La constitution de 1947 institue un pacifisme d'État qui, loin d'être artificiel car soutenu par une très large partie encore maintenant de l'opinion publique, ne transforme pas pour autant les pratiques du pouvoir d'État, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du pays, en pratiques pacifistes tous azimuts.
La défaite met un coup d'arrêt au militarisme sans que pour autant l'épuration qui l'a suivie n'ait été importante. L'ensemble des cadres gouvernementaux et économiques est resté grosso modo en place ; c'est surtout dans le domaine culturel et de l'éducation qu'un changement fondamental apparait. Il n'est plus question de valoriser ni l'esprit guerrier ni la violence dans les relations entre enfants ; une forme d'éducation à la paix est même perceptible à tous les niveaux, que ce soit dans les manuels scolaires ou dans les méthodes d'enseignement. Plus qu'un pacifisme d'État qui s'exprime surtout à l'extérieur par l'abstention et la retenue dans les commentaires aux événements internationaux, même lorsque la question des territoires maritimes avec la Chine est plus ou moins ouvertement évoquée par les officiels des deux rives. Il s'exprime aussi par l'existence et le fonctionnement d'une force d'auto-défense minimale, qui tend à exercer des fonctions de police plus que de réaliser des activités proprement militaires, même dans le soutien des forces américaines censées protéger la zone proche du Pacifique. La participation à la défense de la zone Pacifique revêt surtout la forme de contributions financières plus ou moins ponctuelles et de facilités de circulation des forces alliées. Ce n'est que récemment, mais l'évolution commence peut-être depuis les années 1980, qu'est remise en cause par une fraction politique - d'ailleurs encore minoritaire - ce pacifisme d'État.
La Constitution du Japon
La Constitution du Japon du 3 novembre 1946, entrée en vigueur le 3 mai 1947, a été élaborée comme toutes les constitutions édictées dans des pays sous occupation étrangère. Si des équipes de japonais - comme M SUZUKI, premier prisonnier suite aux lois d'exception pendant la guerre - ont soumis des propositions aux instances officielles, comme rapporté par exemple dans le film japonais Le Ciel du Japon (2007), les décisions définitives ont été prises par les autorités américaines. Ainsi le style de la Constitution de 1947 est-il très voisin du style de la Constitution américaine, ce qui tranche bien évidemment avec la tradition - même non despotique - du Japon. Le préambule se présente de cette manière :
"Nous, le peuple japonais, agissant par l'intermédiaire de nos représentants dûment élus à la Diète nationale, résolus à nous assurer, à nous et à nos descendants, les bienfaits de la coopération pacifique avec toutes les nations et les fruits de la liberté dans tout ce pays, décidés à ne jamais plus être les témoins des horreurs de la guerre du fait de l'action du gouvernement, proclamons que le pouvoir souverain appartient au peuple et établissons fermement cette Constitution. Le gouvernement est le mandat sacré du peuple, dont l'autorité vient du peuple, dont les pouvoirs sont exercés par les représentants du peuple et dont les bénéfices sont à la jouissance du peuple. Telle est la loi universelle à la base de la présente Constitution. Nous rejetons et déclarons nulle et non avenus toutes autres constitutions, lois, ordonnances et rescrits impériaux y contrevenant.
Nous, le peuple japonais, désirons la paix éternelle et sommes profondément emprunts des idéaux élevés présidant aux relations humaines ; nous sommes résolus à préserver notre sécurité et notre existence, confiants en la justice et en la foi des peuples du monde épris de paix. Nous désirons occuper une place d'honneur dans une société internationale luttant pour le maintien de la paix et l'élimination de la face de la terre, sous espoir de retour, de la tyrannie et de l'esclavage, de l'oppression et de l'intolérance. Nous reconnaissons à tous les peuples du monde le droit de vivre en paix, à l'abri de la peur et du besoin.
Nous croyons qu'aucune nation n'est responsable uniquement envers elle-même, qu'au contraire les lois de la moralité politique sont universelles et que le respect de ces lois incombe à toutes les nations arguant de leur propre souveraineté et justifiant de leurs relations souveraines avec les autres nations.
Nous, le peuple japonais, nous engageons, sur notre honneur de nation, à servir ces grands idéaux et ces nobles desseins par tous nos moyens."
Après un premier chapitre (en 8 articles) resituant (et recadrant) le rôle de l'Empereur, le second (l'article 9 de la Constitution) concerne la Renonciation à la guerre :
"Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l'ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu'à la menace ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. le droit de belligérance de l'Etat ne sera pas reconnu."
Les institutions et les mentalités
Jean ESMEIN considère que "ce qui paraît le plus important de dire du pacifisme japonais de nos jours ne concerne pas autant les organisations que les mentalités. L'adieu aux armes a bien paru jouer le rôle d'un thème politique, à un certain moment : pacifisme aurait pu être le nom d'un courant embrassant l'action, fabriquant une doctrine étendue à de nombreux problèmes, générant des mouvement en lutte avec les partis - absorbant même ceux-ci dans certains cas - pour monter au pouvoir. On se demanda bien sûr, après la guerre, si les grands rassemblements d'Hiroshima, visant à conjurer la politique d'armement nucléaire des puissances, n'y conduisaient pas. Ils n'allèrent pas jusque là. Ces rassemblements mobilisèrent une population importante mais disparate, puis ils cessèrent de croître. Ils restèrent conformes à un type de mouvements populaires que l'on connait bien au Japon, géants mais attachés à leur unique objet, horizontaux mais spécifiques ; des mouvements dont l'existence en tout cas fait bien voir que la tendance à l'organisation verticale n'est pas la seule importante au Japon car ils peuvent même courber des politiques que les institutions voudraient faire adopter."
l'auteur rappelle la vigueur des sentiments antinucléaires renforcée après l'incident du chalutier Fukuryû Maru en 1954 et une certaine sincérité devant les événements de la vie "y compris à l'égard de ceux qui se sont dévoués jusqu'au bout (...) à mettre en pendant de celui (...) vu pour la mort des soldats mobilisés." Cette sincérité donne à penser à Jean ESMAIN qu'il pourrait y avoir au Japon une sorte de pacifisme natif. "Paradoxalement, dans l'immédiat après-guerre, les autorités américaines d'occupation n'en avaient pas idée. Elles s'affairaient au recensement des crimes de guerre des Japonais", influencés par les conceptions de Ruth BENEDICT à propos de la mentalité japonaise.
"Jusqu'à présent, les diplomates et les stratèges japonais ont pu regarder la zone stratégique dont le Japon fait partie, l'Asie Orientale, comme assez différente de l'Europe parce que les adversaires de l'Est et de l'Ouest ne se font pas face sur un front continu. Les heurts ont été intermittents, plus fréquents qu'en Europe, mais locaux (guerre de Corée, guerre du Vietnam en particulier). Sauf dans le cas de la Chine, les progrès dans la tactique d'emploi des armes nucléaires ont été inventés ailleurs. Le risque de guerre étendue a été ressenti par les populations à l'occasion de quelques crises graves, mais généralement sans débats sur les implications que pourraient avoir des programmes d'armes nouvelles. Toutefois, au début des années 80, les diplomates et les stratèges japonais - une partie des intellectuels à leur tour au bout de peu de temps - se sont rendus compte que la mise en ordre de bataille d'armes nucléaires par la flotte américaine dans le Pacifique nord-ouest et le resserrement des réseaux de commande de ces armes rendaient anachronique le régime de sanctuaire que les Japonais continuaient à vouloir conserver pour leur pays.
Le Ministère des Affaires Étrangères, le premier, se prépara à changer de point de vue sur la politique de défense du Japon en 1980. Il observa que les alliés des États-Unis faisaient un effort supplémentaire, que les Soviétiques renforçaient leurs bases dans les îles Kouriles - alors que ses tentatives pour contribuer à l'apaisement en Indochine étaient vaines - et que les États-Unis ne pouvaient faire autrement que de transférer une partie de leurs forces dans l'Océan Indien. Surtout, le Japon allait bientôt être regardé comme une nation riche, enrichie aux dépens des États-Unis, et les Américains allaient avoir de grosses dépenses pour le renouvellement de leurs armes nucléaires, proches de leur limite d'âge, alors que ces armes constituaient le parapluie nucléaire dont les alliés profitaient. Le Gaimushô (ce Ministère) admit qu'une meilleure préparation des forces armées japonaises aux missions dont les Américains avaient le souci fidéliserait ceux-ci mieux que l'indigence militaire sur laquelle on avait jusqu'alors compté pour obtenir l'entrée en ligne des États-Unis dès la première menace. Cependant, Reagan fut élu aux États-Unis et la détermination des Américains ne parut plus douteuse.
Au contraire, la marge d'initiative de l'escadre aéronavale brandissant l'arme nucléaire au voisinage des eaux japonaises et les réclamations des Américains pour une plus grande contribution des forces japonaises à sa protection devinrent trop accusées pour le pacifisme du peuple japonais. (...)
Le débat le plus sérieux se déroule entre les adversaires de l'arme nucléaire et les partisans d'une réforme de la défense japonaise qui s'étendrait jusqu'à l'emprunt de la force nucléaire américaines. (...). Même des intellectuels japonais ont pris en considération cette possibilité, l'un d'eux déclarant il y a huit ans que le japon ne serait pas un État s'il ne contrôlait pas lui-même l'emploi d'une arme nucléaire. Pourtant, le pacifisme règne et on pouvait voir alors son effet jusque dans le sein des forces armées. En avril 1972, des militaires japonais ont pétitionné leur ministre contre l'élargissement à Okinawa du stationnement des forces auxquels ils appartiennent et il ne parait pas douteurs qu'ils jugeaient que la cohabitation avec des armées équipées de l'arme nucléaire serait pire pour leur défense nationale que le maintien dans une trop étroite garnison.
De tous les obstacles qui empêchent d'établir la défense du Japon à un niveau peu en rapport avec la force du pays, le plus important vient sans doute de l'esprit du peuple japonais. Dans leur majorité, les Japonais continuent à penser sans doute qu'ils en ont fini avec la guerre. La leçon américaine a suffi. Que les Américains montent la garde et renforcent leurs armes autour du Japon s'ils pensent que la situation stratégique l'exige! Le Japon peut même leur donner de l'argent pour cela s'ils en demandent. L'expérience d'un gouvernement qui a été subverti par l'armée, laquelle a mené le peuple dans la pire guerre, est encore aujourd'hui stérilisante.
En fin de compte, l'imprégnation du pacifisme a pénétré jusqu'à la conscience sociale. Elle a fini par transformer l'éthique au point que certaines valeurs s'en trouvent contaminées. En particulier, les hommes qui servent la nation dans l'armée mériteraient un traitement plus juste que celui qui leur est fait."
L'auteur, déplorant de manière évidente cet état de fait, indique bien l'imprégnation pacifiste du pays tout entier qui laisse en définitive de très faibles marges de manoeuvres à des hommes politiques soucieux de sortir le Japon d'une période constitutionnelle pour entrer de plain pied dans un concert "classique" d'États. C'est pourquoi, malgré un certain battage médiatique, il n'est pas certain que les récentes activités gouvernementales aient un impact sérieux sur l'ensemble de la politique de défense.
Toutefois, et en se basant beaucoup précisément sur les langages du politique, certains auteurs se demandent s'il n'y a pas en cours un changement (potentiel) de paradigme. Eric SEIZELET écrit que "le débat sur la révision de la Constitution de 1947 a connu un regain d'actualité avec le retour au pouvoir du Parti Libéral-Démocrate lors des élections générales de décembre 2012." Il explore l'avant-projet de révision constitutionnelle (qui veut opérer une autre interprétation de cette Constitution) (adopté en Conseil des ministres en juillet 2014) que ce parti a mis au point en avril (2014), l'un des points en discussion étant la réécriture de l'article 9 et du "pacifisme constitutionnel". Tout en soulignant que le PLD ne souhaite pas abandonner la posture pacifiste qui a été celle du Japon depuis 1945, il souligne que le parti majoritaire souhaite néanmoins en infléchir la portée en transformant les Forces d'autodéfense en "Armée de défense nationale". Compte-tenu de la complexité du processus de révision, il sera toutefois difficile pour le PLD de réunir un véritable consensus sur ce sujet, mais cet avant-projet en dit long sur l'évolution d'une politique de défense qui cherche à s'affranchir progressivement des tabous de l'après-guerre.
Eric SEIZELET, Japon : des Forces d'autodéfense à l'Armée de défense nationale. Autopsie d'un changement potentiel de paradigme, dans Mots, les langages du politique, n°104/2014. Jean ESMEIN, L'imprégnation pacifiste, dans Civilisations, Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines, n°39, 1991, numéro sur le Japon - enjeux du futur.
PHILIUS
Relu le 30 novembre 2021