Si les révolutions française et américaine provoquent une résurgence de la démocratie, cela n'est pas dû seulement à un mouvement intellectuel (massif du reste, comptant énormément de "seconds couteaux") contre les autoritarismes ou de l'activisme de quelques théoriciens aux moyens importants, mais aussi une certaine pratique de participation au pouvoir, une pratique électorale et une gestion collective de certaines ressources, notamment au niveau communal ou religieux, qui accumulent un corpus (bigarré certes) d'habitudes et de connaissances ne demandant qu'à être appliqué de manière large. La destruction progressive d'un tissu social reposant sur des hiérarchies figées de générations de guerriers, de moines, d'artisans, de commerçants et même de paysans, jointe à la diffusion (par l'imprimerie) de nombreuses idées hétérodoxes par rapport aux autorités constituées parmi des franges de plus en plus importantes de populations, elles-même devenues plus instruites sous l'impulsion d'institutions éducatives qui se sont multipliées progressivement, constituent des terrains favorables à la résurgence de théories et de pratiques démocratiques. Avant même que le mot n'entre réellement dans les moeurs et dans le langage courant (très tardivement, au milieu du XIXe siècle...), la démocratie s'expérimente à de nombreux niveaux de la vie collective, et pas seulement, comme beaucoup de théories pourraient le faire penser, au niveau politique, mais aussi au niveau économique et social.
Des pratiques anciennes peu théorisées...
L'ensemble des pratiques "démocratiques" que l'on peut repérer à travers les régions et les époques demeure peu théorisé, leur transmission de génération en génération très sectorisée (secteurs d'activités économiques, artistiques, religieuses, politiques) et leur présence très discontinue dans le tissu social, mêlée souvent à des structures autoritaires hiérarchisées.
Ainsi on peut rencontrer une pratique électorale forte dans des corps de métier (élection de nouveaux maitres par les compagnons, notamment à l'occasion d'un essaimage de la compagnie) ou dans des congrégations religieuses (idem) ou même dans des structures politiques composées de nombreuses forces concurrents voire liés par des relations de coopération-conflit compliquées (au sein du Saint Empire Romain Germanique). Mais il faut préciser ce que l'on entend par "pratiques démocratiques" ressenties telles, théorisées telles (seulement très tardivement et en fin de compte très partiellement). Les éléments, tirés du XVIIIe siècle occidental, d'après ce que les contemporains savent de pratiques grecques anciennes, n'existent que parce qu'une expérience dispersée atteste de leurs possibilités et de leurs potentialités.
On peut sérier ces "pratiques" en plusieurs catégories, lesquelles sont réunies de nos jours, du moins théoriquement : une pratique électorale continue et soutenue, le respect de l'égalité des voix exprimées dans les débats et dans les droits (politiques, commerciaux - d'ailleurs l'extension des marchés forcent dans cette direction du contrat entre parties égales, économiques, dans la gestion de biens communs), l'existence d'un patrimoine commun à gérer de manière collective, ce patrimoine pouvant être matériel ou culturel, économique ou religieux, l'affirmation et de la défense des droits de l'homme et de l'individu, indépendamment de sa couleur, de son sexe, de son origine et de sa condition sociale, l'existence et de la défense d'un droit constitutionnel, de lois écrites et mêmes si elles sont soumises à révision, qui s'imposent à tous...
Le fait est que l'avant-dernier élément est relativement tardif dans la culture, même européenne, la nature des individus et des collectivités qu'ils composent étant un critère essentiel. Ainsi les "pratiques démocratiques" ne s'exercent qu'à l'intérieur de collectivités se concevant comme homogènes : entre princes d'un Empire composite, entre compagnons d'une même compagnie, entre membres d'un même village. Ces pratiques sont éparpillées et sans liens entre elles (sauf de manière indirectement idéologique) et surtout exclusives. L'étranger n'est admis dans dans les assemblées, ni dans le corps électoral, ni dans la sphère juridique de sauvegarde des droits (c'est patent dans le commerce, où les droits des minorités comme les Juifs, sont écrasés régulièrement), ni même dans le type d'activité (ainsi la gestion des biens communaux ne concerne que les biens communaux). Et étranger est pris dans le sens très large, comme n'appartenant pas à la vie collective considérée, qu'elle soit politique, économique ou religieuse... S'y mêlent bien entendu des considérations négatives, fortement connotées sur le plan moral, que l'on pourrait qualifier, avec un brin d'anachronisme, de racisme social, sexuel ou de sang...
Enfin, il ne s'agit que de "pratiques" - encore une fois non théorisées, leur théorie se cherchant même encore... - locales, sectorisées, entre '"gens de même nature", et non étendues dans un corps au nombre important de membres et composés de plusieurs strates sociales. Il ne s'agit pas (et l'on garde le sens étymologique pour la clarté) de gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, et même pas de gouvernement par le peuple (demos-cratie), notion totalement incongrue dans des sociétés de classes, d'ordre et bien entendu de castes. Il ne s'agit pas encore de concevoir le gouvernement d'une nation, avec des niveaux électoraux en cascade.
La pratique électorale
Cependant, ce qui est relativement répandu, dans de nombreux secteurs, et pas seulement en Occident, c'est la pratique électorale. Loin de constituer un tissu rigide de relations conflictuelles et coopératives, qui ne se règlent souvent que par la violence (ce qui arrive relativement souvent toutefois...), les sociétés sont formées d'entités collectives qui tentent de régler leurs activités autour de pratiques électorales qui, pour peu que des périodes de stabilité s'instaure, peuvent se perfectionner au cours du temps. L'intérêt pour une histoire des élections médiévales et modernes, qui tranchent avec la référence trop constante à l'Antiquité (comme si on devait reléguer la possibilité d'une démocratie loin, très loin dans le passé...) est relativement récent.
Ainsi les Cahiers de recherches médiévales et humanistes se font de plus en plus l'écho et un des moteurs de cette histoire en formation. Le but d'une table ronde "Élections et pouvoirs politiques II" réunie à l'Université Paris-Est Créteil (UPEC) au printemps 2006 est d'étudier "les aspects politiques, au sens large, de l'élection, comprise comme une technique spécifique de choix qui suppose à la fois une norme, pré-existante au choix, et son actualisation, en un lieu et à un moment qui peuvent être exceptionnels ou récurrents, par un groupe défini de personnes qui expriment ce choix à travers des paroles et des gestes plus ou moins codifiés et ritualisés."
Non seulement, rapporte encore Corinne PÉNEAU, "l'élection apparait en elle-même comme l'expression du pouvoir, mais elle confère, de manière plus ou moins immédiate, le pouvoir. Les élections peuvent avoir des enjeux immenses lorsqu'il s'agit de désigner le pape, l'empereur ou un roi, ou en apparence assez réduits lorsqu'elles se déroulent dans une communauté modeste ou pour une durée très courte, mais les conflits qui y naissent, ou qui s'y expriment, montrent qu'elles peuvent être des révélateurs du politique." D'autant plus qu'avant l'élection elle-même, se déroule toujours une sorte de "campagne électorale", où tous les coups peuvent parfois être permis (jusqu'à des violences importantes), qui, dans certaines circonstances peuvent constituer un véritable "apprentissage de pratiques démocratiques", et qu'après l'élection succède une "proclamation" (qui peut être longue en durée...), parfois d'ailleurs festive, une véritable explication des intentions et des actions des élus, qui fortifie souvent d'ailleurs la communauté considérée elle-même.
Les exemples abordés dans cette table ronde concernent la France, l'Empire et la République de Genève et, pour l'essentiel, la période comprise entre le XVe et le XVIIIe siècle. Pendant la Révolution française, notre auteure, qui a étudiés précisément la question (les assemblées pendant l'été 1793), écrit que "les citoyens ne découvrent pas l'outil électif : ils s'en emparent en toute connaissance de cause et sont capables d'innover grâce à la maitrise des techniques politiques du vote et de la délibération acquise au cours de l'épisode révolutionnaire, voire avant. Bien que l'ampleur de ces élections soit inouïe, les discours et les cérémonies politiques s'attachent à puiser en partie dans des références anciennes, car le futur reste difficilement pensable sans l'autorité du passé - manière de voir très familière aux médiévistes -, même dans la rupture profonde d'une Révolution qui invente la démocratie et qui inaugure donc une autre histoire de l'élection. Ce moment charnière offre des traits encore anciens, qu'il s'agisse de l'absence de candidat déclaré ou de cérémonies compliquées, comme celle où s'exprime, sous la forme du partage de l'eau entre les doyens des envoyés des cantons et le président de la Convention, " un retour à la source, aussi réitérable que le recours aux suffrages du peuple". Le roi, fontaine de justice, se trouve ainsi remplacé par le peuple souverain. (...).
Le but d'une étude, poursuit-elle, menée conjointement par des médiévistes et des modernistes n'est pas de considérer la Révolution comme le point d'aboutissement inexorable du principe électoral et de la construction d'une souveraineté populaire. Les références aux idées électives, de Rome aux communes italiennes, de la Bulle d'Or aux républiques du XVIIe siècle, dessinent, dans la mémoire des révolutionnaires américains ou français, le fil continu d'une histoire de la liberté quelque peu fantasmée. Or, une telle approche téléologique n'est pas une méthode historique, tant l'élection apparait comme une pratique disséminée, appelés à des changements rapides dans des contextes souvent très précis, où elle surgit, se déploie, parfois même disparait, et gagne des significations sans cesse adaptées aux circonstances. Tout essai d'interprétation globale se révèle ainsi périlleux et l'approche historiographique permet de s'en convaincre en révélant le caractère mouvant des interprétations." Elle évoque les études de Jelle KOOPMANS sur la littérature à thématique élective, pour "y débusquer Pharamond, faux roi, mais vrai élu. L'élection de Pharamond (élu roi des Francs vers 420, "premier roi de France"), dont l'existence ne laissa pourtant pas de trace, fut discutée et interprétée pendant plusieurs siècles, au gré des préoccupations politiques." Le souvenir de cette élection (germanique...) n'empêcha pas les Français de regarder avec étonnement les conflits nés des élections impériales. Gilles LECUPPRE poursuit l'enquête "sur le regard que les historiens et les chroniqueurs français portent sur ces élections : alors que "vers 1300, une notion telle que la compétition royale est de l'ordre de l'impensable en France", tout change dans la première moitié du XIVe siècle : les élections impériales qui apparaissaient comme une tradition sibylline, voire ridicule ou dangereuse, pour les observateurs, sont réévaluées au moment où s'impose dans le royaume de France un véritable choix dynastique, celui de Philippe de Valois".
Dans tous les cas analysés dans cette table ronde - Rituels électoraux et vote auriculaire dans le Conseil général de la République de Genève (fin du XVIIe siècle), Pratique élective au sein du chapitre de Saint-Germain l'Auxerrois de Paris au XVe siècle, Élections à la majorité des voix dans l'Eglise entre le XIIe et le XIIIe siècle - "les pressions extérieures, la brigue et le jeu plus ou moins subtil des préséances malmènent souvent les scrutins; Toutefois, les élections ne s'en maintiennent pas moins : elles restent un moment privilégié, celui où la loi s'applique malgré tout, dans un lieu que les portes closes rendent sacré, à moins que le lieu même de l'élection ne soit déjà une église ou un temple. Les élections sont des rituels politiques, où l'efficacité des discours et des gestes est garantie par une tradition, celle du retour répété aux mêmes liturgies, et pouvant par là même se maintenir, même lorsque le choix réel s'impose de l'extérieur. (...) L'élection ne peut (...) être un acte sans croyance, la chrysalide d'un pouvoir disparu dont les formes seraient encore à l'oeuvre dans sa transparence hébétée : elle est l'instrument par lequel, à partir de voix individuelles, s'exprime une unité, une communauté, une société. Mais l'élection est aussi un moment de doute, de remise en cause de l'ordre établi, de recomposition subtile des hiérarchies. Sa dimension rituelle exorcise un possible chaos, car, lors de l'élection, se refondent obéissance et préséances, s'exacerbent les conflits, se joue l'honneur des candidats (...) (ou sur lesquels) tombent au contraire de lourdes charges sur ceux qui sont élus sans le vouloir. (...).
L'histoire de l'élection est celle d'une tension entre la rationalité qui tranche le conflit latent, ce que l'on pourrait appeler l'économie de l'élection, et la liturgie, les cérémonies qui l'accompagnent ou qui, plus souvent encore, la constituent. Elle ne saurait être pleinement appréhendée en dehors de l'hésitation fondamentale, sujette à toutes les variations, entre le compte précis des voix et les acclamations où ces voix se confondent et par lesquelles le pouvoir se fonde. (...) Cette pratique s'inscrit ainsi (...) dans l'histoire des pouvoirs politiques et de leurs concurrences, mais aussi dans celle, parfois plus complexe à saisir, des opinions, des constitutions et des modes de légitimation. Le pouvoir divin lui-même n'échappe pas à l'élection (...)."
Dans les corporations
L'étude des corporations marchandes ou artisanales constitue un domaine où peut se construire aussi une histoire des "pratiques démocratiques" de même que les modes de gestion de la vie communale. A cet égard, l'émergence des villes, face aux propriétés foncières, aux propriétés seigneuriale et leurs châteaux, la nécessité de maitriser leur développement dans l'espace, sous peine de voir surgir d'épouvantables épidémies et des sinistres majeurs (notamment des incendies), est aussi celle de l'émergence d'autres formes de pouvoir, moins fondées sur l'exercice de l'autorité "naturelle" et de la violence que sur la participation des citoyens, des hommes libres (opposés toujours aux serfs et aux serviteurs, ou aux gueux) à la gestion des biens communs. Sur leur choix, même sous contrainte, des lois et des hommes pour y parvenir.
L'étude des corporations artistiques à Paris au XVe-XVIIe siècle menée par Andrey NASSIEU MAUPAS, lesquelles entrent dans l'organisation du travail sous l'Ancien Régime, aux côtés des "métiers", des "jurandes,, des "maitrises", "hanses" et "guildes", à la fois productrices de biens et services indispensables à la vie citadine, gardiennes de la tradition ouvrière ou culturelle, protectrices jalouses de privilèges qui découpent le travail en "corps de métiers" bien précis, ayant l'oeil constant sur les évolutions des marchés, constitue un apport précieux à la constitution d'une histoire de la démocratie et de son émergence. Même les déplacements et permanences corporatifs dans la ville, à des époques où la vie nomade n'est pas encore une exception ou une rareté, donnent des indications précieuses sur la perte ou l'acquisition des "pratiques démocratiques". On pourrait aussi discuter des organisations d'étudiants et de tout le système éducatif qui se forme parallèlement au développement des villes, voir comment s'organisent les relations entre les différents statuts d'élèves et de maitres dans les Universités notamment. Restées longtemps dans la défense de leur propre intérêt, jusqu'à la crispation agressive (s'appuyant d'ailleurs sur un arsenal juridique produit par elle en grande partie), les corporations se mêlent surtout et d'abord de ses affaires, dans la défense d'un certain "territoire", elles peuvent aussi (dans les métiers des tavernes et des imprimeries par exemple), vouloir aller plus loin, dans les mouvements collectifs contre des oppressions politiques et religieuses. Ainsi la politisation des corporations et les révolutions municipales en 1789 est sans doute un élément majeur du succès des actions révolutionnaires. (voir l'étude de Laurent HENRY sur le cas de Marseille, Annales historiques de la Révolution française, n°370, octobre-décembre 2012).
Andrey NASSIEU MAUPAS, Les corporations artistiques à Paris (XVe-XVIIe siècles), Annuaire de l'École des Hautes Études (EPHE), section des sciences historiques et philologiques, n°140, 2009. Corinne PÉNEAU, pour une histoire des élections médiévales et modernes ; Raphaël BARAT, Comment choisir ceux qui sont idoines? Rituels électoraux et vote auriculaire dans le Conseil général de la République de Genève (fin du XVIIe siècle), dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes, n°20, 2010. On consultera d'ailleurs avec profit l'ensemble du numéro.
PHILIUS
Relu le 20 octobre 2021