L'attitude des philosophes face à la guerre varie en fonction de paramètres dont la plupart sont indépendants de leur volonté : le déclenchement, l'information, la conclusion d'une guerre, et singulièrement ici de la première guerre mondiale sont sujets à des éléments qui échappent pour la plupart à leur philosophie. La censure constitue avec la propagande militaire le plus sûr moyen d'induire en erreur toute perception non seulement de la guerre, mais également de toute opinion sur la guerre, et comme par écho, sur toute évaluation des écrits et de l'action des philosophes. Et non seulement des philosophes mais également de tous ceux dont la profession inclue un moyen public d'expression.
C'est ce fait qui incite par exemple les participants au colloque "Les philosophes et la guerre de 14" organisé en 1988 par l'Université Paris VIII et l'Institut Goethe, entre autres, à une grande prudence quant à l'étude de l'attitude du monde intellectuel face à la guerre. Ce qui n'empêche pas la description minutieuse et parfois implacable d'un nationalisme intellectuel et de l'aveuglement quant au phénomène guerre en général.
Philippe SOULEZ mentionne le fait que, "pas plus que les autres professionnels de l'écriture les philosophes (...) ne sont restés silencieux devant cette guerre. Peut-être a-t-on pensé que, les écrits de guerre des philosophes n'étant "que" de la propagande, il valait mieux les reléguer hors du champ de vision académique. L'effet d'amnésie a certainement été renforcé par les dénonciations qui ont eu lieu après la guerre. Les polémiques de Politzer, de Nizan, précédées par celles de Benda, sont, elles, dans toutes les mémoires et périodiquement réactualisées par des rééditions. Elles ont certainement fait obstacle à une approche plus objective des faits et écrits des philosophes durant cette période. Le postulat commun de ces polémiques est qu'on pourrait juger un philosophe sur ses prises de position pendant la guerre."
Or, cette attitude, héritée précisément de la guerre passe à la trappe le fait de la censure gouvernementale, qui incite beaucoup à se taire, puisque l'espace public ne répond plus au critère de l'échange intellectuel réel. Il existe des "pensées travesties" volontairement par leurs auteurs et il existe également des engagements intellectuels réels dans la guerre, engagements qui parfois proviennent d'une réelle adhésion à ses objectifs, adhésion qui peut être même facilitée par une philosophie antérieurement exprimée et postérieurement réaffirmée. Il faut mesurer le bouleversement qu'a introduit la première guerre mondiale dans l'espace intellectuel européen : elle l'a proprement fractionné. Au point où nous pouvons parler après elle de nationalités philosophiques et de philosophies nationales... La compromission d'intellectuels de haut rang dans des missions politiques durant la guerre, de plus, entraîne après celle-ci une réaction de rejet de la philosophie.
Désastre pour les uns, source de remède au nihilisme européen pour d'autres, la première guerre mondiale intensifie le changement des rapports de force entre discipline : la philosophie est définitivement reléguée à l'arrière-plan au profit de la sociologie et des sciences techniques. Dans ce mouvement d'ailleurs, la philosophie de la guerre subit une mutation, directement issue des hécatombes de cette guerre mondiale (et d'ailleurs aussi de l'hécatombe due aux épidémies après celle-ci).
Dans un contexte d'effondrement de la production éditoriale, les écrits philosophiques proprement dit s'avèrent fort peu abondants, et de plus, les préoccupations de la plupart des auteurs restent souvent étrangères à la guerre et à ses conséquences. Tant et si bien que Paul GERHOD évalue avec ses collaborateurs les publications philosophiques au plus à une cinquantaine d'ouvrages dans toute la période 1914-1918... Et encore certaines d'entre elles ne sont pas le fait de philosophes "professionnels". Quelques auteurs s'interrogent toutefois sur le bien-fondé d'une réflexion philosophique en temps de guerre, car le primat de l'action doit, pour la plupart, l'emporter sur la spéculation. Une sorte de mise en veilleuse, devant l'urgence dramatique du moment, est en quelque sorte de règle. Tous les philosophes sont surpris, comme leurs contemporains, par l'ampleur de cette guerre. Et pas plus qu'ils ne l'ont prévue, ils ne la commentent pas pendant et souvent même restent muets après.
A l'opposé, quelques uns, comme René LOTE (Les leçons intellectuelles de la guerre, 1917) et René HUBERT (Les interprétations de la guerre), Gustave Le BON ET Paul VOIVENEL y voient une opportunité d'approfondir la méditation philosophique, morale, sociologique ou psychologique. Globalement, l'approche psychologique du peuple français en armes aboutit à une célébration quasi unanime (dans le lot de ceux qui s'expriment, bien entendu), de l'"âme nationale", l'"âme allemande", en contraste étant parée d'attributs négatifs comme le mensonge ou l'orgueil, voire la crédulité. Toute cette démarche psychologique, visible dans les publications, de tout type, de l'académique au vulgaire, apparaît convergente : foncièrement manichéiste et partiale opposant fortement deux races, deux psychologies antithétiques. Elle cherche à distinguer les fondements psychologiques - de manière "scientifique" - des forces du Bien (la France) et du Mal (l'Allemagne). La guerre se prête à de nombreuses analyses d'ordre moral. Quelques auteurs comme Le DANTEC et Julien BENDA sont sensibles au dérèglement général d'un monde plongé dans une guerre absurde et soulignent la "faillite de la morale", mais d'autres plus nombreux utilisent la conjoncture guerrière pour magnifier les vertus françaises et vilipender les vices germaniques, tels Carlos LARRONDE (Vertus triomphantes). L'accent est mis par certains sur un déclin moral français dont est responsable l'influence néfaste de la philosophie allemande depuis Kant jusqu'à Nietzsche qui a trompé la philosophie française. La précédente guerre franco-allemande n'avait pas entamé la fascination de cette philosophie allemande sur l'ensemble du monde intellectuel français. Il faut cette horrible guerre pour que le peuple français en prenne conscience... En fin de compte, tout ce qui compte de philosophie en France est surtout mise au service d'une propagande nationale, la censure se chargeant de veiller à ce que les voix discordantes restent marginales.
Les conséquences intellectuelles de la guerre se font sentir de manière très différenciée suivant les pays. Tant en Autriche-Hongrie, en Allemagne, qu'en France, en Angleterre ou aux États-Unis, elle redistribue les rapports de force non seulement entre disciplines mais également entre courants philosophiques, même si l'intensité de cette redistribution varie elle aussi beaucoup.
En Autriche-Hongrie, les philosophes professionnels, et les intellectuels en général, même les juristes ne publient pratiquement rien sur la guerre, même si l'on fait appel à Hans KELSEN (1881-1973) pour rédiger un projet de constitution et si celui-ci, après-guerre, est extrêmement actif dans la liquidation de l'Empire. Toutefois, dans l'Université elle-même, des cours sont donnés sur la guerre elle-même, par exemple par Heinrich GOMPERZ (1873-1942). Lequel est chargé de cours précisément sur "la guerre et la paix en philosophie", pendant le semestre 1914-1915, dans le but d'articuler la conscience du conflit dans l'arrière-pays. Esprit intègre, le spécialiste en philosophie grecque, s'oblige à un tour de force : faire de la propagande (convaincre de la supériorité intrinsèque du belligérant) tout en montrant qu'elle n'a aucune base théorique... En fait, il s'efforce de montrer que la guerre est un facteur de progrès et d'amélioration de la cohésion sociale, qu'elle stimule les vertus et que de toute façon, elle est incontournable dans l'histoire des peuples qui ne peuvent que lutter pour leur existence ou disparaitre, sans étayer tout ceci d'après des principes... sauf le principe de conviction! Une autre privatdocent, Wilhelm JÉRUSALEM (Philosophie des Kriegs) adopte la même attitude. En fait, face à de la propagande plutôt peu étayée, se dresse un courant pacifiste incarné par exemple par Oskar KRAUS (1872-1942), pacifisme appuyé par des hommes politiques comme Friedrich ADLER (1879-1960) qui agissent pour l'instauration d'une République. La philosophie de l'Autriche républicaine est alors positiviste et austromarxiste.
En France, les missions diplomatico-politique d'Henri BERGSON (1859-1941), investit et auto-investit plus ou moins de l'image du "philosophe-roi", constituent une remarquable exception. Et son oeuvre en ressort d'une certaine manière "brouillée" (Philippe SOULEZ). A noter que pour lui, la philosophie française se situe diplomatiquement entre la philosophie allemande et la philosophie anglaise. Son jeu consiste à résister à la philosophie allemande par une parenté sans cesse réaffirmée vis-à-vis de la philosophie anglaise, tout en affirmant que l'idéalisme allemand doit beaucoup à Descartes... Autre exception de poids est l'attitude d'Emile-Auguste CHARTIER, dit ALAIN (1868-1951) : pacifiste inconditionnel, sa philosophie, avec la censure et l'union sacrée ne s'exprime fortement qu'après la guerre, mais il combat déjà avant celle-ci l'erreur des pacifistes idéalistes qui croient qu'il suffit de porter un jugement moral à la guerre pour la supprimer.
En Italie, Benedetto CROCE (1866-1952) tente de développer, dans le faible espace qui reste, une philosophie de l'histoire et une philosophie du langage. Isolé durant toute la guerre, il y trouve confirmation de ses recherches antérieures sur le rapport de l'art à l'histoire (subjectivation radicale de l'histoire, élimination radicale de la loi historique produite par la dissolution du réel dans le langage). La guerre exaltée comme création de la vie et de la passion est une catastrophe pour la philosophie. Dans ses différentes attitudes pendant les différentes phases de la guerre (neutralité, guerre combattue, victoire...), le philosophe italien doute et finit par concevoir le fait que la philosophie de l'histoire est historiographie éthique et politique. S'exprime un refus d'une relation idéologique et mécanique entre la culture et l'action du peuple, même si cette action est marxiste. Ce n'est qu'après la guerre que cette manière de voir les choses dans une grande partie du monde intellectuel entraîne un certain refus de l'engagement.
En Allemagne, Ernst TROELTSCH (1865-1923), auteur des "doctrines sociales des églises et groupes chrétiens" et chercheur sur la relativité historique et les oppositions des conceptions calvinistes et puritaines de l'Europe occidentale face aux conceptions luthériennes, est un des rares qui se libèrent en 1917, d'un courant d'une extrême partialité et entaché de préjugés qui n'ont rien à envier de ceux de l'autre camp. C'est autour du terme "liberté" qu'une grande partie de sa réflexion s'ordonne : liberté de s'incarner soi-même personnellement, liberté intellectuelle et culturelle du mouvement des idées, liberté politique de la volonté des individus d'agir ensemble pour constituer une volonté collective nationale...
En Angleterre, la première guerre mondiale transforme la vie du philosophe Bertrand RUSSELL (1872-1970), d'abord personnage très académique, puis, comme tout le courant libéral, estimant que son pays s'est égaré, il mène ensuite un combat pour des négociations de paix (dès 1916), d'une paix qui ne provienne pas d'une capitulation inconditionnelle de l'Allemagne. Mais ses critiques ne s'aventurent que rarement sur le terrain philosophique. Au contraire, Thomas Ernest HULME (1883-1917) estime qu'une victoire allemande signifierait la fin de la liberté en Europe, et d'abord dans son pays. Il s'élève avec David Herbert LAWRENCE (1885-1930) contre le pacifisme de RUSSELL, même s'ils diffèrent idéologiquement. HULME, LAWRENCE et Filippo Tommaso MARINETTI (1876-1944), ce dernier adhérant passionnément à cette guerre, expriment dans des variantes différentes l'esprit majoritaire qui justifie celle-ci. Ils se situent tous les trois dans une certaine opposition à des valeurs rationalistes et démocratiques jugées néfastes à la civilisation européenne.
Aux États-Unis, l'attitude de John DEWEY, qui poursuit en pleine guerre, qu'il combat d'ailleurs, ses réflexions sociales et économiques, tranche avec celle d'une opinion publique qui approuve l'engagement aux côtés des Alliés, même s'il alimente de son côté une batterie d'études sur "l'esprit allemand". Il réserve à l'éducation une grande place, car c'est elle seule qui permet, au-delà d'un pacifisme parfois simpliste, d'assurer la paix future. Josiah ROYCE (1855-1916), qui prône depuis les années 1880 un refus de l'idéalisme absolu, renonce à clamer si fort cette conviction très partagée dans les milieux de la philosophie professionnelle américaine, sous la pression des événements extérieurs. Comme son propre milieu, et cela se vérifie dans beaucoup d'universités américaines, il penche pour une implication quasiment militariste aux côtés des propagandistes du gouvernement. Cela fait partie d'une évolution profonde de la tradition philosophique américaine.
Arno MUNSTER et Isabelle STARKIER étudient l'implication des intellectuels juifs en Allemagne pour l'un, en France pour l'une.
Pour Arno MUNSTER, "on peut dire sans aucune exagération (...) que la guerre de 1914 a été pour ainsi dire la "pierre de touche" pour l'orientation culturelle et politique générale de la communauté juive-allemande qui, violemment secouée par plusieurs vagues d'antisémitisme courant XIXe siècle (...), mais aussi séduite par les avantages de la libéralisation intervenue en Prusse sous le ministère Falk entre 1910 et 1914, dut affronter cet évènement et la crise profonde créée par cette guerre au milieu d'une phase relativement difficile et la recherche de la réaffirmation de son identité propre culturelle, religieuse et nationale." Il distingue trois grandes fractions dans cette communauté (assimilatrice, sioniste, se situant clairement à gauche, sympathisante de l'anarchisme ou du marxisme, cette troisième étant très minoritaire) et met en relief les écrits nationalistes d'Hermann COHEN (1842-1918), les critiques de ce nationalisme de Franz ROSENBERG (1886-1929) et les oeuvres sionistes de Martin BUBER (1878-1965).
Isabelle STARKIER éclaire le patriotisme foncier de la communauté juive-française avant même la guerre, ce patriotisme éclatant, qui a des accents de promesses d'émancipation définitive au sein de la nation française, lors des enrôlement sous les drapeaux. Les philosophes ou sociologues de confession juive, Henri BERGSON, Émile DURKHEIM (1858-1917) et Julien BENDA réagissent d'ailleurs plus en Français qu'en philosophe ou en sociologue, à l'unisson de l'ensemble de la communauté nationale. ils font ressortir comme véritables causes de la guerre de 14 la pensée raciste de GOBINEAU, CHAMBERLAIN ou TREITSCHKE. Ils ont des accents prophétiques sur ce que pourrait être un antisémitisme qui pousse jusqu'au bout sa vision d'une race élue au détriment de tous les autres, tout juste tolérées. Même convertis, estime par exemple André SPIRE en 1917, les Juifs n'ont aucune chance face un antisémitisme allemand.
Les philosophes et la guerre de 14, Textes réunis et présentés par Philippe SOULEZ, Presses Universitaires de Vincennes, collection la Philosophie hors de soi, 1988.
PHILIUS
Relu le 13 juillet 2020