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11 décembre 2011 7 11 /12 /décembre /2011 10:38

         L'hygiénisme ne désigne pas seulement un courant du milieu du XIXe siècle européen basé sur le principe nouveau de rentabilité combustive pour réorienter les valeurs données à la nourriture, aux boissons, à l'air respiré, au travail, au repos, à la propreté d'un corps censé laissé pénétrer l'oxygène par la peau, mais également un mouvement moral qui traverse toute la société. Parallèlement à la mise en place de mesures dictées par la connaissance (depuis les travaux de Louis PASTEUR en 1865) du rôle des bactéries dans la contamination et dans les épidémies, se met en place également toute une série d'institutions qui favorisent la pénétration des idées de morale hygiénique, non sans effort prosélyte pour diffuser des idées religieuses que certains milieux veulent présenter comme liées aux mesures de propreté. Le moralisme puritain qui se diffuse provoque un changement d'attitude ambigu envers le corps, d'abord dans les classes supérieures qui bénéficient les premiers des nouvelles installations hygiéniques, puis dans les classes "inférieures", souvent désignées comme des classes laborieuses et des classes dangereuses dans des quartiers jugés malsains dans tous les sens du terme. 

Cette doctrine hygiénique, qui s'impose en même temps que l'industrialisation de masse, révolutionne l'ensemble des sociétés occidentales dans la médecine, l'architecture (qui laisse entrer la lumière), l'urbanisme, la crémation. Le développement ou la rénovation profonde des réseaux d'égouts, le traitement des eaux usées, le ramassage des détritus ou la lutte contre des maladies récurrentes comme la tuberculose font partie de ce mouvement d'ensemble. Se développe le thermalisme et la pratique sportive, de manière plus ou moins limitée selon les sociétés et selon les classes sociales. La consultation des revues spécialisées et des journaux de l'époque montre à quel point l'hygiénisme se développe dans une phraséologie combattante et avec un langage de classe. 

 

               Patrice BOURDELAIS, qui présente un panorama des approches historiques de l'hygiène publique et privée montre le décalage dans le temps entre le discours volontariste médical et la mise en oeuvre des mesures concrètes à l'échelle nationale et locale. La construction du projet hygiéniste, son idéal, son objectif, ses applications est émaillée de conflits vifs jusqu'au sein du corps médical. La montée de l'industrialisation et de l'urbanisation, concomitante avec le développement des épidémies, malgré les mesures efficaces mises en place de façon parcellaire ici et là, suscite de nombreuses études, préludes aux réalisations ultérieures, sur les moyens à mettre en oeuvre afin de mieux gérer efficacement les masses ouvrières au travail. De même, sur les champs de bataille, les épidémies ont pu faire des ravages dans les armées en présence, de même autour des usines, elles exercent une pression sur l'efficacité qu'attendent les entrepreneurs capitalistes des diverses composantes du monde ouvrier.

    

       Pour ce qui concerne la France, "la grande période de l'hygiène publique (...), sur le plan de sa production publiée et du dynamisme de ses recherches, a été sans aucun doute les années 1820-1840."

Notamment par les travaux de Benoiston de Châteauneuf, Alexandre Parent-Duchâtelet, Louis-René Villermé, Joseph d'Arcet, Pierre Kéraudren, Charles C H Marc, qui lancent en 1829 la revue Les Annales d'hygiène publique et de médecine légale (Réédité par La Berge, 1992). "L'ampleur des enquêtes conduites - moins statistiques qu'on le prétend souvent - l'invention d'une discipline scientifique nouvelle, faite d'une exigence de critique des données d'observation, de la mise au point d'une questionnaire et d'une méthode, conjuguée à la tradition française d'un État centralisé et puissant, auraient dû conduite à la première administration d'hygiène publique européenne (...) (mais en fait), les moyens consacrés à l'hygiène publique demeurent modestes jusqu'à la fin du siècle (...)". La comparaison avec le cas anglais, où la révolution industrielle intervient plus tôt, est assez frappant. L'auteur se pose la question des raisons de ce retard, et avec d'autres, livre une hypothèse politique : "Si (Edwin CHADWICK, notamment dans Nieneteenth-century Social Reform, réédité chez Gladstone, Routledge en 1997) a (voulu) déployé le tout assainissement, s'il a imputé, avec l'appui de quelques autorités médicales, aux ordures et à l'insalubrité, les fièvres dont étaient surtout victimes les pauvres, n'était-ce pas avant tout pour limiter les charges financières liées à l'indigence et ouvrir un contre-feu face aux médecins radicaux qui considèrent tout bonnement que la nouvelle économie industrielle est incompatible avec la santé publique et l'exercice de la médecine? Lancer de grands travaux d'assainissement doit permettre  de diminuer l'incidence des fièvres et de calmer les pauvres, sans modifier les fondements de l'économie industrielle, le niveau des salaires ou de régime du travail qui réduit au chômage de manière épisodique une grande partie de la main-d'oeuvre et aboutit à la sous-nutrition et à la malnutrition de familles entières."

 

     Plus récemment, l'histoire de la santé publique, dans les années 1960-1970, est tiraillée entre deux conceptions contradictoires :

- une histoire retraçant les victoires successives des sociétés développés sur la maladie grâce aux progrès scientifiques (ROSEN, 1958), argument sur-utilisé pour justifier les entreprises civilisatrices dans les colonies ;

- une histoire qui considère comme extrêmement limité jusqu'à la Seconde Guerre mondiale les effets des découvertes médicales et des politiques d'hygiène (MCKEOWN RECORD, 1962, MCKEOWN, 1976, The Modern Rise of Population).

Puis de nombreux travaux illustrent les thèses de Michel FOUCAULT (Histoire de la sexualité, 1976 ; Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, 1963) sur l'anatomo-politique du corps humain - qu'il s'agit, à partir des XVIIe et XVIIIe siècle de gérer comme une ressource - et sur le développement d'une bio-politique de la population, mettant en place des régulations et contribuant à l'organisation nouvelle du pouvoir sur la vie. Il est possible de partir à la recherche de la domination des catégories du savoir scientifique sur les sociétés occidentales depuis les Lumières et du cortège des disciplines qui sont à la fois autant de prises de pouvoir et de connaissance sur les corps (Jacques LÉONARD, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, 1981). Ces recherchent mettent en tout cas en relief les protestations, les révoltes, les contournements des mesures d'établissement des quarantaines ou des cordons sanitaires. Il semble abusif de considérer que les dispositions coercitives soient uniquement la domination des autocrates sur leurs sujets. Les motifs les plus divers rendent les entraves à la liberté de mouvement difficilement supportables pour l'ensemble des habitants des cités et pas seulement des marchands (Carlos M CIPOLLA, Contre un ennemi invisible, 1976). Peter BALDWIN (Contagion and the State in Europe, 1830-1930, 1999) met en évidence pour le XIXe siècle des dissensions face à ces mesures mais également une adhésion des populations au dispositif de protection, grâce au contrôle militaire des limites de l'aire de diffusion de la maladie. Les paysans de certains villages menacés par le choléra n'hésitent pas à s'opposer, les armes à la main, à l'arrivée de voyageurs provenant de régions déjà contaminées (Patrice BOURDELAIS, Jean-Yves RAULOT, Une peur bleue, histoire du choléra en France, 1832-1854,1987). Notons qu'il s'agit-là de scènes récurrentes en cas d'épidémie ou de rumeur d'épidémie. Dans un réflexe "d'autodéfense" mâtiné souvent de racisme ou de "nationalisme", des populations se rassemblent et se chargent d'interdire leur "territoire" contre la venue de réfugiés provenant de zones contaminées.  Les autorités peuvent se servir d'ailleurs de ces réactions pour renforcer leur propre emprise ou tout simplement renforcer leurs propres mesures.

Plutôt que de discuter de bio-pouvoir, certains auteurs préfèrent écrire sur la bio-légitimité, sorte de reconnaissance par la population de la gestion politique des corps souffrants ou menacés dans leur maintien en santé. La question de l'habitat insalubre des populations immigrées dans le centre des villes retient peu l'attention, mais la mise en évidence du saturnisme dont leurs enfants sont victimes est mieux reçue. Cette soudaine attention, voire sympathie, provient-il du fait que l'enfant est la victime ou qu'il s'agit d'une atteinte au corps? Les problèmes sociaux trouveraient ainsi leur expression la mieux acceptée par la population dans le langage de la santé publique? C'est la question que pose entre autres Didier FASSIN dans ses ouvrages (voir notamment Critique de la santé publique, 1981).  A tel point que l'on peut s'interroger sur une évolution qui verrait les droits de l'homme progressivement réduits à leurs seuls fondements biologiques. Si l'on part de ce constat récent, comment rendre compte de l'évolution qui s'est déployée au cours des deux derniers siècles? Comment penser le passage d'une période où le bio-pouvoir domine (XVIII-XIXe siècles) à la période récente où une bio-légitimité l'emporte? Tant et si bien que l'on pourrait penser que les problèmes sociaux sont abordés sous leur seul aspect sanitaire à certaines périodes? Si les chronologies ne sont pas aussi tranchées, si les attitudes peuvent être ambiguës, entre bio-pouvoir, bio-légitimité, voire bio-responsabilité (les populations participant aux politiques qu'elles poussent les élus à entamer et développer), si l'on ne peut pas mesurer la légitimité des États uniquement en lorgnant du coup l'importance de leurs budgets de santé, il semble bien se dégager un modèle européen d'hygiène et de santé publiques, un modèle conquérant qui veut s'imposer dans les autres aires culturelles, dans le mouvement de colonisation. La prégnance de cette colonisation, qui importe à la fois morale et techniques perdure bien longtemps après l'indépendance retrouvée, malgré tous les grands discours, que ce soit au Mexique, au Brésil ou en Égypte, tout simplement parce les élites médicales sont formées pendant une longue période en Europe.

Patrice BOURDELAIS estime que "finalement, on ne peut guère observer de transition épidémiologique et de baisse de la moralité en l'absence de mobilisation des États, à des échelles territoriales différentes, afin de protéger les vies contre les hécatombes épidémiques. Cette politique de santé passe  toujours par la mise en oeuvre des principes d'hygiène publique et privée "européens"" et, au moins partiellement coercitifs. Même si l'on a pu mettre en évidence des acceptions différentes de la liberté individuelle et des libertés publiques, par le biais des réactions et des résistances engendrées par les politiques de santé publique, ces dernières font rarement bon ménage avec les libertés individuelles, qu'elles limitent au nom de l'intérêt général (Matthew RAMSAY, notamment : The Politicis of Professional Monopoly in Nineteeth-Century Medicine : The French Model and Its Rivals, dans Professions and the French State, 1700-1900, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1984). Dans leur application, trois obstacles paraissent essentiels. Le premier renvoie aux conditions de travail faites aux plus nombreux : elles vont souvent à l'encontre des objectifs de santé publique (...). le deuxième est lié au régime de la propriété (...) : les principes d'hygiène connaissent des difficultés à s'imposer face aux intérêts fonciers ou à celui des propriétaires de taudis (...). Enfin, l'acculturation des masses populaires ne peut s'effectuer en quelques décennies. Le processus historique s'est développé sur plus de deux siècle en Europe, il a nécessité des changements d'attitude profonds à l'égard du corps qui supposent qu'un certain seuil de niveau de vie soit atteint tant il est vrai que toute norme de comportement hygiénique ne peut être adoptée par les personnes dont le premier souci demeure de trouver un toit et de la nourriture. En cela, on peut soutenir que le développement du niveau de vie constitue un préalable à la réussite, dans la durée, d'une politique de santé publique, mais que le chemin par l'hygiène publique et privée n'est probablement pas évitable."

 

        De l'hygiène corporelle à l'hygiène morale au XIXe siècle, thème de l'ouvrage d'Alain CORBIN, il n'y a qu'un pas très vite franchi à cette époque. Il est possible d'ailleurs que dans l'esprit de nombreuses institutions charitables, l'essentiel est de parvenir à cette hygiène morale, quitte à passer obligatoirement par l'hygiène physique, qui n'est qu'une expression de celle-ci... Cet auteur écrit qu'"à partir de 1750, on a peu à peu cessé en Occident de tolérer les miasmes urbains". Au XIXe siècle, la malpropreté des villes, dont s'éloignent d'ailleurs périodiquement les membres de l'aristocratie, devient la cause de toutes les épidémies. Ce souci hygiénique bascule vers l'hygiène morale dans l'esprit de la grande majorité des élites. Sur cette notion d'hygiène au XIXe siècle, nous pouvons lire qu'il faut purifier l'espace public, prescrire le dallage des voies facilitant le lavage, daller les fosses d'aisance... L'assèchement des marais participe de cette purification de l'espace public. Parallèlement, la propreté du corps devient un élément central pour une bonne santé. A partir du XIXe siècle, en effet, les médecins sont convaincus du lien étroit entre hygiène et santé. Les lieux d'entassement des hommes focalisent tout particulièrement l'attention des hygiénistes. Cette préoccupation hygiénique fait de l'eau un vecteur de santé et le symbole de la pureté. Ainsi, il se révèle nécessaire d'éliminer la crasse et de veiller à la propreté des différentes parties du corps humain. la propreté constitue une marque de vertu. D'ailleurs, les individus malpropres sont susceptibles de colporter les épidémies et de favoriser le vice. Ainsi, il est établi un lien direct entre propreté du corps et de l'âme (N'oublions pas que ce siècle est encore religieux...). La malpropreté devient un signe de dérèglement des moeurs. Le pouvoir médical prend de l'ampleur et a le souci de développer l'instruction du peuple vis-à-vis des questions d'hygiène publique. 

         C'est une période où les moeurs du peuple (doivent) à la fois s'aligner sur les moeurs des élites - les moeurs paysannes doivent s'aligner également sur les moeurs urbaines -, et devenir homogènes dans l'ensemble de la population. 

           Pour Gérard SEIGNAN (l'hygiène sociale au XIXe siècle : une physiologie morale, Revue d'histoire du XIXe siècle, n°40, 2010), qui souligne lui plutôt les effets positifs de l'hygiénisme, l'hygiène sociale souhaite moraliser les comportements individuels pour garantir la santé publique et atténuer les fatigues du corps. S'accroît l'exigence d'une plus grande attention à soi. Attention jugée d'autant plus nécessaire qu'à la fin du siècle, la science du cerveau propose les modèles de la décharge et de la neurasthénie pour rendre compte de la fatigue nerveuse. Le mauvais état de santé qui lui fait cortège est alors pensé en regard d'un environnement épuisant. De là une hygiène enrichie par la thérapie des nerveux qui agrandit considérablement l'éventail des modalités de l'attention à soi. Il est alors moins question de moralité à suivre que de moral à conforter.

 

Sous la direction de Patrice BOURDELAIS, Les Hygiénistes, enjeux, modèles et pratiques, Belin, 2001.

 

SOCIUS

 

Relu le 16 septembre 2020.

Note : A l'heure de l'épidémie du corona-virus, les idées de l'hygiénisme (notamment morales) peuvent connaître un regain de faveur. Si elle perdure, il est possible que des idées (nouvelles ou anciennes) concernant le corps et les relations sociales (distance sociale obligatoire persistante, confinements plus ou moins généralisés) surgissent et s'imposent à tous les esprits... sans compter un regain possible de certains mouvements religieux sans grands supports de connaissance scientifique...

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