Comme l'écrit Lusin BAGLA, maitre de conférences de sociologie à l'Université d'Orléans, la sociologie des organisations est à la fois ancienne et récente. Son apparition coïncide d'ailleurs d'abord avec la la naissance de la sociologie. L'intensification de la division du travail, le processus de spécialisation dans les usines et les organisations bureaucratiques, les transformations des rapports sociaux et les principes sur lesquels s'appuie la nouvelle société capitaliste industrielle et monderne sont au coeur des nouvelles observations et des efforts de théorisation, d'Émile DURKHEIM, de Karl MARX et de Max WEBEER, figures fondatrices de la sociologie. La majeure partie des travaux de sociologie des organisations font références, souvent directes, à leurs travaux.
On peut constater, comme le fait la majorité des manuels que la sociologie des organisations nait après la Seconde Guerre mondiale, avec les recherches empiriques menées aux Etats-Unis dans les années 1940, qui accompagnent la prise de conscience du rôle crucial des "organisations formelles complexes" dans tous les aspects de la vie sociale. L'appellation "sociologie des organisations" n'apparait dans les revues sociologies et les départements de sociologie que dans ces années-là.
Les démarches des sociologues américains sont alors stimulées par une première vague de recherches menées dans des établissements industriels dès les années 1920 pour répondre à des questions pratiques telles que la motivation et la productivité. D'orientation psycho-sociologique, ces recherches inspirent à la fois directement la sociologie industrielle et du travail et indirectement la sociologie des organisations. Cette dernière trouve sa propre voie dans les années 1940 avec une deuxième vague de recherches empiriques sur les bureaucraties industrielles et publiques. Ainsi, si la "théorie sociale" est plutôt européenne, l'approche organisationnelle revient aux sociologues du Nouveau Monde. A son apogée, dans les années 1960, elle cesse pourtant d'être une exclusivité américaine.
Le concept général d'organisation, explique encore la membre du Laboratoire orléanais de gestion (LOG) permet aux sociologues américains d'unifier des objets empiriques d'une grande diversité (usines, services administratifs, hôpitaux ou autres institutions). Pour le définir, ils insistent d'abord sur des critères tels que l'"orientation vers un objectif", le "choix des moyens" et la "coordination des activités à l'intérieur d'une structure délibérée". Dans un premier temps, ils se sont intéressés au fonctionnement des organisations et à l'influence de leur "structure" sur la dynamique de l'action de leurs "membres". Progressivement, ils ont estimé qu'elles pouvaient servir aussi de laboratoire pour comprendre les interactions entre les contraintes sociales et la liberté individuelle, les effets non intentionnels des décisions, les dynamiques de la coopération et du conflit, les phénomènes de domination et de pouvoir.
Autrement dit, ils cherchent dans l'organisation un pont qui relie les niveaux "macro" et "micro", éternel problème de la sociologie. Beaucoup d'eau a coulé sous ce pont depuis ces premières tentatives et la sociologie des organisations n'a cessé d'évoluer et de se renouveler.
Spécialisée, elle n'en reste pas moins, avant tout, une sociologie. l'objectif de toute démarche sociologique est de donner une intelligibilité aux différents aspects du monde sociale. Pour cela, énumère Lusin BAGLIA, elle doit :
- montrer les liens entre les divers aspects du social et en faire émerger la logique d'ensemble (articulation) ;
- situer les phénomènes sociaux, les structures sociales et les formes institutionnelles dans leur contexte général (contextualisation) ;
- montrer leur historicité, en les replaçant dans le temps, en soulignant leur diversité, par une approche comparative (relativisation) ;
- les interpréter dans une grille de lecture adaptée, en recourant à la distanciation (réflexivité) ;
- dégager des tendances générales tout en marquant les particularités (rapports entre l'universel et le spécifique).
Présentant de manière analogue la sociologie des organisations, Catherine BALLÉ, directeur de recherche en CNRS, indique qu'elle s'inscrit dans l'évolution des sociétés contemporaines, et notamment le développement lié à l'industrialisation et à la bureaucratisation. Débutant dans les années 1920, cette sociologie connait un période de repli dans l'entre-deux-guerres, pour connaitre après 1945 une accélération spectaculaire.
Depuis plus d'un siècle, la complexité des organisation nourrit les réflexions des spécialistes en sciences humaines. Universitaires, chercheurs, consultants et praticiens contribuent à définir une démarche scientifique qui permette de rendre compte du phénomène organisationnel. Ces spécialistes mettent en évidence progressivement et cumulativement de nombreux traits communs au-delà de l'hétérogénéité des situations concrètes : taille des unités, production de masse, structures formelles, importance des ressources financières, nombre et professionnalisation des employés, innovation technique, rationalisation administrative, internationalisation des échanges. La mondialisation accentue les traits évoqués.
Les organisations suscitent également des critiques sévères sur leur incapacité à gérer la complexité et leur inefficacité. A cet égard, les petites unités qui avaient auparavant été longtemps négligées (voire méprisées), font l'objet d'une reconsidération. Par ailleurs, les entreprises et les administrations sont le lieu de tensions et de conflits. L'inégalité des relations professionnelles est à l'origine de différends politiques et de débats scientifiques. En outre, avec l'apparition des nouvelles techniques (entendre informatisation et télécommunication numérique), les formes traditionnelles d'organisation sont mises en question. Au début du XXIe siècle, les changements d'échelle et la flexibilité qu'ils requièrent sont devenus des enjeux majeurs.
La difficulté, écrit encore Catherine BALLÉ, de diriger ces ensembles humains fait de la connaissance de leur fonctionnement une priorité. On pourrait préciser, selon nous, pour tout en ensemble d'acteurs sociaux aux intérêts disparates et parfois contradictoires. Les spécialistes ont proposé des modèles d'action susceptibles d'apporter des solutions aux problèmes soulevés par la complexité. Atteindre une plus grande efficacité par une meilleure organisation est apparu comme la clé du succès. La dimension humaine des organisations est un objet d'étude et d'intervention. Cette double vocation, scientifique et pratique, est une particularité de la réflexion sur les organisations. Elle est une source d'enrichissement et d'ambiguïté.
C'est aux Etats-Unis, précise t-elle, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, que les sociologues ont abordé la réalité sociale sous l'angle de l'organisation, pour reprendre la formulation de Georges FRIEDMAN à propos de la sociologie du travail. Depuis lors, les travaux de recherche effectués dans cette perspective se sont considérablement étendus. Ils ont donné lieu à la constitution d'un domaine spécifique - à savoir, la sociologie des organisations, et plus généralement, à l'étude des organisations. En France, l'approche organisationnelle n'a pas acquis une ampleur similaire. La réflexion menée par Michel CROZIER a été pionnière et les recherches réalisés par le Centre de sociologie des organisations, dans le cadre du Centre national de la recherche scientifique, sont demeurées longtemps inédites.
Claudette LAFAYE, Maître de conférences à l'Université du littoral, pose la question de savoir où commence et où s'arrête la sociologie des organisations. Pour certains, il s'agit simplement d'analyser ces groupements organisés que sont les entreprises et les administrations, dont le nombre et la taille n'ont quasiment pas cessé de croître depuis un siècle et pour d'autres il s'agit, à travers cela, de volerai une réflexion sur les mécanismes de coopération humaine, sur l'action collective, et, ce faisant, de contribuer à penser l'organisation sociale au sens larges. Car il n'y a pas de vie en société sans un minimum d'organisation (s) et d'institutions. Comprendre les règles et la logique de fonctionnement de cette vie collective et des formes de coopération auxquelles elle donne lieu, tel est l'objet de la sociologie des organisations. On comprend en creux qu'il s'agit aussi de comprendre les formes de conflit qui surgissent à l'occasion de cette action collective.
Sociologie du travail et sociologie des organisations, qui se sont constituées en disciplines bien distinctes, ont en commun d'engager la réflexion sur les processus de rationalisation qui traversent la société occidentale depuis la fin du XIXe siècle. En particulier, toutes deux s'enracinent dans un vaste programme de recherches expérimentales mené, au début des années 1920, dans les ateliers de la General Electric Company, par Elton MAYO et ses collaborateurs de l'École des relations humaines. Ce programme, qui s'est étendu sur plus de six années, s'est efforcé de cerner les effets de l'organisation et des conditions de travail sur la productivité. Si les questionnements qui sont à son fondement relèvent plutôt de la sociologie du travail, un certain nombre de résultats vont servir de points d'appui et d'hypptèses de recherches à la sociologie des organisations. Les chercheurs de l'École des relations humaines soulignent en particulier la complexité humaine des grandes entreprises : ils mettent l'accent sur le fait qu'il existe une vie de groupe au sein des ateliers, que l'individu n'existe pas seul mais qu'il est pris dans une pluralité d'appartenances collectives internes à l'entreprises. Non réductibles bien entendu à la hiérarchie formelle des tâches et de la chaîne d'autorité impersonnelle. Ils identifient toute une organisation informelle qui ne coïncide pas exactement avec l'organisation formelle et technique de l'entreprise. Ce faisant, ces travaux montrent les limites du taylorisme. Mais alors que la sociologie du travail continue dans cette voie, la sociologie des organisations s'oriente vers d'autres questionnements.
C'est aux Etats-Unis, constate donc aussi Claudette LAFAYE, qu'émerge, dans les années 1940 et 1950, une riche réflexion sur le phénomène de la bureaucratie qui doit beaucoup à Max WEBER. Le degré de rationalisation de ces ensembles humains que sont les grandes organisations, les rigidités qui y sont générées, la nature des relations qui s'établissent entre une organisation et ses membres, les rapports que les organisations nouent avec leur environnement constituent autant d'interrogations parcourant aussi bien les premiers travaux de sociologie des organisations que les plus récents.
Notre auteure souligne, après avoir évoqué le travail de Michel CROZIER en France, qu'il est essentiel de rendre compte de travaux qui ont contribué à faire exister la sociologie des organisations comme une discipline incontournable, avec des approches différentes les unes des autres, intégrant de multiples aspects venus de l'extérieur de la discipline stricto sensu : les questions culturelles, sociales et politiques qui orientent, souvent dès le départ, les études entreprises... Elle souligne d'ailleurs que la vocation première de la sociologie des organisations, que l'on dit emplie de succès auprès des entreprises, n'est pas de fournir ds-es solutions techniques aux acteurs ni a fortiori aux dirigeants des organisations. Elle est d'abord d'appréhension et la compréhension des formes sociales et des modes de coopération auxquels les hommes ont recours pour mener à bien leurs actions.
Henri AMBLARD, Philippe BERNOUX, Gilles HERREROS et Yves-Frédéric LIVIAN, tous sociologues engagés dans des travaux auprès d'ONG ou d'entreprises constatent l'accélération des changements qui traversent les entreprises comme les administrations, laquelle appellent à des analyses plus rigoureuses que celles qui sont faites couramment. tous les acteurs - dirigeants, personnels d'encadrement, syndicalistes, formateurs-consultants - se trouvent confrontés à la nécessité de comprendre comment les organisations évoluent ou se bloquent, se développent ou déclinent et disparaissent. Le discours, écrivent-ils, qui s'appuie sur les contraintes techniques, économiques et financières comme causes et non comme conséquences, montre son insuffisance. Les changements que ces acteurs sont amenés à concevoir et à mettre en oeuvre nécessitent un appui sur des connaissances plus précises. De plus, l'affaiblissement des repères traditionnels, notamment en termes de modèles d'organisation et de management, rend cette tâche plus délicate et renforce ce besoin de connaissances?
Ces auteurs veulent faire le point, alors que l'évolution s'accélère et que la situation des organisations, économiques notamment, évoluent rapidement avec celle d'un capitalisme qui se financiarise encore de plus de plus, déplaçant le centre de gravité des prises de décisions stratégiques, sur l'apport de la sociologie des organisations. Elle tente de répondre, selon eux, à ce besoin : donner des clés de compréhension et d'action aux acteurs engagés dans des situations organisationnelles.
"Après, écrivent-ils, de longues années indécises où la réputation des sciences humaines et sociales auprès de certains décideurs - mais aussi de représentants de personnel - apparaissait par trop sulfureuses, l'usage de la sociologie des organisations s'est répandue. Son enseignement s'est développé dans de nombreux instituts et écoles, peut-être surtout dans les programmes de formation continue. Formateurs, consultants, chercheurs utilisent de plus en plus des concepts sociologiques dans leurs interventions. L'apport de cette sociologie des organisations ne parait plus contesté aujourd'hui. Pourtant son emploi est encore loin d'atteindre le degré auquel elle semble vouloir prétendre, ne serait-ce qu'en raison des obstacles existant dans l'accès à ces connaissances. Le foisonnement des publications, la forme par trop ésotérique de leur langage, la multiplication des repères théoriques dans ce champ du changement expliquent ces difficultés. Au-delà de la "vulgarisation" et parallèlement à la "valorisation" des travaux scientifiques eux-mêmes, un travail d'adaptation est donc nécessaire. Il doit avoir comme fonction de faciliter l'appropriation par les acteurs sociaux des nouveaux outils et concepts de l'analyse sociologique des organisations." Ils veulent poursuivre deux objectifs : élargissement et opérationnalisation. "Il y a élargissement dans la mesure où la sociologie des organisations et plus généralement l'analyse organisationnelles (dans les pays anglo-saxons, on parlerait plutôt de "théorie des organisations") s'enrichissent, s'amplifient, au contact d'autres champs. C'est le cas pour l'apport de la théorie économique de la firme, de l'économie du travail, de l'anthropologie, de l'histoire, etc."
Cet élargissement et cet enrichissement ne peuvent bien entendu, mais la sociologie des organisations se veut clairement neutre par rapport à cela, être dissocié des attentes très différentes des acteurs sociaux. Si le souci du management l'emporte dans de nombreux manuels de sociologie des organisations, faisant coïncider les attentes des directions d'entreprise et cette discipline, l'analyse des conflits et coopération à l'intérieur des organisations entre dans les préoccupations de bien des responsables associatifs, politiques... avec des objectifs qui ne sont pas du tout les mêmes. En Europe et aux États-Unis, comme dans d'autres régions du monde, on attache à ces études bien des valeurs différentes. Il n'est pas sûr que ces acteurs prennent en compte tous les apports de la sociologie des organisations, qui font, sans grand souci de cohérence avec les analyses des chercheurs, un usage différent de ces apports. Même dans le cas des travaux de Michel CROZIER, il y a très loin des analyses du sociologue français avec les pratiques de réformes de l'État, même si il dit s'en inspirer. Les managers font du contrôle social et technique dans l'entreprise bien entendu leur priorité, mais il n'est pas sûr qu'ils prennent toute la mesure des résultats des recherches, d'autant que les pouvoirs de décision se déplacent fréquemment, délitant la correspondance entre les efforts fournis pour bien organiser l'entreprise et les résultats de ces efforts...
Henri AMBLARD, Philippe BERNOUN, Gilles HERREROS et Yves-Frédéric LIVIAN, Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Seuil, 2005. Catherine BALLÉ, Sociologie des organisations, PUF, collection Que sais-je?, 1990. Claudette LAFAYE, Sociologie des organisations, Nathan Université, 1996. Lusin BAGLA, Sociologie des organisations, La Découverte, collection Repères, 2003.
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