A partir du moment où les entités politiques relativement stables cherchent à effectuer des prélèvements de ressources sans faire appel au pillage systématique violent, elles développent de véritables stratégies fiscales afin de faire ces prélèvements avec le consentement ou du moins la participation des populations assujetties.
État et fiscalité
Les États en formation, dont on ne rappellera pas assez la liaison avec le développement de la fiscalité, préfèrent de loin effectuer ces prélèvements avec le minimum de dépenses et de contraintes violentes. Ni la présence plus ou moins permanente d'une force armée sur un territoire, ni la prise de gages sous forme d'otages, ni le développement d'une gestion de la peur ne donnent à l'État pleine satisfaction et pleine sûreté dans le recouvrement de ressources, en nature comme en argent. De très loin, de manière concomitante dans un rapprochement entre élites du centre et élites du territoire en question, les États préfèrent tabler sur le consentement des assujettis. Avoir à déplacer des troupes pour réprimer en permanence des révoltes fiscales est le plus sur moyen de désagrégation des empires (voir l'Empire romain du Bas Empire), ou d'affaiblissement des royaumes. Aussi la recherche de ce consentement ou d'un assentiment, même de moindre qualité, fait-il partie des stratégies préférées des empires ou des royaumes stables et surtout des républiques.
Il s'agit de légitimer ces prélèvements, ordinaires ou extraordinaires sans avoir à agiter la menace ou à employer la violence, ce dernier moyen ayant le sacré inconvénient de provoquer précisément la destruction de ressources que l'on préférerait utiliser... Il faut pour en arriver là une certaine sympathie ou même une certaine identification des assujettis à l'autorité centrale, sous forme de garanties de sécurité et/ou de prospérité, voire dans une solidarité économique qui lie le bien être économique des citoyens jusqu'aux plus pauvres à l'existence de l'État. Sous une forme poussée au XXe siècle de l'État Providence qui inclue dans sa stratégie fiscale la redistribution des ressources entre assujettis (voire vers les exemptés d'impôts).
Les formes d'acquiescement à l'impôt
Bruno BARILARI, enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris et à l'Institut international d'administration publique, explique que "l'acquiescement à l'impôt ne se résume pas à la recherche d'un pouvoir légitime. Acquiescer à la nécessité de l'impôt n'est ni immédiat ni évident, même dans un cadre démocratique. Cela suppose pour l'individu d'admettre qu'à travers les mécanismes de la décision collective, le souverain, dont il fait partie en tant que citoyen, a décidé le prélèvement. Et comprendre que l'utilisation de celui-ci relève également de la décision collective à laquelle il doit participer. Selon Rousseau, seul un peuple de dieux est à même de concilier ces impératifs contradictoires et de résister à cet état de schizophrénie. Ce dédoublement du citoyen, à la fois souverain et sujet, se matérialise parfaitement à travers l'impôt. Comme l'individu oscille entre ces deux positions contradictoires, le consentement à l'impôt traduit toujours un équilibre instable.
L'histoire montre que toutes les formes de résistance à l'impôt (évitement, évasion, fraude, révolte fiscale) existent à toutes les époques, quelle que soit la source de légitimité mise en avant, divine, historique, charismatique ou même démocratique. Les résistances varient dans leur intensité et dans leurs modalités, davantage en fonction de l'origine du prélèvement (religion, conquête externe ou nécessités internes) ou de ses modalités (paiement en nature ou en monnaie) qu'en fonction de la nature théorique de la légitimité du pouvoir." A travers l'impôt, c'est toute une "alchimie" qui se met en fonction, qui transforme l'individuel en collectif, l'homme en citoyen. Pas d'impôt sans État, pas d'État sans impôt : derrière cette formule, c'est tout simplement, la condition pour qu'une société ne devienne pas tout simplement une organisation maffieuse instable où la violence prime en dernier ressort et est souvent utilisée au détriment des citoyens les plus faibles. De plus, "la question du consentement à l'impôt s'est toujours posée comme une aporie. Les tentatives de résolution, qui se sont succédé au cours de l'histoire, ne l'ont jamais réglée de manière satisfaisante. Les différentes formes de résistance à l'impôt sont toujours vivaces, même si elles ont changé de caractéristiques et si leur dosage a varié. Malgré l'évolution fondamentale qui a conduit les monarques, dans leur recherche du consentement à l'impôt, à devoir peu à peu abandonner leur souveraineté au profit des parlements, l'impôt garde la trace du tribut." Et cette trace du tribut ressort d'autant plus que les efforts consentis par les citoyens ne se trouvent pas, à court, moyen ou long terme, récompensés par le maintien ou le progrès de leurs conditions de vie ou/et de leur sécurité.
Marc LEROY indique l'importance d'obtenir le consentement à l'impôt dans toute stratégie fiscale. "L'idée d'une fiscalité acceptée a connu des avatars variés comme l'illustre l'histoire des révoltes fiscales. A la genèse de l'État moderne, les rapports de rivalité, de dialogue et d'association entre le roi, les seigneurs et les villes ont constitué une bonne part de la réalité politique de la construction de l'État fiscal (VUITRY, Le régime financier de la France avant la Révolution française de 1789, Félix Alcan, 1883). L'argent collecté profite aussi aux groupes en capacité de s'opposer aux prétentions du roi. Schumpeter (La crise de l'État fiscal, dans Impérialisme et classes sociales, Flammarion, 1984) parle de "gaspillage somptuaire" pour qualifier ce phénomène général de transformation des seigneurs en courtisans de la cour. Les "dépenses de prestige" de la société de cour étudiée par le sociologue Elias (La société de cour, Flammarion, 1979) répondent aussi à cette logique de pouvoir. En France, l'octroi de soldes, d'emplois et de pensions à la noblesse illustre ce processus. Comme Tocqueville l'a montré, c'est aussi un élément qui conduira à la centralisation administrative, la noblesse préférant le service du roi à l'administration des terres à la campagne. Il faut aussi rappeler que les exemptions fiscales permettaient la plupart du temps à ces classes de ne pas supporter la fiscalité nouvelle. Philippe le Bel, dont l'action a été décisive pour la fiscalité monarchique, abandonne une partie de l'impôt du cinquantième ou du centième aux seigneurs. (...) A côté de la noblesse, les villes et l'Église ont pu profiter de la nouvelle fiscalité. La résistance à l'impôt, forte à certaines périodes, a été ainsi surmontée. La négociation avec les élites urbaines est rendue possible car la fiscalité d'État se superpose à celle des villes. Au XIVe siècle, en France, le jeu d'alliances et de rivalités entre la monarchie et les bonnes villes est attesté. Le roi demande des subsides pour la guerre par le jeu des aides féodales, les villes réclament des octrois (autorisation royale de la levée d'impôts pour les villes) pour leurs dépenses. Il faut aussi souligner la relation entre la fiscalité royale et l'économie marchande. On a vu que les dérogations à l'interdiction d'exporter ont avantagé certaines sociétés marchandes, par exemple celles détenues par les banquiers (privés) qui prêtaient de l'argent au roi, devenant ainsi des financiers (publics). Sous l'ancien Régime, les titulaires des fermes fiscales étaient souvent des marchands qui accordaient des prêts (avances) au roi sur le produit des impôts qu'ils levaient ensuite pour se rembourser. Ces "marchands-banquiers" (BOUVIER et GERMAIN-MARTIN, Finances et financiers de l'Ancien Régime, PUF, 1969) forment une élite influente. En France, ils sont souvent titulaires d'un office public (receveur) devenant ainsi des financiers puissants et entreprenants au XVIIIe siècle."
Une grande partie de la stratégie fiscale d'un État qui désire se fonder sur un fort consentement à l'impôt repose aussi sur le contrôle direct sur la collecte des impôts. Substituer au fermage le système des fonctionnaires dépendant directement de l'État, est également une évolution fondamentale de l'État fiscal.
"Nonobstant les variations historiques, poursuit Marc LEROY, l'État fiscal moderne est fondé sur la légitimité de l'impôt qui est recherché dans le consentement du contribuable. "Le premier changement structurel concerne la légitimité de l'impôt (...) L'impôt (...) vient des sujets pour répondre à un besoin (...) d'un bénéficiaire transcendant qui n'est autre que l'État (...)" (GENET, CNRS, 1987. Sous la direction de GENET J-P., L'État moderne. Genèse. Bilans et perspectives, CNRS, 1990). En Angleterre le consentement à l'impôt met en avant le parlement, en Espagne les Cortès (où les villes jouent un rôle significatif) et en France les États Généraux. L'Angleterre est l'archétype de l'institution du parlementarisme fondée sur le consentement à l'impôt. Après la défaite de Bouvines (1214), le roi Jean sans Terre chercha à reconstituer des ressources en instituant de nouveaux impôts. Face à la révolte des barons, il concéda la Grande Charte de 1215 (Magna Carta) qui exigeait pour la levée des impôts l'autorisation du Grand Conseil du Royaume. Les conflits entre le roi, qui cherchait à revenir sur la Grande Charte, et les barons, soucieux de contrôler l'impôt, ont conduit à attribuer au Parlement (élargi à d'autres classes que les nobles et prélats), un véritable pouvoir. En 1628, le parlement proclame la Petition of Right qui réaffirme le principe du consentement fiscal. Mais l'histoire anglaise du consentement parlementaire à l'impôt est mouvementée. En effet, la monarchie, par exemple, sous Charles 1er, tenta régulièrement de gouverner sans le parlement et donc de lever des impôts sans autorisation. La première révolution anglaise, marquée par l'exécution de Charles 1er (1649), conduisit à réaffirmer le principe du consentement à l'impôt. Finalement, le Bill of Rights de 1688 consacra définitivement le pouvoir fiscal de Parlement à l'origine du droit budgétaire moderne.
L'histoire française est différentes car le droit parlementaire n'a pas trouvé la reconnaissance rencontrée en Angleterre. L'instauration des États Généraux trouve son origine dans la tradition féodale de consultation des seigneurs. Comme partout, la guerre justifie l'impôt, mais l'aide féodale était demandée dans le cadre d'assemblées consultatives. A l'origine il est difficile de distinguer la spécificité des États Généraux par rapports aux assemblées consultatives féodales traditionnelles. Dans les deux cas il s'agit d'une volonté royale d'élargir le conseil pour avis. L'Église connaissait d'ailleurs un système de représentation avec les synodes, les conciles et les élections épiscopales qui semblent avoir servi d'exemple. Le tournant est amorcé sous Philippe Le Bel, en 1302, avec la première réunion à Paris d'une assemblée élargie qui peut être considérée comme la première réunion des États Généraux. Au XIIIe siècle, l'élargissement des assemblées de barons et de prélats aux représentants des villes constitue un changement. En matière fiscale, les conseils élargis de 1303 et de 1314 accordent des subsides pour la guerre. L'assemblée de 1314 tente de créer un précédent pour le consentement à l'impôt. C'est seulement en 1355 que les États Généraux sont réunis pour la première fois avec des délégués élus des trois ordres. En 1484, les élections sont généralisées à tous les baillages. Mais la rivalité entre la monarchie et les seigneurs n'a pas connu la même issue qu'en Angleterre. L'autorité du roi s'affermit. En 1343, le roi Philippe VI obtient des États Généraux la levée d'un impôts en période de trêve. François 1er ou Henri 2 ne les réunissent jamais, préférant recourir aux assemblées nobiliaires et urbaines. Les États Généraux ne sont pas convoqués pendant de longues périodes, par exemple pendant la première moitié du XVIe siècle et ne le sont plus après 1614 (minorité de Louis XIII) jusqu'à 1789. Le consentement à l'impôt, en germe dans l'histoire de France depuis le Moyen Âge, trouvera une consécration dans l'article 14 de la déclaration des droits de l'homme. Il constitue un principe de l'État fiscal moderne."
Marc LEROY, L'impôt, l'Etat et la société, Economica, 2010. André BARILARI, Le consentement à l'impôt, Presses de Science Po, 2000.
SOCIUS
Relu le 16 janvier 2022