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23 octobre 2009 5 23 /10 /octobre /2009 13:05
               Peu d'études sociologiques (nous ne parlons pas évidemment pas des discours apologétiques de l'armée ou des romans guerriers) sont consacrées aux valeurs qui traversent l'institution militaire. Qui se distinguent ainsi des valeurs "civiles" définies à contrario : sens de l'honneur, du sacrifice, du collectif, du dévouement total, sens de la hiérarchie, de la discipline, de l'uniformité... Les valeurs militaires, qualifiées de militaires en soi (alors qu'elles ont cours ailleurs bien entendu) sont souvent mises en relation avec un conservatisme moral et social, défavorable à des évolutions démocratiques. Sans doute la réalité est-elle plus nuancée (en tant cas différenciée suivant les officiers, sous-officiers et hommes de troupes, par exemple) et en tout cas l'armée, partie intégrante de la société - même si nous pouvons discuter de société civile et de société militaire - suit d'une certaine manière la même évolution que les institutions civiles, même si se manifestent de nombreuses résistances.

             Pierre DABEZIES distingue trois fonctions en relation avec le système de valeurs dites militaires : une fonction symbolique, une fonction idéologique et politique, une fonction de sacralisation.
    Une fonction symbolique se manifeste sous forme de manifestations cérémoniales et de défilés périodiques. Cette fonction symbolique, qui est aussi fonction de souveraineté s'exprime également par la présence sur tout le territoire d'organismes militaires qui effectuent des tâches plus tutélaires que répressives (forces de gendarmerie en France, longtemps sous le commandement du ministère de la défense) et qui rappelle à tous, malgré parfois un environnement teinté d'antimilitarisme, sa nécessité et son existence.
     Une fonction idéologique et politique : "Elle est patente dans les États à dictature militaire comme dans ceux où l'armée - qu'elle soit fasciste ou populaire - est le plus ferme soutien, parfois le seul, des gouvernants. Dans les pays libéraux, le phénomène est plus subtil. L'armée étant, en régime de croisière, priée de se tenir à l'écart de la politique, on peut parler de "neutralité". Toutefois, si la politique politicienne lui est, à coup sûr, étrangère, il en va différemment de la continuité de l'État et de la cohésion de la communauté nationale qu'elle a souvent contribué à assurer et qu'à sa façon, elle a pour tâche de garantir. Est-ce pourtant l'intérêt général, l'idéologie dominante ou sa propre idéologie que l'armée, le cas échéant, défend? N'est-ce pas sa propre cause, sa propre logique que l'institution militaire, en s'identifiant notamment à la patrie et en cherchant à la maintenir telle qu'elle la voit, cherche à préserver à travers les péripéties historiques?"
    Une fonction de sacralisation est née du mythe guerrier, et plonge sans doute ses racines dans les très lointaines origines des États. "Exaltation du sacrifice suprême, culte des héros universellement célébré... Il s'agit là, en réalité, de moyens propres à sacraliser l'esprit de communauté. Ainsi, forte de la mort qu'elle accepte et qu'elle donne, (l'armée ) - aux côtés de la magistrature, arbitre du bien et du mal, de l'Université, alchimiste du savoir, et de l'Église, tournée vers l'au-delà - prend place au panthéon des grandes institutions. D'autant que le caractère sacré que la mort confère au guerrier n'a pas pour seul effet de le magnifier, il a une incidence collective : en suscitant le culte du souvenir peu à peu mis en légende, il secrète les traditions et donne au corps militaire une autre caractéristique : la mémoire historique."

       Pour Bernard BOENE, dans l'histoire des systèmes de recrutement des armées, le service national "exigé de tous les hommes valides transforme (...) les armées en école de la nation, en vecteur principal de la modernisation sociale et politique ; avec lui, le service sous les armes devient l'expression la plus haute d'idéaux patriotiques transmués en égoïsmes sacrés."  Dans le processus d'uniformisation et d'industrialisation que connaît l'Occident, l'armée participe en effet, fortement, à la véhiculation d'une même appréciation de l'évolution de la société dans toutes les classes sociales, en même temps qu'elle freine en partie certaines évolutions mentales.
"La seule difficulté interne tient aux tensions civilo-militaires que créent le professionnalisme radical et le conservatisme idéologique de corps d'officiers jouissant d'un privilège élevé, et par là encouragés à cultiver des valeurs et un style de vie excentrés dans des sociétés en voie de libéralisation.
Le conservatisme dérive pour une part des origines sociales : élites traditionnelles guettées par le déclin social ou méritocrates disposés à absolutiser les valeurs et les normes d'une institution qui les a distingués et élevés dans l'échelle sociale. Il tient aussi à l'exacerbation, dans la perspective d'une guerre totale probable sur le long terme, des valeurs fonctionnelles militaires (cohésion, honneur, discipline...). Bien que contrastant avec la représentativité sociale et culturelle d'une troupe nombreuse servant sous la contrainte légale, ces valeurs et ces styles de vie typés sont rendus possibles par l'armée de masse, qui comporte en son sein toutes les fonctions de soutien nécessaires à la guerre totale et ne dépend plus matériellement de la société environnante dès lors qu'elle a reçu ses dotations globales en hommes et en ressources.
      Ces divergences entre officiers et mainstreams des sociétés créent une tension dans les rapports civilo-militaires. Considérations politiques et questions militaires sont alors aisément séparables : les secondes sont peu susceptibles de se politiser puisque l'adversaire principal est clairement désigné, que face à lui la défense fait l'objet d'un consensus et que le plan stratégique pour la mettre en oeuvre s'en trouve relégué à un registre technique. Une division du travail tranchée est donc la norme entre élites politiques et militaires. Elle conduit parfois à une lecture erronée ou inversée de Clausewitz : à la domination des militaires en temps de guerre, ou à une conception de la politique comme continuation de la guerre en dehors des périodes d'hostilités ouvertes (...). Par ailleurs, dans les pays où existent des courants d'opinion nationalistes hostiles aux régimes parlementaires, ces groupes n'hésitent pas à faire des armées leur point de ralliement symbolique et à encourager l'intervention des militaires en politique, dans un sens césariste ou prétorien."

      Daniel REICHEL indique que fondée sur la base des expériences de l'Antiquité et l'influence du christianisme, "l'éthique militaire traverse les deux millénaires de notre ère, pour parvenir jusqu'à nous sans avoir subi, dans son essence, de modifications profondes : le soldat est un hommes qui accepte d'affronter les pires difficultés. On le prépare à sa tâche en l'habituant à surmonter les obstacles, et en l'accoutumant à la discipline. Comme aux premiers âges, on complète sa préparation morale par des cérémonies dans lesquelles on fait la part de l'irrationnel : l'honneur des armes, la fidélité au drapeau, le serment. L'époque contemporaine s'est efforcée de recourir aux ressources scientifiques (...) que pouvaient lui offrir la psychologie et la sociologie. Ce faisant elle a découvert que l'éthique militaire les avait intégrées, empiriquement, de longue date, par la pratique de la préparation au combat."

      Raoul GIRARDET, dans La société militaire, associe l'histoire sociale à l'histoire des mentalités. Il montre bien dans cette étude de la société française et de l'armée française, de 1815 à 1962 surtout, les conflits entre diverses sensibilités militaires, pris dans les soubresauts de la Révolution, de l'Empire, de la Restauration et de la République. Comme au lendemain de tout bouleversement politique, c'est "une conscience militaire" qui est à reconstruire en 1962 et ceci dans d'étroites marges de manoeuvre qui tiennent précisément à certaines valeurs militaires en soi, parfois plus que d'options politiques ou idéologiques précises.
    Dans sa conclusion, il écrit : "En bref, concernant la place du soldat de profession dans la cité, c'est bien un phénomène très général de banalisation que l'on est en droit de constater. Ne montent plus vers lui, sinon de façon exceptionnelle et nullement significative, ni les élans de ferveur, ni les mouvements de rejet si puissants encore au début de ce siècle. Au regard de la collectivité nationale, l'officier n'apparaît pas plus comme le "sauveur" trop longtemps attendu que comme l'instrument privilégié de la "réaction". Mais comme un fonctionnaire présentant certes une évidente particularité, mais s'inscrivant dans une carrière, parallèle à celles de tous les autres agents de l'État."
 Ailleurs, le même auteur, posant la question des valeurs du pouvoir militaire écrit : "Au-delà des avatars, des péripéties et des contradictions d'une histoire plus complexe que l'on s'accorde le plus souvent à le dire, il faut bien constater toutefois la réalité d'une évidente permanence : celle de la présence à l'intérieur de toute organisation et de tout système militaire (qu'il s'agisse d'un groupe de guérilleros ou de l'encadrement de puissantes masses humaines, d'une armée de métier ou d'une armée de conscription) d'un ensemble spécifique de valeurs, d'attitudes et de comportements. Ensemble dont les impératifs et les exigences se trouvent d'ailleurs directement liés à la finalité même de l'institution, qui n'est autre, faut-il le rappeler, que celle du combat, de l'exercice collectif de la violence...
 Ainsi la logique inhérente au système et à la fonction que cet ensemble est appelé à assurer conduit-elle à accorder une importance décisive à la notion de discipline : d'où (...) la valorisation du principe d'autorité, de la figure du "chef", de l'image privilégiée d'une société rationnellement hiérarchisée. Ainsi, la même logique tend encore à favoriser les notions de cohésion, d'unité organique du groupe : d'où l'importance accordée au rituel, au cérémonial, à toute forme de théâtralisation sacralisante de l'affirmation collective.
  Enfin la priorité accordée à l'action impose encore la nécessité d'une pédagogie particulière visant à développer les qualités d'audace et de courage, à exalter les vertus du sacrifice : d'où la constante référence à un légendaire héroïque, la volonté de demeurer en permanente communion avec un passé où l'image de la mort glorieuse tient toujours une place essentielle.
  Apparemment inséparable de l'exercice du métier des armes, ce système de valeurs peut être récusé, dans son principe même, comme il l'a été au XVIIe et au XVIIIe siècles (nous pourrions dire pour notre part depuis le XVIIe siècle), par une certaine forme d'antimilitarisme chrétien ou, plus proche de nous, par la contestation de l'anarchisme révolutionnaire. Mais il faut bien reconnaître qu'il se retrouve à peu près inchangé dans ses dispositions essentielles, au delà des conflits de doctrine ou des formes d'organisation sociale, dès qu'une communauté humaine s'efforce de mettre en place un appareil institutionnalisé destiné à assurer sa défense ou à assouvir sa volonté de conquête."

Raoul GIRARDET, La société militaire militaire de 1815 à nos jours, Perrin, 1998. L'Histoire, Hors série n°14, 2002, article "L'armée est-elle de droite?". Daniel REICHEL, article Ethique militaire, dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaire, PUF, 1988. Bernard BOENE, Article Sociologie militaire, dans Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000. Pierre DABEZIES, article Armée (Pouvoir et société) dans Encyclopédias Universalis, 2004.

                                                                                STRATEGUS
 
 
Lu et corrigé le 6 juin 2019
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