette société industrielle devra se donner pour objectif primordial d'"améliorer le plus rapidement l'existence de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre". Pour parvenir à ce but, une nouvelle religion civile serait nécessaire qui, reprenant l'inspiration primitive du christinanisme, permettrait la réorientation des énergies et l'avènement de la société industrielle. Plus nettement que dans ses écrits antérieurs, il fait appel à l'action des industriels, inspirée par une théorie et une morale nouvelles, pour édifier cette société industrielle et il s'en fait, plus fortement encore, le prophète.

SAINT-SIMON se situe logiquement  contre la Restauration, puisqu'il assimile le pouvoir politique aux pouvoirs de domination : ce régime constitue à proprement parler une régression (une réaction). Mais plus en avant dans le temps, il accuse les "légistes" de la Révolution de 1789 d'avoir cherché à reconstituer de nouveaux pouvoirs au lieu de libérer les industriels des oppressions politiques. Il invite à construire à la fois une "administration des choses" sous-tendue par une "science de l'homme" ou une "science des sociétés", à laquelle il assigne une double tâche.

 

Pour une science de l'homme...

D'abord cette science de l'homme aurait pour objet de repenser politiquement l'histoire et SAINT-SIMON esquisse ici le principe selon lequel la science politique ne saurait qu'être historique. Il cite avec éloge l'ouvrage de CONDORCET, Esquisse d'un tableau historique de l'esprit humain, pour avoir notamment dressé un tableau synthétique de l'évolution des civilisations. Mais il lui reproche d'avoir abandonné l'esprit d'observation au profit de préoccupations apologétiques et d'une philosophie du progrès. A ce tableau d'inspiration philosophique, il convient de substituer une science des système sociaux dans leurs particularités et leurs différences.

Ensuite, cette science de l'homme aurait pour tâche d'analyser les lignes de force de l'évolution présente : l'extension de l'industrie, la régression des structures politiques anciennes, la nécessaire progression de la classe des producteurs... Cette connaissance de l'évolution constituerait une véritable force sociale en ce qu'elle permettrait aux producteurs de prendre conscience de leur véritable rôle historique et ainsi les entrainerait à s'opposer aux classes parasitaires. la science de l'histoire permettrait à la classe de industriels de prendre conscience d'elle-même.

De nombreux jeunes de la génération des années 1825-1830 et des intellectuels proches ou issus des classes populaires seront enthousiasmés par de telles perspectives. Les saint-simoniens se multiplient dès la mort de SAINT-SIMON et forment tout un ensemble pas forcément du même bord politique ou philosophique : socialistes, fondateurs de la sociologie, grands entrepreneurs (notamment sous la IIIe République) se répartissent en deux grands courants, "néo-capitalistes" et "socialistes". Une interprétation courante est de faire de SAINT-SIMON, le théoricien d'une technocratie industrielle, soucieuse d'une rationnalisation de l'économie et d'une nouvelle intégration sociale autour des objectifs du développement économique. Toutefois, l'originalité de sa conception de la planification, notamment argumentée dans L'Organisateur (1819-1820), inclut une véritable participation de l'ensemble des acteurs de la vie économique, dans un sens bien plus démocratique, seul capable de les amener dans une association capable d'inventer les conditions de l'épanouissement de chacun. (Pierre ANSART)

 

Une union européenne avant la lettre...

    Dans Lettres d'un habitant de Genève à ses contemporains (1802-1803), SAINT-SIMON appelle à constituer une assemblée de savants chargée d'énoncer les principes de la meilleure organisation sociale. Il commence les études d'analyse sociale dans son Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807-1808) et dans son Mémoire sur la science de l'homme (1813). Avec De ma réorganisation de la société européenne (1814), il lance un Plaidoyer sur la nécessité "de rassembler les peuples de l'Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale", sorte de prototype de confédération européenne. Coup sur coup, L'industrie (1816-1818), Le Politique (1819) et surtout L'organisateur (1819-1820) tracent les contours et les fondements de son système industriel. Lequel avec Du système industriel (1820-1822) s'affirme avec plus de netteté. Le Catéchisme des industriels (1823-1824), dans lequel est publié également Système de politique positive d'Auguste COMTE avec une préface de SAINT-SIMON, De l'organisation sociale (1824) et Le Nouveau Christianisme (1825) appartiennent à une période de l'écrivain où il évolue plus vers une attitude volontariste et activiste d'établissement d'un système que ne peut mettre en place simplement la nécessité historique. La nouvelle religion, décrite surtout dans ce dernier livre, devra "diriger la société vers le grand but de l'amélioration la plus rapide du sort de la classe la plus pauvre". Son Essai sur l'organisation sociale (1804) inédit de son vivant, est publié à la suite des Lettres d'un habitant de Genève aux éditions Pereire (Alcan, 1925). Ce sont là les principaux ouvrages, mais il y a d'autres nombreux textes, courts et souvent inachevés.

Beaucoup d'écrits de SAINT-SIMON sont réédités entre 1865 et 1878 (Oeuvre de Saint-Simon et d'Enfantin (Éditions Dentu, 47 volumes). Les éditions Anthropos procèdent dans les années 1960 à la réimpression des volumes consacrés à Saint-Simon dans cette réédition et y ajoutent des textes manquants (Oeuvres de Claude-Henri de Saint-Simon, Anthropos, 1966, 6 volumes).

 

L'organisateur

    Parmi les oeuvres de SAINT-SIMON, L'organisateur de 1819-1820, constitue en quelque sorte le pivot, sans être pouvoir isolé des autres écrits. Ceux d'avant le préparent en quelque sorte et ceux d'après indiquent la voie pour y parvenir. Pour Dominique DAMMANE, "l'oeuvre de Saint-Simon peut être appréhendée comme un interrogation, au lendemain d'une révolution, sur l'être-en-société dans les conditions historiques de la modernité. Apparait centrale, parce qu'originaire, parce que permanente, la réflexion saint-simonienne sur les ressorts actuels du vivre ensemble et son aspiration à reconstituer un corps social menacé de dissolution par la "maladie politique" du siècle, la "gangrène" de l'égoïsme. "Il y a loin, écrit-il dans L'industrie, de cet instinct de sociabilité à l'association : société, c'est ligue... lorsque l'homme se ligue avec un autre homme, il est actif, il veut : il n'y a point de coalition, point de société sans objet. Des hommes se trouvent rapprochés par hasard ; ils ne sont point associés, ils ne forment point de société : un intérêt commun se produit et la société  est formée". Saint-Simon répète sans cesse : "Il faut un but d'activité à une société, sans quoi il n'y a point de système politique", sans quoi les intérêts se divisent, les forces et les pouvoirs s'entrechoquent. Or, aujourd'hui, l'intérêt commun en vue duquel se forme l'organisation sociale, c'est la production, la "satisfaction des besoins de tous." "L'objet de l'association politique est de prospérer par des travaux pacifiques, d'une utilité commune" ; "La société est l'ensemble et l'union des hommes livrés à des travaux utiles". Ce qui signifie que l'industrie est une, cohésive, principe d'unification qui rassemble la société autour d'une fin commune et d'une identité pratique. "La véritable société chrétienne est celle où chacun produit quelque chose qui manque aux autres, lesquels produisent tout ce qui leur manque. L'intérêt d'union, c'est l'intérêt des jouissances de la vie ; le moyen d'union, c'est le travail". 

"Ce projet se présente comme une conception absolument neuve, écrit-il dans L'organisateur, (...) tandis qu'il n'est au fond que la conséquence la plus directe et la plus nécessaire de tous les progrès de la civilisation (...) On ne crée point un système d'organisation, on aperçoit le nouvel enchaînement d'idées et d'intérêts qui s'st formé, et on le montre, voilà tout". "

"Certes, cette découverte, poursuit Dominique DAMMANE, cette découverte d'une nécessité interne à la réalité historique ne débouche pas sur l'affirmation de la supériorité du présent mais du futur, ni n'aboutit pas sur un identification de l'histoire qui se fait à ce qui est "juste et rationnel". Si l'évolution historique est certaine, s'il n'est pas plus donné à l'humanité d'échapper à sa loi que les planètes à leur orbite, le mouvement vers la société industrielle n'est ni totalement pré-déterminé ni complètement fatal. Saint-Simon évidemment le sait, lui qui analyse les forces qui jouent sur les dynamiques sociales, lui qui élabore, comme le montre P Ansart (Saint-Simon, PUF, 1969), une "sociologie" des conflits et des révolutions.(...)".

L'organisation, comme l'écrit Pierre Musso, est une notion essentielle dans la philosophie de SAINT-SIMON. Elle définit aussi bien un système vivant ou "corps organisé" que tout système social qui est une "organisation sociale". Cette notion permet d'association la physiologie naturelle et la physiologie sociale et désigne la façon dont un système quelconque (vivant, social, politique) est organisé grâce aux relations établies entre ses éléments. Il se déclare le théoricien de l'"organisation sociale" et vise la formation d'une physiologie sociale (sociologie) dont il annonce la présentation dans un "ouvrage sur la théorie de l'organisation sociale" (L'organisateur). "S'il s'intéresse à la politique et à la philosophie, c'est qu'elles ont un objet très complexe, à savoir penser l'organisation des sociétés : "Le désorganisation d'une société politique qui joue le principal rôle dans le monde, et la réorganisation d'une société politique fondée sur de nouvelles institutions, est l'opération la plus importante, la plus difficile, et qui exige le plus de temps que toutes celles qui se trouvent soumises à la direction de notre intelligence" (Quelques opinions philosophiques à l'usage du XIXe siècle, 1825) En effet, après la Révolution qui résulte de la critique des Lumières, "le seul objet qui puisse se proposer un penseur, est de travailler à la Réorganisation du système de morale, du système religieux, du système politique, en un mot du système des idées" (Mémoire sur la science de l'homme).

 

Pierre MUSSO, Claude Henri de Saint-Simon, dans Le Vocabulaire des Philosophes, Suppléments I, Ellipses, 2006. Dominique DAMMANE, L'organisateur, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Pierre ANSART, La théorie politique face à la société industrielle, Saint-Simon et ses disciples, dans Nouvelle histoire des idées politiques, Hachette, 1987.

Claude-Henri de SAINT-SIMON, Oeuvres de Claude Henri de Saint-Simon, Anthropos, 1966. Oeuvres de Saint-Simon et de d'Enfantin, Editions Dentu, 1965-1876, Edition Leroux, 1877-1878, 47 volulmes. Le sixième volume de l'Édition Anthropos rassemble par ordre chronologique, des textes manquants dans l'édition Dentu.

Claude-Henri de SAINT-SIMON, La physiologie sociale, Oeuvres choisies. Introduction et notes de Georges GURVITCH, professeur à la Sorbonne, PUF, 1965. Livre téléchargeable sur le site de l'UQAC, Les classiques des sciences sociales.

On trouve dans Les Cahiers Saint-Simon, de la société Saint-Simon, (site Internet du même nom) des informations et analyses sur son oeuvre.

 

Relu le 8 mars 2022

 

 

 

 

 

    

     

 

 

 

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