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10 mars 2017 5 10 /03 /mars /2017 14:52

   L'écrivain de langue latine Quintus Septimus Florens Tertullianus, de Carthage, convertit au christianisme à la fin du IIème siècle est considéré comm le premier auteur latin à construire un système cohérent qui fait école de multiples manières par la suite. Avec ORIGÈNE, il est l'un des auteurs à ne pas être canonisé par l'Eglise catholique, alors qu'il fait partie de ce que l'on peut appeler de manière (très) extensive des Pères de l'Eglise. Avec ORIGÈNE, il partage aussi mais plus que lui, des préoccupations sur le problème militaire et de sa comptabilité avec le christianisme, à un moment où les chrétiens ne sont encore que rares dans les armées et où les  persécutions contre eux dominent le paysage des luttes religieuses de l'Empire. Ce n'est que plus tard, une ou deux générations après lui, que se posent en terme nouveau ces préoccupations, et le "glissement" vers l'acceptation d'un Empire chrétien militarisé n'est pas encore à l'ordre du jour. On peut penser aussi que ce glissement n'est pas étranger avec les persécutions que TERTULLIEN endure vers la fin de sa vie, au moment où il adhère - mais dans l'Eglise, les "hérésies" sont encore nombreuses - au montanisme, tendance qui possède des "préventions" envers la chose militaire bien plus fortes que dans l'ensemble de la communauté chrétienne.

  TERTULLIEN inaugure à son époque, après qu'en orient déjà fleurissent beaucoup plus de réflexions "chrétiennes" en langue grecque, la littérature de langue latine. Commence avec lui une théologie dans cette langue, et cela explique en partie son audience dans le développement des communautés chrétiennes d'Occident. Il est à l'articulation exacte de deux mentalités qui s'affrontent encore, mais dont il est le premier à tenter la synthèse, la mentalité païenne avec, au haut du panier, la philosophie antique héritée des Grecs et la mentalité toute de spiritualité des communautés chrétienne. Né païen, d'éducation et de formation païenne, cultivé, curieux, inquiet de tempérament, il occupe une place particulièrement importante dans l'histoire du christianisme, mais aussi dans celle des lettres latines, ce qui explique que son oeuvre puisse être étudiée à la fois dans le domaine de l'histoire de l'Antiquité (païenne) et dans le domaine de la théologie chrétienne. Son oeuvre est presque entièrement polémique, donc emplie de considérations factuelles parfois difficile à comprendre pour nous et tendant à donner de l'homme sans doute une idée fausse de raideur. Alors que la littérature latine parait sur le déclin, il assure le relais, en lui communiquant une inspiration nouvelle. Ce converti, attiré sur le plan de l'éthique par l'ascétisme de l'hérésie montaniste, n'a jamais négligé l'esthétisme, par souci d'efficacité autant que par attachement réfléchi aux valeurs anciennes. (Jean-Claude FREDOUILLE).

   On peut distinguer dans l'oeuvre de TERTULLIEN, suivant les fonctions qu'il leur assignait les ouvrages apologétiques, les traités concernant la "discipline", les écrits de controverse doctrinale et des traités de théologie. Mais tous ses ouvrages sont toujours suscités ou provoqués par telle ou telle situation particulière et ont surtout pour but de combattre l'adversaire (païen ou hérétique), tout en instruisant les chrétiens.

On peut regrouper dans les ouvrages apologétiques, le triptyque commencé en 197 destiné aux païens, d'où se détache son chef-d'oeuvre littéraire, l'Apologétique, qui reprend certains thèmes déjà abordés dans Ad nationes (Aux païens) et qu'il poursuit dans De testimonio animae, traité spécial où il emprunte à la philosophie l'une de ses preuves de l'existence de Dieu (connaissance naturelle et "instinctive" du divin).

L'Apologétique, qui constitue son principal ouvrage (du moins celui qui nous est parvenu...), est une vigoureuse défense, au nom de la justice et de la liberté de pensée, d'un christianisme réputé "religion illicite" pour la grande majorité encore de ses concitoyens. Prenant aussi la forme d'un discours d'exhortation à se convertir, ce livre souligne l'originalité de la vérité chrétienne (par rapport au judaïsme, aux philosophies, aux hérésies...) et il en expose le contenu sous le triple aspect d'une "foi" (monothéisme, doctrine du Verbe et de son incarnation), d'une vie d'"amour" (pratique du culte et conduite morale), et d'une "espérance" (promesse eschatologique de la résurrection). Ce livre, qui assume l'héritage des apologistes grecs, en amplifie aussi les perspectives et s'en distingue par ses accents passionnés, son ton de défi. Ainsi, une des formules finales proclame : "C'est une semence que le sang des chrétiens". Un des thèmes les plus originaux, que résume l'exclamation "O, témoignage de l'âme naturellement chrétienne", est développé dans le De testimonio animae : interrogeant l'âme conaturelle à Dieu parce que faite à son image, avant qu'elle ait été pervertie par le monde et l'éducation reçue de lui. TERTULLIEN découvre dans des expressions du langage courant ("Dieu bon!", "Dieu est grand!"...) des intuitions authentiques sur la divinité, ses attributs, l'au-delà. Ce renouvellement de la preuve stoïcienne par le consensus omnium, avec la preuve cosmologique, lui permet de définir une voie naturelle d'accès à la connaissance de dieu, qui précède la voie surnaturelle par la révélation dans les Ecritures.(René BRAUN)

Les traités concernant la "discipline", soit l'ensemble des règles devant guider la vie morale du chrétien sont généralement divisés en deux groupes. Le premier (197-206 environ) comprend la consolation Aux martyrs (Ad martyras), le traité sur les spectacles (au caractère idôlatre), Sur la prière (De oratoire), premier commentaire connu du Pater Noster, Sur le baptême, qui influence toute l'histoire antérieure de la liturgie sacramentaire, Sur la patience (De patienta), profondément marqué par le stoïcisme, Sur la pénitence qui détaille ses conditions de validité, Sur la toilette des femmes (De culte feminarum), qui invite les chrétiennes à se vêtir simplement, jalon d'une répression multiséculaire de la coquetterie féminine, la lettre A sa femme qui porte sur la question très débattue des mariages "mixtes", entre chrétiens et non chrétiens. Il se manifeste dans ces ouvrages un rigorisme qui n'est pas exceptionnel mais qui s'accentue par la suite dans l'histoire du christianisme. Le second groupe, à partir de 207 environ, est écrit sous l'influence montaniste (mais en fait certains auteurs estiment que la tonalité des ouvrages précédents est déjà montaniste...). Il propose une discipline plus rigoriste encore, notamment sur le mariage (l'Exhortation à la chasteté ; La monogamie). Le Voile des vierges fait l'objet d'un ouvrage entier. Il se fait intransigeant face aux renoncements de chrétiens devant les persécutions, notamment dans La Fuite en cas de persécution (De fuma in persécution, 2013), mettant le doigt sur un grand problème de l'ensemble du christianisme d'alors. Sur le jeûne (De jejunio) est entièrement dirigé contre ce qu'il appelle les "psychiques", soit les catholiques présents de manière majoritaire dans les instances dirigeantes de la nouvelle religion. Il n'arrête pas de justifier les observances ascétiques de la discipline montaniste et élabore, le premier, la distinction entre péchés "rémissibles" et péchés "irrémissibles" (idolâtrie, meurtre, fornication). C'est dans cette distinction qu'il veut interdire aux chrétiens tous les métiers soupçonnés d'être entachés par l'idolâtrie, ainsi que le service militaire (Sur l'idolâtrie, Sur la couronne du soldat)...

Un troisième ensemble d'ouvrages porte essentiellement sur la règle de foi" : Contre les juifs d'abord (Adversus Judaeos, 198) et surtout contre les gnostiques et les marcionites. On peut citer Les "Prescriptions contre les hérésies" de 200, Sur l'âme de 210, Contre Marcion (5 livres échelonné de 200 à 210), La Chair du Christ (contre le docétisme) et La Résurrection des Morts (contre ceux qui nient la résurrection eschatologique), Contre les Valentiniens (210), Contre Hermogène (200-206), Contre Praxéas (213), qui au delà de ses aspects polémistes courant chez lui, est le premier ouvrage consacré à la trinité, dont un grand nombre d'éléments sont repris par la suite au Concile de Nicée de 325. 

 

  L'écrivain ne fait pas un saut dans sa conversion au christianisme, tant sont liées les philosophies stoïcienne et chrétienne. Il se convertit par dégoût pour les excès des païens et par admiration pour le courage des martyrs. Il faut s'imaginer le haut degré de corruption et de dégradation morale de la majeure partie de l'élite romaine d'alors, entre les fêtes tout à fait dévergondées, le mépris de la vie des "petites gens", l'abandon de toute vie civique et même la déshérence de l'évergétisme qui prenait pourtant depuis longtemps une grande place dans l'Empire romain, avec sa fonction non négligeable de redistribution des richesses... 

Plus profondément sans doute, son refus du paganisme est fondé sur l'opposition entre la révélation et la raison humaine. Pour TERTULLIEN, le fondement des mystères de la religion chrétienne n'est pas irrationnel, car Dieu est Raison ; de ce fait, sa bonté s'identifie avec sa rationalité. Le Verbe est Logos, c'est-à-dire manifestation en dehors de cette raison divine intérieure. Mais de même que le soleil est connu non pas directement, mais par l'intermédiaire des rayons qu'il diffuse sur terre, de même Dieu ne peut être connu par l'homme que de façon anthropomorphique, comme un Père qui a engendré un fils. Il y a donc une antinomie radicale entre le Christianisme et la sagesse humaine, et cette antinomie, TERTULLIEN la formule dans le De prescription haereticorum et dans l'Apologeticum. On comprend dès lors pourquoi "le Seigneur a traité de folie cette sagesse profane et a choisi ce qui était folie selon le monde pour confondre la philosophie. La philosophie qui entreprend témérairement de sonder la nature de la divinité et de ses décrets a fourni matière à cette sagesse profane. C'est elle, en un mot, qui a inspiré toutes les hérésies. Que je plains Aristote d'avoir inventé pour les hérétiques la dialectique, cet art de la dispute également propre à détruire et à édifier". Il faut donc rester constamment sur ses gardes. S'étant rendu à Athènes, il y a dénombré plusieurs sectes, qui selon lui étaient comme autant d'hérésies s'enracinant dans différentes doctrines philosophiques. La philosophie de Platon se trouve à l'origine des erreurs du Gnosticisme, et en particulier de celle de Valentin et de ses disciples ; le Stoïcisme (qui pourtant, précisions-le nous-mêmes a grandement inspiré la forme latine du christianisme...) entraine les erreurs de Marcion ; Epissure nie l'immortalité de l'âme ; Xénon identifie Dieu avec la matière, Héraclite avec le feu ; et toutes les Ecoles philosophiques rejettent l'idée de résurrection" (De anima), résurrection qui, il faut le dire, est tout de même à son époque une preuve de la vérité de l'enseignement de Jésus... Il n'y a finalement rien à chercher hors des Evangiles, rien à tirer des philosophes. Les quelques vérités fragmentaire dont les auteurs païens peuvent se glorifier, ils les ont tirées de l'Ancien Testament (Apologia), ce qui d'ailleurs est très exagéré... Socrate a sans doute été condamné pour avoir voulu renverser les dieux et s'être rapproché de la vérité. Mais sa sagesse ne pouvait aller bien loin, car elle ne se fondait pas sur la foi ; et cela, même si Socrate lui-même prétend n'avoir été inspiré que par un démon (De anima). (Luc BRISSON)

  En dépit de ce que l'orthodoxie catholique pense comme des anomalies de sa doctrine et de son fléchissement final dans le montanisme, qui valent à son oeuvre une condamnation dans le Decretum Gelasianum, (et peut-être même grâce à cela, mais c'est un autre ordre de réflexion sur l'influence des oeuvres en général...), TERTULLIEN joue un rôle essentiel dans l'histoire de la théologie de l'Occident - et pas seulement par la médiation de CYPRIEN qui l'appelle le "maître". Par plusieurs de ses intuitions - notamment dans le domaine de la réflexion trinitaire et christologie - il anticipe les formulation des grands conciles des Ive et Ve siècles. Il a su constituer un vocabulaire théologique ferme et précis en adaptant, en ajustant des matériaux latins à l'expression d'une pensée plongeant ses racines dans le Bible. Son oeuvre oriente cette théologie vers une forme religieuse plus morale que philosophique, plus volontariste que spéculative, moins portée à construire des synthèses rationnelles que soucieuse de respecter, en l'approfondissant, le donné révélé et d'insister sur les "réalités" historiques et eschatologiques du salut. Même si son oeuvre reste empreinte de l'attente du jugement dernier, de la parousie, TERTULLIEN se projette déjà dans une période où cette attente se fait moins pressante et où les chrétiens doivent se résigner à préparer beaucoup plus fermement et plus longtemps et autrement que par le martyre, même exemplaire, les conditions de l'avènement du Royaume de Dieu... Néanmoins, notamment à travers le montanisme, il reste dans une perspective conservatrice de la religion, et contribue à une certaine crispation des esprits, cette même crispation qui lui fait refuser la participation des chrétiens dans les institutions officielles où se pratiquent le serment à l'Empereur et l'idolâtrie, comme l'armée ou la magistrature.

TERTULLIEN, Traité du baptême, Le Cerf, 2002 ; Le Manteau, Le Cerf, 2007 ; La Pénitence, Le Cerf, 1984. La plupart des oeuvres connues de cet auteur est publiée aux Editions Le Cerf. Quelques textes sont disponibles sur Internet (domaine public), comme Contre Marcion, De la Résurrection de la chair ou De la couronne du soldat (www.tertullian.org).

Luc BRISSON, Le christianisme face à la philosophie, dans Philosophie grecque, PUF, 1997. René BRAUN, Tertullien, dans Dictionnaire critique de théologie, PUF, 2002. Jean-Claude FREDOUILLE, Tertullien, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

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