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2 juin 2016 4 02 /06 /juin /2016 10:25

      Avec La religion dans les limites de la simple raison (1793) et Le conflit des facultés (1798), Emmanuel KANT, par ailleurs croyant, influencé énormément par le protestantisme de son enfance, décide de penser la religion, la religion chrétienne ici, sur la seule base de la raison. Il met en action une réflexion critique en faveur d'une foi purement rationnelle, réflexion critique établie dans la Critique de la raison pratique (1788).

Il entend principalement examiner la religion dite révélée pour en dégager éventuellement le noyau rationnel autant que raisonnable. La "croyance d'église" doit avoir pour "suprême interprète la pure foi religieuse". Dans la préface à la deuxième édition de La religion dans les limites de la simple raison, il recourt à la métaphore suivante : deux cercles concentriques (et non extérieurs l'un à l'autre), la foi révélée des Églises est plus large que la foi rationnelle du philosophe, mais elle la contient ou doit la contenir ; il s'agit de mettre en lumière cette dernière sans laquelle la première ne saurait être acceptée. Il entend traquer les éléments d'une religion révélée qui doivent faire l'objet d'une critique radicale qui permet de savoir si elle satisfait aux impératifs d'une foi rationnelle. 

Cette religion rationnelle dans les limites de la raison est une religion essentiellement morale : elle consiste en la pratique de la vertu telle que notre raison nous la commande, donc en actes moraux et la seule législation que nous impose Dieu, si on veut l'honorer, est une législation morale qui est en l'homme avant toute considération religieuse. "La religion ne se distingue pas en quelque point de la morale par sa matière, c'est-à-dire son objet" (Le conflit des facultés).

On peut se demander, comme Yvon QUINIOU, ce qui distingue la religion de cette pratique morale prise en elle-même ; la réponse est mince mais suffisante pour assurer que l'on est sur un terrain religieux : "La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins" (toujours dans Le conflit des facultés). "sachant, poursuit le docteur français en philosophie, que la connaissance de ces devoirs n'a nul besoin de cette "connaissance" religieuse au second degré pour les appréhender, qu'elle la précède, qu'elle est fondée sur la simple raison humaine et, qu'au surplus, elle est à l'origine de la foi rationnelle elle-même.

C'est donc un élément subjectif, touchant à la conscience réflexive, qui seul intervient pour distinguer le croyant authentique, doté d'une "foi morale", de l'agent moral ordinaire, sachant, on peut le dire tout de suite, que cet élément de "connaissance" ou de "reconnaissance" réflexive concernant l'origine ultime de nos devoirs est non seulement second mais secondaire, n'ayant en tant que tel aucune valeur morale qui pourrait le rendre obligatoire. Et on peut dire de cet élément réflexif ce que Kant dit ailleurs de la "foi en des dogmes (...) qui ont dû être révélés", à savoir qu'elle "n'a aucune mérite moral". En ce sens, il n'y a pas de devoir de croire en Dieu, y compris du point de vue de la religion naturelle. Mais, tout autant, cette dimension morale de la foi assure d'emblée à la religion naturelle une universalité incontestable, tirée de l'universalité des principes moraux qui la constituent, par opposition à la multiplicité contingente des religions ou des sectes historiques."

Il ne reste de légitime dans les religions positives, passées au crible de la critique rationnelle (tous les préceptes des religions historiques recélant des principes opposés à la morale, Kant revenant souvent sur la notion du sacrifice - meurtre demandé à Abraham par Dieu, dans la Bible), que ce qui est un adjuvant, nécessaire provisoirement étant donné la finitude humaine (besoin de croire, nécessité de l'appartenance à une Eglise, besoin de rites...) au triomphe de la religion naturelle elle-même. 

  On peut voir qu'Emmanuel KANT ne sort jamais du domaine religieux dans cette critique de la religion. La religion historique est maintenue dans sa légitimité, quoique sous une forme extrêmement atténuée par rapport à ce qu'on entend habituellement par "religion". "Nous avons affaire ici, poursuit Yvon QUINIOU (c'était moins le cas avec Spinoza et surtout Hume) à un face à face entre la raison et la religion, certes critique, mais qui reste spéculatif parce qu'il fait abstraction des conditions concrètes qui engendrent la religion sous ses différentes formes. Cette génèse empirique, Kant ne pouvait pas vraiment l'envisager (même si Hume l'avait anticipée), faute de conditions culturelles qui l'auraient permise et lui auraient évité de tout passer au crible d'une raison a priori, pour une part imaginaire. Il faut donc échapper à ce face-à-face abstrait qui ne se soucie pas d'expliquer concrètement les religions, en particulier à partir de l'histoire, et recourir à une explication de celui-ci dans le cadre des sciences humaines qui suivront le siècle de Kant. (...)".

  C'est une analyse complémentaire, mais avec l'intention matérialiste en moins, qui ressort de l'étude du Vocabulaire de Kant par Jean-Marie VAYSSE. Il résume en 3 points la conception de la religion du philosophe allemand, d'après La religion dans la simple limite de la raison :

- La religion est la connaissance de nos devoirs en tant que commandement divin. La relation révélée est celle où le commandement divin fonde le devoir, alors que la religion naturelle est celle où l'on doit savoir que quelque chose est un devoir pour le reconnaitre comme commandement divin. Pour le rationaliste, qui doit se tenir dans les limites de l'intelligence humaine, seule la religion naturelle est moralement nécessaire. Toutefois, il ne nie pas la possibilité d'une révélation, puisque la raison ne saurait en décider.

- La problématique religieuse part de la théorie du mal radical, comme impuissance morale à ériger ses maximes en lois universelles. Radical ne signifie pas absolu, mais enraciné dans le coeur de l'homme, de sorte que le mal soit également déracinable. La théorie du mal conduit donc à une théorie de la conversion et de la grâce, qui permet de repenser la religion révélée. La conversion est le rétablissement en nous de la disposition primitive au bien : acte intemporel du caractère intelligible, en est, selon le schéma évangélique, une nouvelle naissance, qui doit cependant se traduire dans le temps par un progrès continu. La grâce n'est rien d'autre que la nature de l'homme en tant qu'il est déterminé à agir par la représentation du devoir. Une humanité régénérée est ainsi concevable dans une communauté éthique nommée Église, et présupposant l'idée d'un Être moral supérieur. De même que l'état de nature est un état de guerre à la façon de Hobbes, l'état de nature éthique sera une attaque permanente du mal contre le bien. Or, si le passage d'un état de nature à un état civil est le passage à un ordre juridique contraignant, celui-ci ne permet pas de produire un état éthico-civil, car le droit ne peut exiger la pureté de l'intention morale.

- Seul Dieu peut donc régir une communauté éthique dans un règne des fins comme liaison systématique des êtres raisonnables par des lois communes, qui est royaume de Dieu où la nature et les moeurs sont harmonisés. Cette Église invisible est l'Idée de l'union de toutes les honnêtes gens sous un gouvernement divin. Elle se réalise empiriquement dans l'Église visible qui, à la différence, de l'État, doit être une association libre et non contraignante, et qui doit toujours être jugée en fonction des normes de la pure religion morale. Aussi faut-il distinguer le faux culte du vrai : si la vraie religion ne contient que des lois de la raison et si les lois de l'Église visible ne sont que des lois contingentes donnant lieu à une foi statutaire, le faux culte consistera à tenir cette fois statutaire comme essentielle. On subordonne alors la loi morale à l'observance des statuts ainsi qu'à des besoins issus de la peur et du désir, de sorte que se recréent les conditions du mal radical. 

    Olivier DEKENS explique que "il y a bien des manières d'aborder la religion kantienne, si l'on entend par là ce que Kant dit philosophiquement de Dieu et du rapport que l'homme entretien avec lui. On peut en un premier temps s'intéresser à l'aspect strictement théologique du problème, en étudiant la réfutation que Kant propose de toute preuve théorique de l'existence de Dieu, puis la fonction qu'il accorde à l'idée de Dieu dans sa philosophie de la connaissance. On peut aussi insister sur la fonction morale de la référence à Dieu, et sur la complémentarité entre morale et religion. On peut aussi mettre l'accent sur la notion de religion de la raison, en détaillant les conséquences critiques qu'une telle notion implique pour les religions révélées et les institutions ecclésiastiques. Toutes ces approches sont légitimes (...)".

Mais il insiste sur deux propositions spécifiquement kantiennes, qui donnent à son discours sur sur Dieu "une tonalité originale".

"La première affirme que la position de Dieu est l'effet d'une tendance naturelle de l'esprit humain, celle-là même que nous avons appelée (...) le désir des Idées. La seconde (...) qui définit la religion comme la connaissance de nos devoirs (moraux) comme des commandements divins. : dans les deux cas, il faut distinguer par l'exercice de la critique une forme légitime de croyance en Dieu d'une forme à la fois fausse et dangereuse de foi."

La soif de Dieu rencontre l'impossibilité d'une preuve théorique de l'existence de Dieu. Le développement de la pensée kantienne aboutit à une véritable neutralisation du théologique : Dieu n'est plus qu'Idée et le divin tel qu'il est élaboré par tout le corpus religieux des Églises a une importance en définitive secondaire dans la formulation des devoirs humains. La foi pratique n'a aucunement besoin d'un Dieu réel, elle peut se contenter, bien plus, elle doit se contenter "de l'Idée de Dieu à laquelle tout effort moral sérieux (...) visant le bien doit inévitablement aboutir" (La religion dans les limites de la raison). Pour KANT, l'essentiel est d'assurer à la loi morale une efficacité maximale dans le coeur de l'homme. Aussi, comme l'écrit Olivier DEKENS, il serait imprudent de conclure qu'il exclut le fait même de Dieu et le fait même de la religion.

 

Emmanuel KANT, La religion dans les limites de la simple Raison, Vrin, 1979. Jean-Marie VAYSSE, Kant, dans Le Vocabulaire des Philosophes, tome III, ellipses, 2002. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014. Olivier DEKENS, Comprendre Kant, Armand Colin, 2005. 

 

Relu le 18 juin 2022 (malgré la chaleur et la pollution à l'ozone particulièrement intenses...)

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