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5 juin 2016 7 05 /06 /juin /2016 12:39

    L'actualité de l'oeuvre de Karl MARX en France n'est pas seulement reliée au travail de Louis ALTHUSSER, car d'autres théoriciens sont à l'oeuvre depuis toujours, mais il exerce encore une influence importante, à la fois par l'ampleur et l'aspect inachevé de ce travail et par les polémiques politiques qui l'ont entouré. 

   Pierre DARDOT et Christian LAVAL écrivent qu'il "y a apparemment deux lectures possibles de la place de Marx dans la philosophie française aujourd'hui. L'une pourrait s'arrêter aux effets, que l'on ressent encore, de la puissante vague d'antimarxisme qui a commencé au début des années 1970 (et qui se ressent réellement dans les années 1980 à notre avis), l'autre, à l'inverse, pourrait s'appuyer sur la nouvelle floraison des travaux et ouvrages qui sont consacrés à l'oeuvre de Marx ou qui, de façon fort variable, font une référence appuyée à sa pensée. Ces lectures possibles semblent osciller entre le constat de "la mort de Marx" et celui d'un "retour de Marx". Aucune de ces deux formules ne dit pourtant ce qui fait aujourd'hui l'"actualité" de Marx".

Cette actualité, les deux auteurs la décèle à la "vague" de travaux autour du marxisme, et celle-ci n'est ni la consécration de l'extinction de la pensée marxiste ni la résurgence d'une philosophie politique oubliée. Il n'y a pas de "retour", parce qu'il n'y aurait pas de "départ", selon nous, sauf si l'on prend comme étalon la production universitaire en France. Quant à d'autres pays, et singulièrement hors d'Europe, la littérature marxiste n'a pas faiblit ni en quantité, ni en qualité, allant jusqu'à nourrir (mais elle n'est pas la seule à le faire...) de nouveaux mouvements sociaux dans le monde. Pour reprendre nos deux auteurs, qui écrivent sur la situation française, de toute façon, nous avons affaire de nos jours à "une combinaison nouvelle de mise en travail et de mise en question de la pensée de Marx."

   Cette linga franca de l'intelligentsia de gauche au milieu du XXe siècle, rapidement disparu de la circulation des idées et de la réflexion commune au tournant des années 1980 ne reviendra pas. De même que la suprématie intellectuelle du néo-libéralisme est sur le déclin, d'abord aux États-Unis, puis là où elle est parvenue en dernier, en Europe continentale, sous la poussée d'ailleurs de ses propres échecs, de même une suprématie retrouvée du marxisme n'est guère envisageable, ou alors il s'agit d'un marxisme rénové, en clair un autre marxisme, que celui des XIXe et XXe siècles.

L'ouvrage de Jean-Marie BESNOIT de 1970 (Marx est mort), se réclame de Jacques DERRIDA, à défaut sans doute de trouver dans son propre camp des intellectuels du même calibre. Certes, ce philosophe s'irritait de la prolifération des références au marxisme en 1968 (de même que nous, d'ailleurs!), certes il est un des théoriciens de la déconstruction en allant, au contraire d'autres d'ailleurs aux textes mêmes, mais, dans son livre Spectres de Marx, il répond après un temps long, à son "emprunteur" que si l'on répète tout le temps et longtemps que Marx est mort, c'est peut-être qu'il ne l'est pas! Et quinze ans après l'opération médiatique de soit-disant "nouveaux philosophes", il amorce ce "retour de Marx" si craint par les adversaires du marxisme. Mais il n'annonce pas vraiment un "retour", comme annoncé médiatiquement. Il entame une autre réflexion sur l'oeuvre de MARX, et c'est tout-à-fait différent... 

 

Une interprétation incontournable de l'oeuvre de MARX

     Pour Pierre DARDOT et Christian LAVAL, qu'on le veuille ou non, "nous héritons d'une tradition, c'est-à-dire des interprétations et des critiques qui ont été faites de Marx". Et parmi ces interprétations, celles de Louis ALTHUSSER est incontournable. Non seulement par les textes lus de son vivant ou après sa mort, mais aussi par les commentaires qu'ils ont suscité. 

"Ce qu'il y a eu sans doute de plus nouveau et de plus puissant dans la pensée française d'après-guerre a en effet ruiné ce qui dans le marxisme comme philosophie de l'histoire et science de la société n'était plus tenable : le postulat d'une nécessité historique incarnée dans une classe." Louis ALTHUSSER fait partie en définitive du mouvement vaste d'idées qui de CAUGUILHEM, de LACAN, de FOUCAULT, à BENJAMIN, même si leurs registres de réflexions sont très différents.

On peut parler d'échec d'ALTHUSSER dans sa tentative de dégager le "vrai Marx", d'en faire un auteur du XXe siècle, en phase avec la philosophie française des années 1960, mais cet échec n'a été constaté que fort tard, malgré son autocritique. La puissance jusque dans l'orée des années 1980 du Parti communiste français, l'illusion qu'une politique économique hexagonale a encore un sens (illusion qui a changé aujourd'hui de camp), la résistance même au libéralisme (lequel par ses outrances donnait encore une crédibilité à une certaine idéologie marxiste encore proche de l'orthodoxie) a retardé la constatation du déclin de l'explication marxiste du monde. 

"Le marxisme français n'a plus jamais retrouvé, constate nos deux auteurs, après Althusser son rayonnement (qui était aussi international) et son assurance, n'en déplaise aux quelques philosophes communistes qui continuent imperturbablement de faire comme si l'histoire devrait leur donner raison avec un peu de patience ou un plus grand effort militant." L'échec althussérien de donner une philosophie marxiste comme science véritable au PCF - alors même que nombreux étaient les auteurs marxistes qui estimaient cette cause déjà perdue... dans les années 1950! - est intériorisé par des auteurs marxistes qui se placent dans des stratégies défensives : Daniel BENSAÏ, André TOSEL, qui discutent des "milles marxismes". Pour nos auteurs, mais nous ne sommes pas obligés d'en adopter complètement la posture, est ouverte une période "post-marxiste", "qui questionne une oeuvre à venir à la lumière de notre situation". Il s'agit entre autre de questionner la tension centrale de l'idée que se fait MARX de l'évolution vers le communisme. "D'un côté, Marx pense le passage vers un mode de production supérieur comme un processus inéluctable dont les ressorts et les conditions se constituent jour après jour dans le développement même du capitalisme. D'un autre côté, ce passage suppose un sujet révolutionnaire conscient qui ne se produit qu'au travers de luttes et d'affrontements dont l'issue, comme il en a fait l'expérience directe, est loin d'être assurée mécaniquement" (voir le livre des auteurs, Marx, prénom Karl, Gallimard, 2012).

"Sous cet angle, poursuivent Pierre DARDOT et Christian LAVAL, et compte tenu de l'histoire du mouvement ouvrier et du destin de la révolution communiste au XXe siècle, toute l'actualisation marxiste de Marx, quand bien elle se donnerait des allures d'affranchissement des dogmatismes anciens, est une entreprise dilatoire qui se refuse à saisir ce que (Maurice) Blanchot (Les trois paroles de Marx, dans L'Amitié, Gallimard, 1971) appelle le disparate chez Marx et à admettre l'impossible conjonction, autre qu'imaginaire, des logiques présentes dans son oeuvre. Il est singulièrement vain de vouloir restaurer l'image d'un Marx unifié à la manière de Lucien Sève : "la pluralité des regards sur Marx est ravageuse", affirme-t-il. (L'urgence historique de penser avec Marx le communisme, Entretien avec Lucien Degoy, L'Humanité, 30-31 août-1er septembre 2013). C'est bien au contraire cette pluralité de Marx qui est féconde aujourd'hui, ou plus précisément, c'est la mise en évidence de la tension entre des logiques constamment présentes dans son oeuvre qui éclaire les manières dont les philosophes, mais aussi les économistes ou les sociologues, héritent de Marx en renouvelant la critique du capitalisme et de ses dispositifs." Pour ces deux auteurs, "nous assistons à la naissance d'un "Marx post-marxiste" qui n'a pas plus à voir avec le présupposé d'une fondamentale et indiscutable harmonie de sa pensée qu'avec l'opposition stérile du jeune et du vieux Marx". Cette naissance vient en filiation de la Théorique critique de Francfort et de la reviviscence du dynamisme spinozien. "L'échec d'Althusser à fabriquer un marxisme adéquat à l'épistémologie française est entièrement consommé lorsque les pensées critiques issues ou nourries de Foucault, de Lacan, de Deleuze, de Bourdieu ou de Derrida en viennent à lire Marx et à l'utiliser sous un tout nouveau rapport. Le travail de décomposition de la philosophie marxiste qui a été réalisé laisse la place à une démarche neuve qui consiste à poser directement la question du conflit des subjectivations. Si le néolibéralisme, par ses multiples dispositifs de mesure, d'évaluation et de mise en concurrence, vise à produire une subjectivité qui fonctionne selon le régime du capital ("le toujours plus"), qu'en est-il alors de la production d'une subjectivité capable de contrer, d'enrayer et de défaire, les formes de pouvoir qui se déploient jusque dans l'intime du sujet? C'est en se sens que la tâche de penser le néolibéralisme, pour la philosophie politique contemporaine, n'a rien à voir avec un simple travail d'érudition, qu'elle marque un temps nouveau de la critique théorique en tant qu'elle embraye sur les formes les plus récentes de lutte contre les façons d'organiser le travail et de soumettre les individus dans les entreprises et les administrations.(...)".

    Dans l'état des lieux du marxisme d'aujourd'hui, il reste des traces de l'échec d'ALTHUSSER à mettre sur pied le "vrai" marxisme, au service d'une organisation. Il n'est pas possible sans doute de reprendre les concepts du philosophe politique français, entreprise vaine tant la conjoncture a changé depuis les années 1960-1980. La recherche d'un concept pur, d'une garantie qui assure la véracité de la position intellectuelle et politique, qui le guide selon François MATHERON dans toute son oeuvre, semble n'avoir plus beaucoup de sens aujourd'hui.

Plus, la réévaluation de l'oeuvre d'ALTHUSSER s'accompagne d'un regard critique sur la réception de son vivant de ses écrits. "D'un côté, écrit-il, leur publication fut reçue comme un manifeste de la liberté : très précisément comme ce qu'Althusser appela lui-même une "critique de gauche du stalinisme". D'un autre côté pourtant, Althusser fut perçu par d'autres, et parfois les mêmes, comme un restaurateur. Cette accusation lui fut adressée par quelques rares représentants de la droite éclairée, tel Raymond Aron définissant ainsi l'entreprise althussérienne : "comment restaurer un intégrisme après la déstalinisation et la réussite relative du néo-capitalisme?" - et qui plus est un intégrisme à destination des normaliens agrégés de philosophie. Mais elle fut principalement énoncée par les ennemis du dedans. Althusser, et les althussériens avec lui, fut ainsi attaqué par une fraction de plus en plus importante du mouvement révolutionnaire, et notamment certains de ses anciens élèves devenus maoïstes (J. RANCIÈRE par exemple), comme un agent de remise en ordre délégué, ou tout au moins utilisé par le parti communiste. Et il fut en outre largement perçu comme un néo-stalinien, aussi bien par l'ensemble des groupes révolutionnaires anti-staliniens que par une fraction importante du "mouvement communistes international", celle qui était explicitement visée par la polémique d'Althusser contre l'humanisme."

Cette analyse de la réception se double de critiques du réel positionnement philosophique et politique. Même si beaucoup de celles-ci se fondent sur des écrits antérieurs à 1978 (année de la parution de Ce qui ne peut plus durer dans le parti communiste), il est difficile de passer sous silence ses multiples soutiens et références  positives dans les textes au marxisme-léninisme et au stalinisme (notamment dans ses Manuels sur les principes du marxisme, 1966-1967, destinés au premier chef aux adhérents du PCF). Sans doute la désespérance de ses textes, cette continuelle proximité de thèses et de contre-thèses, cette recherche continue d'une pureté (introuvable) du concept, que ce soit dans les textes de MARX ou de MACHIAVEL (dont l'interprétation troublante vire au primat du chef capable de tout recommencer à zéro, dans un vide politique), ou encore de SPINOZA, très rarement dans les textes d'autres auteurs marxistes (ce qui est en soi un symptôme inquiétant de la manière dont il conçoit le débat intellectuel), provient-elle directement de la constatation de l'échec de l'expérience "communiste" en URSS et dans les pays de l'Est. A trop vouloir fonder l'idéologie de l'activité d'un prolétariat, il aboutit à une destruction intellectuelle de bien des aspects du marxisme. L'impression de beaucoup d'intellectuels de gauche de se trouver dans les années 1980 devant un "champ de ruine" n'est à cet égard pas tout-à-fait-fausse. Même si le va-et-vient réévalué entre les premiers et les derniers textes d'ALTHUSSER constitue un exercice d'éclaircissement idéologique - il faut pouvoir le lire! - contribue à balayer bien des illusions, les auteurs de la période contemporaine cherchent bien souvent en dehors de son oeuvre, les éléments de ce post-marxiste dont Pierre DARDOT et Christian LAVAL ébauchent la description, tant à l'extérieur du marxisme que vers des auteurs marxistes minorés à l'époque, bien plus lucides quant à l'évolution du monde.

 

François MATHERON, Louis Althusser ou l'impure pureté du concept, dans Dictionnaire Marx contemporain, Sous la direction de Jacques BIDET et d'Eustache KOUVÉLAKIS, Actuel Marx Confrontation/PUF, 2001. Pierre DARDOT et Christian LAVAL, Après Althusser, quelle actualité de Marx?, dans La philosophie en France aujourd'hui, Sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015.

 

Relu le 14 juin 2022. Et je re-confirme : l'oeuvre dépasse celui qui écrit et sa destinée personnelle n'a rien à voir avec l'impact et la postérité des écrits!

 

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