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25 janvier 2018 4 25 /01 /janvier /2018 09:44

     Dans l'avant-garde artistique, qui concerne  d'abord les années 1920-1930 en Europe et en Russie, celle du cinéma a une place particulière, et au premier chef parce qu'il s'agit d'un des derniers arts, apparu avec le progrès techniques. Art neuf né presque avec le XXe siècle, le cinéma est de plus l'objet de toutes les expérimentations possibles, et il emprunte d'abord celles qui concernent les autres arts dont il s'inspire d'abord (théâtre, danse, mime, peinture, sculpture...)... Quand le cinéma aura acquis définitivement droit de cité en tant qu'expression artistique autonome, il sera bien difficile de décortiquer les provenances de toutes les expérimentations artistiques et c'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles des auteurs comme Daniel CHARLES, plutôt que de décliner l'histoire, parvenu au XXe siècle, de l'esthétique en courants d'auteurs préfèrent discuter entre autres des esthétiques de l'objet et des esthétiques du sujet. 

   

      Pour Vincent DEVILLE, docteur de l'université de Paris I Panthéon Sorbonne et cinéaste, "l'avant-garde ne rompt peut-être pas tant avec la tradition, qu'elle n'en trace une autre parallèle à la première, qui possède sa généalogie en propre. Si, historiquement, elle marque et représente fortement une part du cinéma des années 1920, elle caractérise encore aujourd'hui une défiance et une résistance à l'égard du cinéma dominant e des systèmes.

    Notre auteur analyse d'abord le cinéma des avant-gardes historiques (penser le cinéma après les autres arts) avant d'aborder les avant-gardes d'aujourd'hui (repenser les fonctions du cinéma).

  Pour ce qui concerne les avant-gardes historiques, il reprend les réflexions de Philippe LACOUE-LABARTHE et de Jean-Luc NANCY dans l'Assola littéraire : "les premiers Romantiques allemands constituent sans doute le premier groupe esthétique de l'histoire qui se conçoit comme une avant-garde, agissant en communauté de pensée, à coups de manifestes ou de revues théoriques, en marge des conceptions courantes de l'art. La place centrale qu'occupe le fragment dans leurs oeuvres, en transportant celles-ci du côté de l'absence de développement discursif, de l'hétérogène et de l'inachèvement, joue contre les totalités classiques et la description normée des phénomènes. Cette esthétique tend vers une idée de désordre (il s'agit de faire oeuvre de déorganisation sans chercher à résorber le chaos) et sa mission consisterait, selon le philosophe Theodor W. Adorno, à introduire le chaos dans l'ordre." 

Tous ces auteurs se situent au point de vue théorique et de ce que représente l'avant-garde comme perspective philosophico-politique. N'oublions jamais toutefois que les parcours "professionnels" des auteurs des oeuvres jouent également un grand rôle, entre barrières sociales et préjugés "raciaux", "nationaux" et "religieux", entre migrations forcées et choix idéologiques. 

"Avant-garde et modernité, poursuit Vincent DEVILLE, peuvent à bien des égards se confondre, mais plutôt qu'une modernité rattachée à un moment historique circonscrit, l'avant-garde est à envisager comme modernité anhistorique, qui désigne une "catégorie qualitative et non une catégorie chronologique" (Adorno), c'est-à-dire avant tout une exigence de nouveauté et d'alternative en regard de la production dominante, caractérisée par la radicalité de ses recherches et expérimentations, pointe avancée de l'invention formelle et du discours critique.

Être d'avant-garde consiste avant tout à choisir sa voie, à élire ses pères hors des sentiers tracés ainsi que l'exprime le cinéaste Stan Brakhage : "Eisenstein m'a envoyé les premiers signaux d'un montage rapide, j'ai pris chez Griffith le sens du montage parallèle, et trouve chez Méliès ma première révélation du phonogramme, et ainsi de suite". L'avant-garde, si elle ne conserve pas la tradition intacte qui crée des formes ex-nihilo, mais remet constamment en jeu toute l'histoire de l'art dans un esprit de dialogue et de transversalité. "Ce qu'il y a de paradoxal dans la modernité, c'est qu'elle a de l'histoire..." écrit Adorno dans ses Notes sur la littérature. C'est en effet tout le paradoxe de l'avant-garde, fondée sur une idée de tradition, qui reprend et développe des techniques antérieures, ancre ses recherches dans un passé précis et méticuleusement choisi, travaille une mémoire en mouvement - en résistance aux formes d'oppression qui suppriment au contraire les racines, l'histoire d'un art, d'un peuple, etc, pour les priver de leurs origines, les désorienter.

Pour les cinéastes de l'avant-garde américaine issue des années 1950, le cinéma doit être l'agent d'un décloisonnement des arts et de la pensée. Hollis Frampton, par exemple, estime le dialogue interdisciplinaire primordial pour la réception des oeuvres : "Sans une compréhension similaire à l'égard de la musique, de la peinture ou du cinéma, l'oeuvre d'un Varèse ou d'un Berg, d'un Mondrian ou d'un Pollock, d'un Eisenstein ou d'un Brakhage, est non seulement impénétrable, elle est totalement inabordable". Quand Paul Sharits imagine un cours de cinéma, il associe forcément toutes les autres disciplines (...). Jonas Mekas enfin, contre l'establishment et la pensée dominante, se déclare "pour l'Etablissement de l'esprit humain : l'esprit humain est toujours à l'avant-garde. Tel est le vrai sens d'"avant-garde".

Dans le sillage d'autres avant-gardes esthétiques (cubisme, dadaïsme, futurisme...), les avant-gardes cinématographiques des années 1920 sont marquées par une approches à la fois sérieuse et ludique, où l'art devient un formidable terrain de jeu qui ouvre et rend possible toutes les expériences. (...). Toute l'énergie et la fougue développés dans les autres champs artistiques (peinture, musique, littérature, architecture...) passent dans la réinvention du cinéma, et d'abord par de nombreuses migrations des artistes eux-mêmes d'une discipline à l'autre. Mais la période d'effervescence est courte, et l'arrivée du cinéma parlant à la fin des années 1920 met un coup d'arrêt à des expériences qui se sont construites en réaction aux formes classiques du langage et de la communication. L'historien de l'art Patrick de Haas parle très justement d'"expérience définitivement inachevée", ce qui explique une reprise après 1945 des questionnements amorcés, et donc une continuité des avant-gardes."

   Pour ce qui concerne les avant-gardes d'aujourd'hui, Vincent DEVILLE toujours, considère que "la dimension réflexion constituera le pivot de ce renouveau de l'avant-garde, portant ses recherches à un niveau plus approfondi. Ainsi quand le cinéaste Marcel Hanoun écrit "Le film n'a d'autre sujet que lui-même, son identité de film est dans ses techniques et dans so écriture, dans la mise en acte de ses structures affrontées à notre regard", il est dans la stricte continuité de Jean Epstein : "De même que le plus vrai et le plus profond sujet de toute peinture est la peinture elle-même, le plus vrai et le plus profond sujet de tout film ne peut être rien d'autre que le cinéma". La mise au jour ds processus de fabrication (la marque du nouveau en art selon Adorno) contribue à sortir du principe d'illusion pour amener à une meilleure compréhension et connaissance des phénomènes, soit une dévalorisation de l'"illusion narrative" au profit de "réalisme matériel des oeuvres. (Pierre Gidal et Malcolm Le Grice).

Des années 1920 aux années 1950 et à aujourd'hui, en repassant par le cinéma des origines ou les années 1970, il apparait que l'on peut invoquer une "tradition de l'avant-garde" (...)", constat effectué par de nombreux auteurs, l'underground étant maintenant une tradition établie et une forme de culture (qui n'est pas seulement une sous-culture, comme certaines formes d'art à notre époque, produite en grande partie par le show business). En France, les travaux de Nicole BRENEZ contribuent à décloisonner le cinéma d'avant-garde du cinéma commercial, mais aussi pour faire tomber (ce que certains ne partagent pas forcément) les barrières symboliques à l'intérieur des avant-gardes elles-mêmes (qui chacune, entend souvent les garder). Elle est suivie par nombre d'autres auteur(e)s, actif(ve)s dans les milieux cinématographiques, même institutionnels. Vincent DEVILLE cite, parmi les nombreuses initiatives dans ce sens, la grande rétrospective de 2000, "Jeune, dure et pure, d'une histoire du cinéma expérimental et d'avant-garde en France", programmée à la Cinémathèque par Nicole BRENEZ et Christian LEBRAT. En plaçant l'origine de l'avant-garde dans les travaux scientifiques d'Etienne-Jules MAREY, qui fait figure de balise historique et théorique pour repérer au fil des années, les lignes de force et courants souterrains qui ont traversé et alimentent encore ce cinéma. Beaucoup trouveront osée cette manière de procéder, même si elle en vaut une autre. Mais vu la force contestataire de certains avant-gardes, il n'est pas sûr qu'elle recueille l'unanimité, surtout parmi ses acteurs...

En tout cas, dans la tradition (consensuelle il faut le dire) d'Henri LANGLOIS ou Peter KUBELKA, les organisateurs de cette rétrospective dressent la liste des grands chantiers du cinéma d'avant-garde (voir le livre Cinémas d'avant-garde), liste qui est plutôt une suite de choix alternatifs opérés par ces cinémas, dans laquelle un courant ou un autre trouve son propre apport, à l'exclusion souvent d'un ou plusieurs autres points énoncés :

- explorer les propriétés spécifiques du cinéma ;

- interroger le dispositif (élaborer des instruments techniques pour créer des plastiques nouvelles ; réargenter, contourner, refuser les outils industriels) ;

- utiliser les instruments offerts par l'industrie au mieux ou au plus de leurs capacités, au-delà des standards de l'industrie elle-même) ;

- inventer de nouvelles formes narratives liées aux propriétés de l'image et du son ;

- approfondir la capacité de description du cinéma ;

- contester le découpage normé des phénomènes et proposer de nouvelles formes d'organisation du discours ;

- réaliser et diffuser les images qu'un société ne veut pas voir ;

- anticiper et accompagner les luttes politiques ;

- articuler l'avant-garde cinématographique avec celle des autres arts ;

- interroger le rôle et les fonctions des images passées et présentes ;

- établir ici et maintenant un autre monde, sur un registre euphorique ou mélancolique ;

- sortir du symbolique.

"Soit la manifestation effective, conclu Vincent DEVILLE, du cinéma abstrait au cinéma politique, d'une "contre-culture générale", de contre-vérités plastiques et idéologiques, qui passent pas l'élaboration et la diffusion d'images inédites et qui reprennent, au sens militaire d'avant-garde, ses vertus stratégiques et combatives."

    

      Nicole BRENEZ cerne les facette de l'avant-garde - contestataire plus nettement celle-là - dans le cinéma

"Le principe d'une avant-garde éclairée, écrit-elle, combattant sur le terrain des idées à la manière de guerriers mieux formés et plus décidés que le reste de la troupe, n'a cessé d'être réactivé au XXe siècle : les valeurs révolutionnaires mais aussi les modèles insurrectionnels élaborés par Blanqui, Bakounine, Mars, Engels, Lénine, Mao ont inspiré la pratique de nombreux cinéastes qui les transposent dans le champ esthétique. Au cinéma, quel est l'ennemi? l'industrie culturelle, c'est-à-dire l'asservissement du cinéma à des fins idéologiques, avec ce que cela suppose de standardisation stylistique. Comme le résume avec malice Jean-Luc Godard : "Si j'ai une définition à donner au cinéma, c'est celle-là : le cinéma est devenu l'agit-prop du capitalisme" (Lutter sur deux fronts, 1967).

Elle précise les contours d'un cinéma de guérilla. "En termes d'organisation pratique, le cinéma d'avant-garde peut donc s'élever au sein même de l'industrie (sous des formes subversives et pamphlétaires), mais il suppose plus souvent d'autres circuits de production et de diffusion, qui se sont déployés selon quatre formule majeures. Le mécénat privé (le vicomte de Noailles finançant L'Âge d'or de Luis Bunuel en 1930 par exemple), reconduit une antique tradition patronale. L'Etat assure parfois le financement de l'avant-garde, comme c'est le cas de la Promotheus, firme de production et de distribution communiste filiale du Mejrabpom soviétique, ou celui de la GPO film Unit de John Grierson en Grande-Bretagne, qui produisit entre autres les courts métrages expérimentaux de Len Lye. L'auto-production, ou production domestique, constitue la solution économique la plus massive et se trouve appelée à prendre de plus en plus d'importance à mesure que les instruments de création se démocratisent (entendre qu'ils deviennent de moins en moins coûteux). Mais le regroupement des artistes en coopératives autonomes représente pour le champ de l'avant-garde sa forme économique la plus spécifique, et donne une assise logistique à ce "Tiers-Cinéma" que Fernando Solanas et Octavio Getino théorisèrent sur le modèle du "foyer" révolutionnaire guevariste dans Pour un autre cinéma (1968)." Notons tout de même que des regroupements d'artistes se forment également de manière générale dans le monde du cinéma, exemple ces United Artistes eaux Etats-Unis, ne serait-ce que pour (re) donner aux réalisateurs et aux acteurs le contrôle de leurs propres films, contre la tendance à l'hégémonie des producteurs, en dehors de préoccupations purement idéologiques.

"En France, poursuit-elle, le "Cinéma du peuple" (groupe anarchiste) naît en 1913, "les Amis de Spartacus" (groupe communistes) en 1928 ; au japon, l'Association des artistes et écrivains prolétaires fonde la "Prokino" en 1927 ; en Grance-Bretagne, la "Federation of Yorker's Film Society" émerge en 1929 : aux Etats-Unis, la "Workers Film and Photo League" en 1931, "Frontière Films" en 1936...

L'histoire du cinéma d'avant-garde abonde en groupes parfois (souvent) éphémères nés d'une situation de crise politique. Le Groupe Jean-Vigo, issu en 1956 de l'opposition à la guerre d'Algérie, préfigure l'explosion des années 1960 : Ciné-Libération en Argentine, The Newsreel (avec Robert Kramer) et Cinéma Engagé (avec Edouard de Laurot) aux Etats-Unis, les Ciné-Giornali sous l'égide de Cesare Zavattini en Italie, Slon/Iskra et les Groupes Medvedkine sous l'égide de Chris Maker, le Groupe Dziga-Vertov avec Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, Cinétique, Cinélutte, Grain de Sable, Video Out et beaucoup d'autres en France, le collectif coréen Changsan Kotmae. Les collectifs de diffusion se pérennisent plus facilement : l'Anthologie Film Archives et la New York Filmmaker's Coop sous l'égide de Jonas Mekas, le collectif Jeune Cinéma, Light Corne en France, Sispath en Autriche. Si, comme le formulait jean-Marie Staub en 1970, "le cinéma commencera quand l'industrie disparaîtra", de telles initiatives en auront largement assuré les prémices." Mais l'industrie est toujours là... et cela n'empêche pas des cinémas différents de se développer...

Nicole BRENEZ considère qu'il s'agit là de l'invention de la liberté... "Le manque de surface économique et de visibilité sociale du cinéma d'avant-garde porte communément à croire qu'il s'agit d'un coups élitiste et marginal. Tout au contraire, face à l'industrie dont la vocation consiste à reconduire un nombre infime de formules scénaristiques et iconographiques au succès éprouvé (sans doute au passage, l'auteure oublie t-elle la pression diversifiante des cinémas de genre.., qui veulent se faire une place dans l'industrie.), le cinéma d'avant-garde travaille à explorer l'ensemble des propriétés et des puissances du cinématographe, ensemble sans cesse réouvert grâce à la complexité de son dispositif matériel et à la richesse de ses rapports symboliques avec le réel. Les cinéastes d'avant-garde pourraient souscrire à la déclaration du poète (et réalisateur) Vladimir Maïakovski : "Pour vous, le cinéma est un spectacle, pour moi, c'est presque une philosophie de l'univers" (1922). En termes dormes, c'est bien l'industrie culturelle qui s'avère marginale, là où l'avant-garde invente, "littéralement et dans tous les sens", le champ même du cinéma."

Elle énumère quelques-un des chantiers critiques les plus massivement travaillés par l'avant-garde, avant de décrire le cinéma d'avant-garde comme un "laboratoire mais aussi un conservatoire." Il préserve des idéaux esthétiques "pour la plupart institués au siècle des Lumières, à commencer par les principes de la novation, de l'originalité et de la responsabilité politique de l'art (R. Mortier, L'Originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, 1982). "Travailler à la plus parfaite des oeuvres d'art, à l'élaboration d'une véritable liberté politique" : accomplissant les idéaux révolutionnaires ainsi formulés par Friedrich von Schiller, certains cinéastes d'avant-garde abandonnèrent le terrain du symbolique pour passer directement à la lutte armée, tel Masao Adachi rejoignant l'Armée rouge japonaise ou Holger Miens la Fraction Armée rouge allemande. D'autres menèrent simultanément une activité de révolutionnaire professionnel et une pratique de cinéaste, tels Édouard de Laurot aux Etats-Unis ou Masao Matsuda au Japon. (...)."

 

Nicole BRENEZ, Avant-garde dans le cinéma, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Vincent DEVILLE, Avant-garde, dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, Sous la direction de Antoine de BARCQUE et de Philippe CHEVALLIER, PUF, 2012.

 

ARTUS

 

 

 

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