Le général italien Giulio DOUHET est considéré comme l'un des principaux théoriciens de la guerre aérienne. Contemporain de l'Américain William MITCHELL et du Britannique Sir Hugh TRENCHARD, il se fait l'avocat du bombardement aérien à basse altitude. C'est l'un des premiers théoriciens de la guerre aérienne et l'un des plus influents jusqu'à encore aujourd'hui. Sa vision de la guerre aérienne a un impact important sur le développement de la stratégie de l'entre-deux-guerres et notamment l'état-major des Etats-Unis, durant la seconde guerre mondiale, s'inspire de ses travaux.
Après des études à l'Académie militaire de Modène, il étudie les sciences à l'Ecole polytechnique de Turin, et est affecté à l'état-major où il poursuit des recherches dans divers domaines de la technologie de l'automobile, de la mécanique et de la chimie. Dès les premiers vols d'aéroplanes, il perçoit ses possibilités militaires et discute déjà en 1909 de la "maitrise de l'air".
Commandant le bataillon aéronautique de l'armée italienne en 1913, il publie son premier ouvrage sur la tactique de guerre aérienne, Règles sur l'utilisation de l'aéroplane en guerre, qui n'est pas pris au sérieux par le commandement ni par le gouvernement italiens. Ses appels à constituer une aviation militaire restent sans effets et de plus, ses critiques sur la conduite de la guerre du Gouvernement lui valent la cour martiale et la prison entre 1915 et 1917. Après le désastre de la bataille de Caporetto, il est libéré mais il est trop tard pour construire une armée de l'air. Il quitte l'armée en 1918, même s'il est réhabilité et qu'on reconnait la justesse de ses analyses.
Plutôt que de poursuivre une carrière militaire, il préfère oeuvre pour ses idées, même s'il est affecté à la commission générale de l'Aéronautique. C'est ainsi qu'il écrit son oeuvre maitresse, La Maitrise de l'Air (Il domino dell'arte) en 1921, qu'il révise pour une seconde édition en 1926, et qui est traduit dans la plupart des langues européennes au début des années 1930. En France, il sort en 1932 et fait l'objet d'un certain nombre d'études, dont l'une d'entre elle, celle de Paul VAULTHIER (1935) est préfacée par le Maréchal PÉTAIN.
Sur le plan de la technique aéronautique, ainsi que dans le domaine de la tactique, Giulio DOUHET est moins original que d'autres théoriciens de la guerre aérienne de cette époque, en particulier en regard des travaux de l'Américain William MITCHELL. Mais il se montre supérieur à ses contemporains dans sa perception de l'enjeu stratégique créé par l'intention de l'aéroplane. Pour lui, la dimension psychologique de la guerre est une composante essentielle des conflits armés contemporains. Mieux que n'importe quel instrument, l'aviation permet de saper le moral et la volonté de défense et de résistance des populations civiles. C'est pourquoi la guerre aérienne devient l'élément principal de toute la stratégie. L'invention de l'aéroplane représente une percée militaire - on est beaucoup dans l'entre-deux-guerres à la recherche de l'arme absolue - dont l'impact dans toute l'histoire de la guerre surpasse toutes les autres innovations. L'avion transforme toutes les données stratégiques. Qui possède la maitrise du ciel acquiert la victoire. Cette maitrise est non seulement nécessaire mais suffisante pour s'assurer la sauvegarde de son territoire. Sans elle, la défaite menace.
La stratégie de DOUHET comprend deux phases : la maitrise des airs, puis son exploitation, une fois celle-ci obtenue. Il se montre sceptique quant à l'efficacité des systèmes de défense anti-aériens et la seule défense réside dans la maitrise des airs. Il s'ensuit que la nature de la stratégie aérienne est exclusivement offensive et devient l'instrument principal de la stratégie globale d'anéantissement qu'il préconise. Sa vision de la stratégie confond défensive et offensive, la première devenant tributaire de la seconde. Le rôle défensif de l'armée est tenu par les forces de surface dont le but est d'empêcher l'ennemi d'avancer ; les forces aériennes assurent le reste. Dans le cadre de la notion de guerre "totale" à la mode dans l'entre-deux-guerres, il donne à sa stratégie offensive l'objectif de détruire rapidement à la fois les cibles militaires et civiles. Sa guerre offensive se résume à trois objectifs :
- la paralysie au sol de la force aérienne de l'adversaire ;
- la destruction de ses centres de production aéronautiques et industriels ;
- l'anéantissement de la volonté populaire de résistance par les bombardements massifs des populations civiles.
Au cours de la Seconde guerre mondiale, le premier objectif fut atteint - destruction d'avions au sol. L'importance attribuée par DOUHET aux bombardements des cibles industrielles ne cesse de croitre tout au long de la guerre, des deux côtés à la fois. Et cet élément fait toujours partie de la stratégie contemporaine comme en témoignent les événements de la guerre du Golfe de 1991. En revanche, les bombardements stratégiques de populations civiles semblent avoir, en pratique, provoqué des réactions inverses celles prévues par DOUHET, et d'autres après lui.
La tactique du combat aérien développée par DOUHET reflète sa doctrine stratégique : étant donné le caractère offensif de la guerre moderne et de l'aviation, l'avion doit être conçu en priorité pour l'attaque. Pour économiser temps, argent et énergie (pour la formation des servants des avions par exemple), l'avion de combat doit être con!u en priorité pour l'attaque. Du coup, la construire de certains types d'avions est à proscrire. DOUHET préconise, mais il est beaucoup moins suivi de nos jours sur ce point, un seul appareil polyvalent, capable de se défendre contre une attaque aérienne, de prendre en chasse l'aviation adverse et principalement de bombarder les cibles ennemies. Cela donne lieu pendant la seconde guerre mondiale à la construire par les Etats-Unis de super-forteresses très armées. Mais après 1945, les états-majors tirent d'autres conclusions de leurs analyses, ces bombardiers étant encore trop vulnérables à la chasse adverse. Conscient de l'imprécision des bombardements, DOUHET préconise des lâchers imposants de bombes causant les plus grandes destructions au sol, pour avoir des chances d'atteindre les objectifs. Mais outre les erreurs d'appréciation des distances et des ventes, et d'orientations dans les airs, faisant bombarder des cibles amies, les destructions au sol touchent plus les populations civiles que les installations stratégiques. Du coup, et surtout au vu du développement de l'arme nucléaire, cette vision des choses est progressivement abandonnée au profit de la recherche de la précision des tirs.
DOUHET consacre beaucoup d'énergie à convaincre les autorités civiles et militaires de la nécessité doublement, d'avoir une aviation comme arme autonome, et d'avoir ce type type d'appareil. Il est entendu par son gouvernement, sous MUSSOLINI, qui voit là une voie pour compenser la faiblesse de son armée de terre et de sa marine, mais ce dernier n'a pas le temps ni l'énergie de mettre en oeuvre la stratégie préconisée par DOUHET.
En fin de compte, en ce qui concerne sa contribution pérenne à la stratégie aérienne, la grande majorité des stratégistes lui reproche après le second conflit mondial son décalage par rapport aux potentialités techniques existantes, son évaluation toute théorique des effets des bombardements, sa sous-estimation de l'efficacité de la défense aérienne,etc. L'apparition de l'arme nucléaire pourtant réévalue la vision douhétienne d'une guerre intégrale, surtotale, ne distinguant plus entre espace militaire et espace civil, et faisant reposer la dissuasion sur la capacité de frappe ai coeur des forces vives de l'adversaire (ce que DOUHET avait déjà théorisé dans un roman paru en 1919, voir la revue Etudes polémologiques, n°25-26, 1982). Les livres de DOUHET ont été beaucoup et parfois mal lus. ses prévisions ont souvent échoué. Produit de la fascination technique et du traumatisme de la première guerre mondiale, il demeure partout l'une des figures les plus symboliques du siècle, l'un des plus impressionnants prophètes de la guerre moderne. (Dominique DAVID).
Dans son livre La Maitrise de l'air, on peut lire :
"Avoir la maitrise du ciel signifie être dans une position qui permet d'empêcher l'ennemi de voler tout en en gardant soi-même la possibilité. Il existe déjà des avions pouvant transporter des charges de bombes relativement lourdes, et la construction d'un nombre suffisant de ces appareils pour la défense nationale ne demanderait pas de moyens exceptionnels. On produit déjà les éléments actifs des bombes et des projectiles, explosifs, incendiaires et gaz toxiques. Il est aisé d'organiser une flotte aérienne capable de lâcher des centaines de bombes de ce type. De ce fait, la force de frappe et l'amplitude des offensives aériennes, considérées du point de vue de leur importance soit matérielle, soit morale, sont beaucoup plus efficaces que celles de toute autre offensive connue aujourd'hui.
Un pays qui a la maitrise du ciel est en mesure de protéger son propre territoire d'une attaque aérienne de l'ennemi et même de mettre un terme à ses actions annexes en appui de ses opérations sur mer et sur terre, le laissant dans l'incapacité de faire quoi que ce soit d'important. De telles actions offensives peuvent non seulement couper de leur base opérationnelle l'armée de terre et la marine d'un adversaire, mais elles peuvent également bombarder l'intérieur du pays ennemi en y faisant des ravages capables de ruiner la résistance physique et morale de la population.
Tout cela est possible, non pas dans un avenir lointain, mais d'ores et déjà. Et le fait que cette possibilité existe revient à faire savoir à qui veut l'entendre qu'avoir la maitrise du ciel, c'est avoir la victoire. Sans cette maitrise, c'est la défaite qui menace, et les termes qu'il plaira au vainqueur d'imposer.
Il y a douze ans, lorsque les premiers aéroplanes ont fait leurs premiers sauts de puce au-dessus des champs - c'est à peine si aujourd'hui on pourrait appeler cela voler -, j'ai commencé à souligner l'importance de la maîtrise du ciel. Depuis cette époque, j'ai fait ce que j'ai pu pour attirer l'attention sur cette nouvelle forme de guerre. j'ai annoncé que l'aéroplane serait le frère cadet de l'armée de terre et de la marine. J'ai annoncé qu'un jour viendrait où des milliers d'avions militaires sillonneraient les cieux sous l'autorité d'un ministère de l'Air. J'ai annoncé que le dirigeable et autres appareils plus légers que l'air disparaitraient devant la supériorité de l'avion. Et tout ce que j'ai prédit depuis 1909 s'est réalisé. (...)
Voici ce que j'ai à dire : dans les préparatifs de défense nationale, nous devons suivre une voie totalement nouvelle parce que la nature des guerres à venir sera entièrement différente de celle des guerres de jadis. S'accrocher au passé ne nous enseignera donc rien d'utile pour l'avenir, car cet avenir sera radicalement différent de tout ce qui s'est produit précédemment, et il faut l'aborder sous un nouvel angle." Traduction de Catherine Ter SARKISSIAN.
Dans l'ouvrage du Général FORGET, Puissance aérienne et stratégies, on trouve une opinion nuancée de l'apport de Giulio DOUHET en stratégie.
"Douhet, écrit-il, beaucoup en parlent. Peu l'ont lu. Beaucoup se contentent des caricatures nées des exagérations de ses thèses. Celles-ci présentaient pourtant des aspects très intéressants. (...) La thèse (prédominance du bombardement lourd) était intéressante car elle mettait un évidence à la fois la spécificité de l'arme aérienne, le préalable de l'acquisition de la supériorité aérienne, le respect de concentration des forces, la recherche indispensable de la surprise, l'aptitude aux réactions immédiates, lointaines et rapides, ainsi que sa vocation offensive, notamment contre les voies de communication.
Douhet eu également le mérite de souligner le rôle éminent de l'aviation de reconnaissance, une aviation qui devait être dotée, selon lui, d'appareils très rapides, non armés, monoplaces équipés de moyens de transmissions élaborés. La vision sur ce point était remarquable. Elle ne saurait être démentie aujourd'hui.
Douhet a cependant affaibli sa thèse par ses exagérations et aussi ses erreurs. Il s'est en effet trompé à la fois sur le rôle de l'aviation de chasse et sur celui de la défense antiaérienne. Il a minimisé ces rôles au point de préconiser la suppression de ces deux subdivisions d'armes. Il a gravement surestimé en revanche les capacités de pénétration des bombardiers - ou, ce qui revient au même, sous-estimé l'efficacité des défenses aériennes - en niant la nécessité de disposer de chasseurs d'escorte. Il s'en enfin lourdement trompé, comme beaucoup de stratèges à l'époque, quant aux effets des bombardements stratégiques sur le moral et la volonté de résistance des populations et des combattants. Cette surestimation a été telle que Douhet en est venu à réduire le rôle des forces terrestres et navales à celui de simples forces supplétives en attendant que l'offensive aérienne produise ses effets. Dans la théorie de Douhet, notons aussi que l'aviation tactique n'avait pas sa place. Tout cela n'a pas évidemment facilité les relations entre les partisans d'armées de l'air "indépendantes" et les deux autres armées.
Finalement, pour Douhet, la puissance aérienne était le facteur clé "unique" de toute stratégie. Stratégie aérienne et stratégie militaire en venaient à se confondre. Douhet n'eut raison qu'une seule fois dans l'histoire. Ce fut en août 1945, Hiroshima et Nagasaki... (encore que, pour nous et presque toute l'historiographie sur l'événement, cela reste douteux pour l'issue de la guerre..., mais pas pour les états-majors des armées de l'air, désireux de faire "avancer leur cause"...). On ne saurait cependant justifier une théorie par ce cas d'exception.
Il convient certes de ne pas exagérer l'influence de Douhet sur la doctrine de l'époque. Il faut quand même constater que bien des stratégies aériennes appliquées pendant le deuxième conflit mondial relevaient d'idées "à la Douhet", même si leurs concepteurs ne se sont pas directement inspirés du général italien et ont oeuvré selon leurs idées et convictions propres."
Giulio DOUHET, La Maitrise de l'air, Rome, 1921. Edition française en 2007, traduction de Jean ROMEYER ; La guerre de l'air, Editions du Journal des Ailes, 1932 ;
Extrait de La Maitrise de l'air, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Des origines au nucléaire, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990. Dominique DAVID, Giulio Douhet, dans Dictionnaire de la stratégie, PUF, 2000. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de la stratégie, éditions Perrin, tempus, 2016. Edward WARNER, Douhet, Mitchell, Severski : les théories de la guerre aérienne, Sous la direction de Edward Mead Earle, dans Les Maitres de la stratégie, tome 2, Flammarion, 1980, 1987. Les thèses du Général Douhet et la doctrine française, Stratégique, 1996. Général FORGET, Puissance aérienne et stratégies, Economica, 2001.
Complété le 26 septembre 2017.