2 mai 2009
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Considéré tour à tour comme démocrate et totalitariste, Jean-Jacques ROUSSEAU met en lumière nombre de débats qui agitent les sociétés politiques modernes. En cela, dans les réflexions sur le conflit, qu'il soit abordé sous l'angle politique, économique ou social, l'oeuvre du philosophe genevois est aujourd'hui encore incontournable.
Longtemps, on a considéré que ses écrits étaient épars et inachevés et aujourd'hui, plusieurs auteurs reconsidèrent la question et, à l'aide de nouveaux manuscrits, reconstituent une pensée très structurée et très méditée. Si cette oeuvre touche également à la musique (Projet concernant la musique, 1742 ; articles sur la musique de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1755 ; Dictionnaire de musique, 1767) et au langage (Essai sur l'origine des langues, posthume), ce sont surtout les arguments politiques, économiques et sociaux qui nous intéresse ici.
Son Discours sur les sciences et les arts (1750), rédigé sur concours d'Académie comme il en existait beaucoup à son époque, tranche avec l'opinion courante de la philosophie des Lumières. Pour lui, la société dominée par les arts et les sciences est une société pleine d'inégalités. Cela en premier lieu parce que les talents dont on a besoin pour les poursuivre deviennent des marques de distinctions (n'oublions pas que nous sommes alors dans une société qui multiplient les privilèges de toutes sortes) entre les hommes, et ensuite parce que de grandes sommes d'argent sont nécessaires pour en supporter les frais. La société est transformée en vue de soutenir ces arts et sciences, et cette transformation elle-même engendre une vie pleine de vaines préoccupations de soi et d'injustice.
Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) poursuit cette réflexion. A la question posée par l'Académie de Lyon qui demande si cette inégalité est autorisée par la loi naturelle, Jean-Jacques ROUSSEAU répond contre les attentes des autorités intellectuelle et religieuses (Il refuse notamment toute référence au péché originel). Sa conception de l'état de nature s'éloigne de celle de HOBBES, à qui il reproche de confondre l'homme primitif, très proche de la nature, et l'homme social, déjà construit par la société. Sa réflexion l'amène à rechercher très en arrière dans le temps la nature de l'homme. Dans un temps, où, isolés, éparpillés, peu nombreux, sans grandes attaches les uns aux autres, les hommes étaient égaux par nature. C'est à la suite de catastrophes naturelles qu'est née une société constituée, par les hommes mus par leur liberté de la volonté et leur perfectibilité. Résumant l'argumentation du philosophe, Léo STRAUSS écrit : "En plus de la première conscience de l'obligation morale, l'homme dans sa nouvelle situation communautaire commence à pratiquer la vengeance. Parce que les hommes sont en contact quotidien, il y a davantage d'occasions de frictions : et, parce qu'il n'y a pas de loi, chaque homme est juge de son propre cas. La pitié naturelle, racine de l'humanité dans l'état de nature, s'affaiblit dans le conflit entre l'amour de soi et la pitié et en de tels cas, c'est toujours l'amour de soi qui l'emporte. Mais ce ne sont pas ces conflits qui firent que les hommes établirent une société civile, mais l'institution de la propriété privée. (...) Avec l'établissement de la propriété privée, apparut également la prévoyance. Lorsque champs et rivières fournissaient la nourriture, le vêtement et l'habitat, l'homme ne pensait pas au futur. Mais l'agriculteur doit le faire et le désir de protéger et d'augmenter sa récolte multiplie à la fois ses désirs et le pousse à rechercher le pouvoir.".
Ce que l'on nomme aujourd'hui son Discours sur l'économie politique (1755) est en fait un article (long) publié dans le tome V de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Contre Adam SMITH, John LOCKE et bien d'autres, Jean-Jacques ROUSSEAU rejette l'idée que les inégalités sont tolérables si les plus pauvres en profitent. Il remet en cause la prétendue supériorité des sociétés développées fondées sur ces inégalités et argumente sur les bienfaits d'une confédération sociale. Par ailleurs, également dans d'autres manuscrits, on trouve cette affirmation du caractère individuel du droit de la propriété, "le plus sacré des droits individuels". Mais, en laissant entendre que ce n'est que dans les républiques que la sécurité des personnes et des biens est véritablement garantie, il indique que l'accord entre l'intérêt et la justice suppose la dimension politique du commun, non la simple réciprocité des échanges. (Catherine LARERE). Léo STRAUSS estime qu'en fin de compte, l'opinion de Jean-Jacques ROUSSEAU n'est pas entièrement différente de celle de Karl MARX.
C'est dans son texte Du contrat social que se trouve concentré un grand nombre des conceptions politiques du philosophe, élaborées de manière aboutie. Au lieu de placer le modèle de contrat sur la condition que le souverain protège sa vie (HOBBES) et ses biens (LOCKE), Jean-Jacques ROUSSEAU place la préservation de la liberté au coeur de son système. Selon lui, les citoyens ne concluent pas le pacte entre eux, de particulier à particulier, mais avec le souverain dont ils sont en même temps les membres. Autrement dit, le peuple en train de constituer sa souveraineté est l'une des parties contractantes (André CHARRAK). Le philosophe écrit : "l'acte d'association renferme un engagement réciproque du public envers les particuliers, et sous un double rapport : à savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l'État envers le souverain". Chaque citoyen est soumis au souverain et membre de l'État envers le souverain : il ne peut donc y avoir oppression. "Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède". C'est ce qu'appelle Jean-Jacques ROUSSEAU l'expression de la volonté générale. La solution consiste donc en ce que chaque homme se donne entièrement à la communauté avec tous ses droits et tous ses biens (Léo STRAUSS). La loi est bien le produit de la volonté générale, lorsque tous les individus participent à son élaboration. La société civile est purement et simplement l'accord d'un groupe d'hommes pour que chacun devienne partie de la volonté générale et lui obéisse. Le droit de gouverner de tout gouvernement vient du peuple et ne s'exerce qu'aussi longtemps que cela convient au peuple. Cette souveraineté est inaliénable : les volontés particulières, les factions, les groupes d'intérêts, les partis n'ont pas leur place dans un tel système. Conscient de la tension existante entre la stabilité dont la loi a besoin et le réexamen constant impliqué par l'assemblée du peuple, et de l'idée que la loi étant le produit de sa propre volonté affaiblit la terreur presque sacrée qui est nécessaire au maintien du respect de la loi, Jean-Jacques ROUSSEAU propose que ces processus de changement soient difficiles et que l'éducation facilite le respect de ces institutions, et que le peuple soit finalement conscient des implications des changements qu'il voudrait introduire... Dans son système que le philosophe tente de rendre parfait, les moeurs et la religion entrent dans le champ du politique, la religion doit être donc une religion naturelle et les moeurs soumis au contrat social.
Ce que le philosophe tente d'élaborer, c'est un contrat social dans lequel l'égalité puisse être rétablie, sans nuire à la liberté. Beaucoup se sont interrogés bien entendu sur la validité d'un tel système, et si pendant la révolution son nom est sanctifié littéralement, on le rend responsable par la suite d'une interprétation totalisante de ses écrits. Il ne faut jamais oublier que dans l'esprit de Jean-Jacques ROUSSEAU, ce contrat social s'applique à de petits États (Corse, Suisse) où les conditions de participation directe à la démocratie sont réunies. Sa préférence d'ailleurs va à la Sparte antique. Car le contrat social peut se lire à double tranchant : comme proposition positive d'un système de relations entre individus, ou comme critique virulente d'une souveraineté qui ne reflète que des intérêts particuliers. En cela, ce système s'oppose à la conception de nombreux auteurs anglo-saxons qui font dériver la souveraineté de la convergence des intérêts particuliers.
La conception de la loi de Jean-Jacques ROUSSEAU est finalement aussi rigoureuse que celle de HOBBES, sous la condition qu'elle soit l'expression de la volonté générale, et qu'elle ne soit pas seulement le fruit de l'impératif de la protection des biens et des personnes. La loi est au-dessus de toutes les parties. Reste à savoir comment une telle philosophie politique peut être opérationnelle dans les conditions d'aujourd'hui, dans des sociétés complexes, où la population est importante et concentrée. Cela confère, selon Alexis PHILONENKO par exemple, une tonalité pessimiste (il parle même de philosophie du malheur) à cette philosophie.
Julie et La Nouvelle Héloïse (1761) est un roman beaucoup plus publié au XVIIIème siècle que Du contrat social. Il traite de l'opposition entre l'amour et le mariage. On comprend qu'une odeur de soufre entoure cet ouvrage pour certains milieux ecclésiastiques de l'époque. Il annonce pour certains les problématiques du conflit intérieur et dépasse les thèmes rebattus de l'amour courtois. Il prépare une partie du Romantisme.
Émile ou De l'Education (1762) est à destination des maîtres et précepteurs. Il explique la nature de l'enfant et l'éducation qu'il peut recevoir, dans le respect de cette nature précisément, pour devenir un bon citoyen. La fonction éducative prend le relais de la forme juridique : il ne s'agit pas alors de rétablir l'égalité, mais d'instituer des citoyens, en les dépouillant de leur particularité qui les pousse à l'égoïsme et à l'injustice, en transportant leur moi naturel dans l'unité collective, dont il ne sont qu'une unité fractionnaire. Développer l'amour de l'ordre et développer l'esprit de participation à la vie citoyenne sont deux impératifs de cette éducation. Elle doit développer notamment l'amour de soi et l'amour propre dans le sens d'une solidarité avec les autres hommes. "Étendons l'amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il n'y a point de coeur d'homme dans lequel cette vertu n'ait sa racine. Moins l'objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l'illusion de l'intérêt particulier est à craindre ; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équitable, et l'amour du genre humain n'est autre chose en nous que l'amour de la justice."
Le Jugement du Projet de paix perpétuelle de Monsieur l'abbé DE SAINT PIERRE (1756) constitue seulement une des oeuvres du philosophe sur la guerre, la paix et les relations internationales. Par ailleurs, des Principes du droit de la guerre de des Fragments sur la guerre apparaissent dans les manuscrits. Selon Blaise BACHOFEN et Céline SPECTOR, qui se référent au projet initial de Jean-Jacques ROUSSEAU d'écrire une grande oeuvre intitulée Institutions politiques, dont Du contrat social ne serait qu'une partie, on peut reconstituer sa pensée dans ces domaines, plus élaborée qu'on aurait pu le croire.
- Les Principes du droit de la guerre témoignent des lectures du philosophes de deux auteurs, GROTIUS et HOBBES. Il leur fait le reproche de n'avoir pas su comprendre la nature même de la guerre. La guerre, selon lui, apparait avec l'État, et n'est donc pas naturelle. Le droit inter-étatique doit être compris comme droit de la paix. Pour lui, il n'y a pas de sociabilité naturelle, au sens d'une inclination naturelle à respecter les droits d'autrui suffisamment puissante pour empêcher les conflits, tant pour les individus que pour les sociétés. Ce n'est que par de nouvelles associations à l'échelle des sociétés que nous pouvons corriger "le défaut de l'association générale". Jean-Jacques ROUSSEAU veut chercher à l'intérieur même des États, dans leur nature même, les principes qui relèvent à la fois de la légitimité et de la nécessité factuelle.
- Le Jugement sur le projet... est relativement sévère envers celui-ci. "Il ne faut pas non plus croire avec l'Abbé DE SAINT-PIERRE que même avec la bonne volonté que les princes ni leurs ministres n'auront jamais, il fût aisé de trouver un moment favorable à l'exécution de ce système. Car il faudrait pour cela que la somme des intérêts particuliers ne l'emportât pas sur l'intérêt commun et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu'il ne peut espérer pour lui-même." Selon Hervé GUINERET, le philosophe genevois ne se contente pas de critiquer le projet, mais étend son analyse aux raisons pour lesquelles il le trouve inapplicable. Il indique que l'indépendance des souverains est une indépendance par rapport aux lois. Le souverain décide dans l'arbitraire le plus total et dans les rapports de force entre souverains, il n'existe pas de lois. Contre MACHIAVEL, Jean-Jacques ROUSSEAU pense que les souverains sont des pilotes insensés, n'ayant absolument pas les capacités de lutter réellement et durablement contre la fortune (l'infortune), esclaves de leur désir de puissance, désir autant tourné vers la domination de leurs sujets que vers l'écrasement de leurs concurrents. En cela, les propos de l'abbé DE SAINT-PIERRE viennent directement contredire les pratiques, les désirs et les opinions des puissants.
Longtemps, on a considéré que ses écrits étaient épars et inachevés et aujourd'hui, plusieurs auteurs reconsidèrent la question et, à l'aide de nouveaux manuscrits, reconstituent une pensée très structurée et très méditée. Si cette oeuvre touche également à la musique (Projet concernant la musique, 1742 ; articles sur la musique de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1755 ; Dictionnaire de musique, 1767) et au langage (Essai sur l'origine des langues, posthume), ce sont surtout les arguments politiques, économiques et sociaux qui nous intéresse ici.
Son Discours sur les sciences et les arts (1750), rédigé sur concours d'Académie comme il en existait beaucoup à son époque, tranche avec l'opinion courante de la philosophie des Lumières. Pour lui, la société dominée par les arts et les sciences est une société pleine d'inégalités. Cela en premier lieu parce que les talents dont on a besoin pour les poursuivre deviennent des marques de distinctions (n'oublions pas que nous sommes alors dans une société qui multiplient les privilèges de toutes sortes) entre les hommes, et ensuite parce que de grandes sommes d'argent sont nécessaires pour en supporter les frais. La société est transformée en vue de soutenir ces arts et sciences, et cette transformation elle-même engendre une vie pleine de vaines préoccupations de soi et d'injustice.
Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) poursuit cette réflexion. A la question posée par l'Académie de Lyon qui demande si cette inégalité est autorisée par la loi naturelle, Jean-Jacques ROUSSEAU répond contre les attentes des autorités intellectuelle et religieuses (Il refuse notamment toute référence au péché originel). Sa conception de l'état de nature s'éloigne de celle de HOBBES, à qui il reproche de confondre l'homme primitif, très proche de la nature, et l'homme social, déjà construit par la société. Sa réflexion l'amène à rechercher très en arrière dans le temps la nature de l'homme. Dans un temps, où, isolés, éparpillés, peu nombreux, sans grandes attaches les uns aux autres, les hommes étaient égaux par nature. C'est à la suite de catastrophes naturelles qu'est née une société constituée, par les hommes mus par leur liberté de la volonté et leur perfectibilité. Résumant l'argumentation du philosophe, Léo STRAUSS écrit : "En plus de la première conscience de l'obligation morale, l'homme dans sa nouvelle situation communautaire commence à pratiquer la vengeance. Parce que les hommes sont en contact quotidien, il y a davantage d'occasions de frictions : et, parce qu'il n'y a pas de loi, chaque homme est juge de son propre cas. La pitié naturelle, racine de l'humanité dans l'état de nature, s'affaiblit dans le conflit entre l'amour de soi et la pitié et en de tels cas, c'est toujours l'amour de soi qui l'emporte. Mais ce ne sont pas ces conflits qui firent que les hommes établirent une société civile, mais l'institution de la propriété privée. (...) Avec l'établissement de la propriété privée, apparut également la prévoyance. Lorsque champs et rivières fournissaient la nourriture, le vêtement et l'habitat, l'homme ne pensait pas au futur. Mais l'agriculteur doit le faire et le désir de protéger et d'augmenter sa récolte multiplie à la fois ses désirs et le pousse à rechercher le pouvoir.".
Ce que l'on nomme aujourd'hui son Discours sur l'économie politique (1755) est en fait un article (long) publié dans le tome V de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Contre Adam SMITH, John LOCKE et bien d'autres, Jean-Jacques ROUSSEAU rejette l'idée que les inégalités sont tolérables si les plus pauvres en profitent. Il remet en cause la prétendue supériorité des sociétés développées fondées sur ces inégalités et argumente sur les bienfaits d'une confédération sociale. Par ailleurs, également dans d'autres manuscrits, on trouve cette affirmation du caractère individuel du droit de la propriété, "le plus sacré des droits individuels". Mais, en laissant entendre que ce n'est que dans les républiques que la sécurité des personnes et des biens est véritablement garantie, il indique que l'accord entre l'intérêt et la justice suppose la dimension politique du commun, non la simple réciprocité des échanges. (Catherine LARERE). Léo STRAUSS estime qu'en fin de compte, l'opinion de Jean-Jacques ROUSSEAU n'est pas entièrement différente de celle de Karl MARX.
C'est dans son texte Du contrat social que se trouve concentré un grand nombre des conceptions politiques du philosophe, élaborées de manière aboutie. Au lieu de placer le modèle de contrat sur la condition que le souverain protège sa vie (HOBBES) et ses biens (LOCKE), Jean-Jacques ROUSSEAU place la préservation de la liberté au coeur de son système. Selon lui, les citoyens ne concluent pas le pacte entre eux, de particulier à particulier, mais avec le souverain dont ils sont en même temps les membres. Autrement dit, le peuple en train de constituer sa souveraineté est l'une des parties contractantes (André CHARRAK). Le philosophe écrit : "l'acte d'association renferme un engagement réciproque du public envers les particuliers, et sous un double rapport : à savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l'État envers le souverain". Chaque citoyen est soumis au souverain et membre de l'État envers le souverain : il ne peut donc y avoir oppression. "Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède". C'est ce qu'appelle Jean-Jacques ROUSSEAU l'expression de la volonté générale. La solution consiste donc en ce que chaque homme se donne entièrement à la communauté avec tous ses droits et tous ses biens (Léo STRAUSS). La loi est bien le produit de la volonté générale, lorsque tous les individus participent à son élaboration. La société civile est purement et simplement l'accord d'un groupe d'hommes pour que chacun devienne partie de la volonté générale et lui obéisse. Le droit de gouverner de tout gouvernement vient du peuple et ne s'exerce qu'aussi longtemps que cela convient au peuple. Cette souveraineté est inaliénable : les volontés particulières, les factions, les groupes d'intérêts, les partis n'ont pas leur place dans un tel système. Conscient de la tension existante entre la stabilité dont la loi a besoin et le réexamen constant impliqué par l'assemblée du peuple, et de l'idée que la loi étant le produit de sa propre volonté affaiblit la terreur presque sacrée qui est nécessaire au maintien du respect de la loi, Jean-Jacques ROUSSEAU propose que ces processus de changement soient difficiles et que l'éducation facilite le respect de ces institutions, et que le peuple soit finalement conscient des implications des changements qu'il voudrait introduire... Dans son système que le philosophe tente de rendre parfait, les moeurs et la religion entrent dans le champ du politique, la religion doit être donc une religion naturelle et les moeurs soumis au contrat social.
Ce que le philosophe tente d'élaborer, c'est un contrat social dans lequel l'égalité puisse être rétablie, sans nuire à la liberté. Beaucoup se sont interrogés bien entendu sur la validité d'un tel système, et si pendant la révolution son nom est sanctifié littéralement, on le rend responsable par la suite d'une interprétation totalisante de ses écrits. Il ne faut jamais oublier que dans l'esprit de Jean-Jacques ROUSSEAU, ce contrat social s'applique à de petits États (Corse, Suisse) où les conditions de participation directe à la démocratie sont réunies. Sa préférence d'ailleurs va à la Sparte antique. Car le contrat social peut se lire à double tranchant : comme proposition positive d'un système de relations entre individus, ou comme critique virulente d'une souveraineté qui ne reflète que des intérêts particuliers. En cela, ce système s'oppose à la conception de nombreux auteurs anglo-saxons qui font dériver la souveraineté de la convergence des intérêts particuliers.
La conception de la loi de Jean-Jacques ROUSSEAU est finalement aussi rigoureuse que celle de HOBBES, sous la condition qu'elle soit l'expression de la volonté générale, et qu'elle ne soit pas seulement le fruit de l'impératif de la protection des biens et des personnes. La loi est au-dessus de toutes les parties. Reste à savoir comment une telle philosophie politique peut être opérationnelle dans les conditions d'aujourd'hui, dans des sociétés complexes, où la population est importante et concentrée. Cela confère, selon Alexis PHILONENKO par exemple, une tonalité pessimiste (il parle même de philosophie du malheur) à cette philosophie.
Julie et La Nouvelle Héloïse (1761) est un roman beaucoup plus publié au XVIIIème siècle que Du contrat social. Il traite de l'opposition entre l'amour et le mariage. On comprend qu'une odeur de soufre entoure cet ouvrage pour certains milieux ecclésiastiques de l'époque. Il annonce pour certains les problématiques du conflit intérieur et dépasse les thèmes rebattus de l'amour courtois. Il prépare une partie du Romantisme.
Émile ou De l'Education (1762) est à destination des maîtres et précepteurs. Il explique la nature de l'enfant et l'éducation qu'il peut recevoir, dans le respect de cette nature précisément, pour devenir un bon citoyen. La fonction éducative prend le relais de la forme juridique : il ne s'agit pas alors de rétablir l'égalité, mais d'instituer des citoyens, en les dépouillant de leur particularité qui les pousse à l'égoïsme et à l'injustice, en transportant leur moi naturel dans l'unité collective, dont il ne sont qu'une unité fractionnaire. Développer l'amour de l'ordre et développer l'esprit de participation à la vie citoyenne sont deux impératifs de cette éducation. Elle doit développer notamment l'amour de soi et l'amour propre dans le sens d'une solidarité avec les autres hommes. "Étendons l'amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il n'y a point de coeur d'homme dans lequel cette vertu n'ait sa racine. Moins l'objet de nos soins tient immédiatement à nous-mêmes, moins l'illusion de l'intérêt particulier est à craindre ; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équitable, et l'amour du genre humain n'est autre chose en nous que l'amour de la justice."
Le Jugement du Projet de paix perpétuelle de Monsieur l'abbé DE SAINT PIERRE (1756) constitue seulement une des oeuvres du philosophe sur la guerre, la paix et les relations internationales. Par ailleurs, des Principes du droit de la guerre de des Fragments sur la guerre apparaissent dans les manuscrits. Selon Blaise BACHOFEN et Céline SPECTOR, qui se référent au projet initial de Jean-Jacques ROUSSEAU d'écrire une grande oeuvre intitulée Institutions politiques, dont Du contrat social ne serait qu'une partie, on peut reconstituer sa pensée dans ces domaines, plus élaborée qu'on aurait pu le croire.
- Les Principes du droit de la guerre témoignent des lectures du philosophes de deux auteurs, GROTIUS et HOBBES. Il leur fait le reproche de n'avoir pas su comprendre la nature même de la guerre. La guerre, selon lui, apparait avec l'État, et n'est donc pas naturelle. Le droit inter-étatique doit être compris comme droit de la paix. Pour lui, il n'y a pas de sociabilité naturelle, au sens d'une inclination naturelle à respecter les droits d'autrui suffisamment puissante pour empêcher les conflits, tant pour les individus que pour les sociétés. Ce n'est que par de nouvelles associations à l'échelle des sociétés que nous pouvons corriger "le défaut de l'association générale". Jean-Jacques ROUSSEAU veut chercher à l'intérieur même des États, dans leur nature même, les principes qui relèvent à la fois de la légitimité et de la nécessité factuelle.
- Le Jugement sur le projet... est relativement sévère envers celui-ci. "Il ne faut pas non plus croire avec l'Abbé DE SAINT-PIERRE que même avec la bonne volonté que les princes ni leurs ministres n'auront jamais, il fût aisé de trouver un moment favorable à l'exécution de ce système. Car il faudrait pour cela que la somme des intérêts particuliers ne l'emportât pas sur l'intérêt commun et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu'il ne peut espérer pour lui-même." Selon Hervé GUINERET, le philosophe genevois ne se contente pas de critiquer le projet, mais étend son analyse aux raisons pour lesquelles il le trouve inapplicable. Il indique que l'indépendance des souverains est une indépendance par rapport aux lois. Le souverain décide dans l'arbitraire le plus total et dans les rapports de force entre souverains, il n'existe pas de lois. Contre MACHIAVEL, Jean-Jacques ROUSSEAU pense que les souverains sont des pilotes insensés, n'ayant absolument pas les capacités de lutter réellement et durablement contre la fortune (l'infortune), esclaves de leur désir de puissance, désir autant tourné vers la domination de leurs sujets que vers l'écrasement de leurs concurrents. En cela, les propos de l'abbé DE SAINT-PIERRE viennent directement contredire les pratiques, les désirs et les opinions des puissants.
Le modèle machiavélien est un modèle guerrier. C'est ce modèle que jean-Jacques ROUSSEAU refuse dans ses deux apports principaux à la théorie républicaine : l'adéquation de la république et de la loi, l'idée que les citoyens se lient par le droit. Il définit le projet politique, dans le rapport à soi, dans la conception de l'amour-propre, non comme exclusion de l'étranger, mais dans une conception universaliste. Au-delà des polémiques avec les autres intellectuels des Lumières, comme VOLTAIRE par exemple, Jean-Jacques ROUSSEAU livre une oeuvre à vocation universaliste.
Cette oeuvre trouve des échos grandissants à une époque où sont dénoncés le progrès des sciences et l'accumulation des richesses comme causes des déséquilibres de la nature. De manière plus longue, elle influence la manière depuis son époque de concevoir l'éducation, l'enfance et le développement humain, la fonction des institutions politiques et sociales, les moeurs, le droit et même la religion. Surtout d'ailleurs à travers le dialogue qu'il engage avec les intellectuels de son temps, bien plus que par son propre exemple de vie - sujet de polémiques pas toujours très claires. C'est en grande partie à travers ce dialogue contradictoire et parfois véhément qu'il élabore sa propre pensée. L'attention apportée à l'ensemble de son oeuvre, et pas seulement aux ouvrages édités (sa correspondance abondante par exemple) montre aujourd'hui combien le dialogue avec DIDEROT, lequel lui doit nombre de ses réflexions est important. Le chercheur américain en littérature Roger D MASTERS, cité d'ailleurs par Victor GOLDSCHMIDT (Anthropologie et politique, Les principes du système de Rousseau, Vrin, 1974), effectue en 1968 une lecture globale de son oeuvre et estime que le pivot de son oeuvre est constitué par l'Émile : "Sans nier l'importance du Contrat social, sur lequel Rousseau travailla pendant au moins dix ans, et qui devait constituer une partie du projet des Institutions politiques (dont il espérait qu'elle mettrait le "sceau" à sa réputation), il semblerait que la structure essentielle de la pensée de Rousseau puisse - et en vérité doive être étudiée d'abord en fonction de l'Émile (qui contient un résumé du Contrat social) et des deux Discours", le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (second discours) et le Discours sur les sciences et les arts (premier discours). Dans l'esprit même de Jean-Jacques ROUSSEAU, toujours selon cet auteur, l'effort accompli dans le Contrat social n'est pas à proprement parler une partie intégrante du grand principe (que la nature a fait l'homme heureux et bon mais que la société déprave et le rend misérable), mais plutôt une atténuation de l'inéluctable dépravation de l'homme.
"Le point de départ philosophique de Rousseau était la critique des effets d'un développement scientifique débridé. Sa pensée demeure donc extrêmement pertinente face aux problèmes contemporains. (...). Rousseau a essayé de découvrir un moyen de faire retour à la pratique classique de la vie sociale et politique, en présupposant qu'on pouvait définir le bien pour l'homme en se référant à sa nature. Pourtant, pour y parvenir, il fit fond sur une étude scientifique de l'évolution de l'espèce humaine (le second Discours) et sur une analyse du développement humain individuel en termes de sensations et d'expériences (l'Émile). Il s'ensuit que les faiblesses et les forces du système philosophique de Rousseau éclairent les questions toujours actuelles de la philosophie politique. Cela ne signifie pas que ce système soit satisfaisant pour la période contemporaine, comme le fait remarquer Bertrand de Jouvenel (Rousseau, évolutionniste pessimiste, Rousseau et la philosophie politique, Annales de la philosophie politique, volume 5, PUF, 1965)".
De fait, l'évolution de la civilisation européenne a été à l'inverse de ce qu'il souhaitait. Il semblerait toutefois que les conceptions de la volonté générale et de la souveraineté du peuple aient eu une influence persistante, malgré (en raison de?) le manque de pertinence généralement admis de ses propres conclusions pratiques. Il faut mettre de côté l'idéal rousseauiste de la petite société agraire privée des Lumières pour comprendre l'impact sur une longue période de ses conceptions sur la société politique. Même si les soupçons de "totalitarisme" sont assez infondés (il s'inscrit tout de même dans une longue tradition de défense de la liberté de pensée...), "ses principes s'exposent à une subversion de ce genre parce qu'il sépare les fins propres de l'homme et de la société de ses principes de droit politique. Après avoir défini une logique de l'obéissance civile purement formelle, Rousseau admit tacitement que la science prudentielle définissant la bonne société civile n'était pas une partie intrinsèque ou nécessaire de ses principes politiques, mais ne constituait qu'un guide pour leur mise en oeuvre. Rousseau fut ainsi forcé - de compagnie avec Machiavel et Hobbes - de traiter la différence entre les formes de gouvernement comme un problème technique dont la solution dépend de la connaissance des "tendances naturelles" des phénomènes politiquement pertinents. Mais dès que le triomphe de la technologie moderne permit à l'homme de maitriser des relations naturelles que Rousseau considérait comme "invincibles", sa définition de la supériorité nécessaire de cité agraire simple devint une préférence anachronique et purement personnelle (...) qu'on peut rejeter sans pour autant abandonner son principe de la souveraineté populaire."
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, 1762 (Flammarion, 1966) ; Jugement sur le projet de paix perpétuelle de l'abbé DE SAINT-PIERRE, 1756 (Ellipses, 2004).
Quasiment l'ensemble de ses oeuvres est disponible sur le site des classiques en sciences sociales : www.uqac.ca.
Catherine LARRERE, article ROUSSEAU dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, collection Quadrige, 1996. André CHARRAK, article ROUSSEAU dans Le Vocabulaire des philosophes, Philosophie classique et moderne, Ellipses, 2002. Leo STRAUSS, Histoire de la philosophie politique, PUF, collection Quadrige, 1994. Alexis PHILONENKO, article Du contrat social, ROUSSEAU dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Blaise BACHOFEN et Céline SPECTOR, Jean-Jacques ROUSSEAU, la guerre et la paix, Editions Vrin, collection Textes et Commentaires, 2008. Roger D MASTERS, La philosophie politique de Rousseau, ENS Editions, 2002.
PHILIUS
Complété le 24 juin 2014. Relu le 24 mars 2019