Le sociologue français Alain TOURAINE centre ses recherches sur l'action sociale et les nouveaux mouvements sociaux. Directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS), depuis 1958, il participe à la fondation de la revue Sociologie du travail.
Après des études à l'École normale supérieure en 1945, il cherche à fuir le monde clos universitaire français, et part en voyages en Hongrie, en Yougoslavie avant de vivre l'expérience de la vie de mineur à Valenciennes (1947-1948). Cet engagement l'oriente vers une réflexion sur l'industrie, le travail et la conscience ouvrière. Influencé par les recherches de Georges FRIEDMANN (notamment Les problèmes du machinisme industriel), il retourne à l'École normale pour y passer son agrégation d'histoire (1950). Il intègre alors cette même année le Centre d'études sociologiques dirigé par les deux Georges FRIEDMANN et GURVITCH. Séjournant aux États-Unis (Harvard) et au Chili (son attachement à l'Amérique latine est l'occasion plus tard de projets de recherches), il approfondit ses connaissances en sociologie. Il quitte le CNRS pour l'École des Études en Sciences Sociales où il donne la mesure de son travail de recherche.
De sa thèse de doctorat "Sociologie de l'action" (1964) et de sa thèse complémentaire "La conscience ouvrière" (1966), à son oeuvre maitresse Production de la société (1973), il tire des éléments pour son étude des mouvements sociaux et met en place les cadres de sa méthode d'intervention sociologique. Il se livre également à une analyse complémentaire de la modernité.
Constamment, il se place dans la condition de baigner dans le monde qu'il étudie sans s'enfermer dans l'académisme universitaire. Notamment, en 1981, il se rend en Pologne pour étudier de près le mouvement Solidarnosc. Il reste engagé politiquement, par exemple en 1989, où il signe avec René DUMONT, Gilles PERRAULT et Harlem DÉSIR, un manifeste pour une laïcité (Politis, 9 novembre), en pleine affaire des élèves voilées et du foulard "islamique". Membre du comité de parrainage de la Coordination française pour la Décennie de la culture de paix et de non-violence, il est membre par ailleurs du comité d'orientation scientifique de l'association A gauche, en Europe, fondée par Michel ROCARD et Dominique STRAUSS-KAHN.
Bien que proche de Talcott PARSONS à ses débits, il ne s'inscrit pas dans la perspective fonctionnaliste. Il s'oppose tout autant au structuro-marxisme de Louis ALTHUSSER. Les grands auteurs qui pensent le travail influencent grandement sa pensée : Karl MARX bien sûr, Georges FRIEDMANN directement (notamment par l'ouvrage les problèmes humains du machinisme industriel), mais aussi GURVITCH et PARSONS, sans compter l'influence de Max WEBER et d'Émile DURKHIEM qui lui permet de ne pas tomber dans l'économisme. Également, il s'inspire des travaux de Jean-Paul SARTRE et de Claude LÉVI-STRAUSS.
L'actionnalisme
Produit des travaux d'Alain TOURAINE et de ses collaborateurs au fil des ans, l'actionnalisme n'est pas une théorie générale (au sens parsonien), qui serait opposable par exemple à la théorie marxiste, mais plutôt une démarche sociologique visant à mettre le sociologue en position d'entreprendre des analyses. Si la théorie générale reste un objectif, on assiste ouvrage après ouvrage à une lente maturation : il n'y a donc pas d'exposé systématique à y rechercher. Dans sa pensée évolutive, l'auteur et son équipe opèrent quelquefois des glissements de sens des concepts utilisés d'un ouvrage à l'autre. On a pu écrire que sa pensée était d'un abord difficile, surtout si l'on recherche une vision globale. La pensée d'Alain TOURAINE (certains aiment bien utilisé le mot tourainienne ; on a pu lire ce que nous pensons de l'abus des ismes...) repose sur six ou sept concepts fondamentaux étroitement reliés, et quelques autres d'importance secondaire aux liens plus distendus. Le lecteur retrouve au fil des ouvrages ces concepts : l'historicité, le système d'action historique, les rapports de classes, le système institutionnel, l'organisation sociale et les mouvements sociaux, auxquels s'ajoute ultérieurement le Sujet.
Attaché donc au Centre d'Études Sociologiques, Alain TOURAINE fait ses premières armes en sociologie industrielle (sous la direction de Georges FRIEDMANN) et publie L'évolution du du travail ouvrier aux usines Renault (1955). il établit les trois grandes phases A, B et C de l'évolution professionnelle; amplement décrites dans le chapitre 19 sur la Sociologie du travail. il crée en 1958 le Laboratoire de Sociologie Industrielle à l'École Pratique des Hautes Études, et co-fonde également la revue Sociologie du travail (1959). Le concept de travail est donc au coeur de ses premiers travaux théoriques tels que Sociologie de l'action et c'est celui-ci qui fonde la notion centrale de l'ouvrage, à savoir celle de sujet historique. Le sujet historique définit un rapport de la société (travailleur collectif) à elle-même, c'est-à-dire une capacité de cette société à se saisir de son propre travail et de ses résultats pour donner un sens à son action historique : certaines sociétés construisent des cathédrales, d'autres s'engagent dans le développement de la production, d'autres enfin misent sur le progrès technique. Il s'agit donc à chaque fois d'une orientation que se donne la société à partir de l'usage du surplus de travail.
Dans le même ouvrage, la notion de situation du travail occupe bonne place. Il en est de même pour celle de conscience ouvrière, avec des distinctions entre conscience fière, conscience soumise, conscience constituante (1965). La conscience ouvrière est le titre de l'ouvrage suivant Sociologie de l'action. Le travail, la conscience ouvrière et le mouvement ouvrier sont au centre de ces ouvrages : "Le travail est la condition historique de l'homme, c'est-à-dire l'expérience significative, ni naturelle, ni métasociale, à partir de laquelle peuvent se comprendre les oeuvres de civilisation et les formes d'organisation sociale" (1965). C'est le travail qui est le fondement des concepts de sujet historique et d'action historique et c'est lui qui conduit à la méthode dénommée actionnalisme.
Des travaux fondés sur l'analyse du travail (au sens large, et non au sens de procès de travail) conduisent à l'analyse de la conscience ouvrière et débouchent sur celle du mouvement ouvrier, et plus généralement sur l'étude des mouvements sociaux. Cette trajectoire de sa pensée est consacrée par la transformation du Laboratoire de sociologie industrielle en Centre d'Étude des mouvements sociaux (CEMS) en 1970, l'analyse quittant nettement les murs de l'entreprise pour s'attaquer à la société en général. Les mouvements sociaux qui ont éclaté dès le printemps de 1968 dans nombre de pays européens ou dans les minorités nord-américaines induisent ce changement d'appellation. C'est l'époque de nombreuses publications d'application de la démarche actionnaliste, sur le Mai français (1968), la société post-industrielle (1969), les États-Unis (1972), le Chili (1973), les mouvements sociaux urbains... C'est aussi une période d'accouchement théorique avec Production de la Société (1973) et Pour la sociologie (1974).
L'intervention sociologique
Pour la sociologie amorce un tournant dans la démarche actionnaliste et plus particulièrement dans le rapport du sociologue à son objet scientifique. Dans le souci de ne pas être asservi par les catégories dominantes de la pratique, Alain TOURAINE prône l'intervention sociologique. "Engagé dans le mouvement, ou dit-il, mais aussi dégagé de son organisation" (1974). Ainsi l'intervention sociologique est l'outil de distanciation du sociologue par rapport à son objet qui lui permet de dépasser l'adhésion à l'une ou à l'autre des représentations et idéologies des parties en présence. Par cette distanciation, le sociologue va se faire accoucheur du sens caché de l'action historique, voire plus encore, si l'on prend à la lettre cette affirmation : "Le but de la sociologie est d'activer la société, de faire voir ses mouvements, de contribuer à leur formation, de détruire tout ce qui impose une unité substantative : valeur ou pouvoir, à une collectivité". Et ailleurs : "On ne peut jamais dire qu'un sociologue observe un mouvement social ; car celui-ci, concept et non pratique, ne peut pas être constitué complètement sans l'intervention du sociologue" (1974).
A partir du milieu des années 1970, on assiste à une certain infléchissement de la pensée actionnaliste : l'intervention sociologique prend le pas sur l'action historique, elle-même fondée sur le travail (PORTIS, 1990). L'analyse des mouvements sociaux quitte la stricte observance du cadre théorique établi dans Production de la société. Alain TOURAINE et son équipe (F. DUBET, Z. HEGEDUS, M. WIEVORKA...) étudient les luttes étudiantes (1978), le mouvement anti-nucléaire (1980), les luttes occitanes (1981), "Solidarité" (1982), le mouvement ouvrier (1984), le mouvement des femmes... La nouvelle méthode sociologique employée justifie l'abandon du Centre d'études des mouvements sociaux et la création en 1981-1982 du Centre d'action et d'intervention sociologique (CADIS). La publique de l'ouvrage le plus théorique, Le retour de l'acteur (1984) consacre cet infléchissement de la pensée actionnaliste confirmée par Critique de la modernité (1992). (Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL)
Alain TOURAINE, L'évolution du travail ouvrier des usines Renault, 1955 ; Sociologie de l'action, 1965 ; La conscience ouvrière, 1966 ; La société post-industrielle, 1969 ; Production de la société, 1973 ; Pour la sociologie, 1974 ; Le mouvement ouvrier, 1984 ; Le retour de l'action, 1984 ; Critique de la modernité, 1992 ; Sociologia, 1998 ; Un nouveau paradigme : pour comprendre le monde d'aujourd'hui, 2005 ; La fin des sociétés, 2013. la grande majorité de son travail est publié aux Éditions du Seuil, puis chez Fayard à partir de 1984. Un certain nombre de ses ouvrages est disponible sur le site de l'université du Québec à Chicoutimi (classiques.uqac.ca)
Alain TOURAINE, Avec Michel WIEVIORKA et François DUBET, Le mouvement ouvrier, Fayard, 1984.
Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 2002.