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17 février 2020 1 17 /02 /février /2020 10:24

    Stratégie indirecte, guerre indirecte, style indirect et approche indirect, comme l'écrivent Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND dans leur Dictionnaire de stratégie, pour citer des éléments d'une terminologie "multiple (qui) reflète l'étendue d'un domaine fondamental de la stratégie qui fut souvent négligé au cours des siècles, surtout en Occident". On pourrait même écrire que la stratégie dite directe n'est qu'un élément - minoritaire, même s'il est évidemment important et... survalorisé - de la stratégie en général. "Dans une perspective historique, ajoutent-ils, ce qui indique bien leur véritable place, "il serait tout aussi approprié de parler de stratégies indirectes tant les circonstance ont pu modifier la forme selon laquelle fut pratiqué un mode de combat qui refait surface aujourd'hui, après un siècle et demi de guerre totale et de stratégie "directe"."

    Ces stratégies indirectes apparaissent dans les textes les plus anciens, dont L'Art de la guerre de SUN TZU, qui, de manière paradoxale, n'est pas représentatif d'un état raisonné de la guerre en Chine de son époque (Ve-IIIe siècles av. J.C.). Il indique bien, mais il y a des textes bien plus anciens encore (pour ceux qui aiment la Bible, recherchez dans l'Ancien Testament...) la pérennité de la guerre indirecte, dont les fondements demeurent inchangés au cours des âges : intelligence des rapports de force, économie des efforts, harcèlement physique et moral, manipulation et épuisement de l'adversaire, surprise... La stratégie indirecte peut être militaire mais aussi, comme c'est le cas souvent en ce début du XXIe siècle, politique. Que les moyens soient militaires ou pas, les principes de la stratégie indirecte sont identique. L'objectif est toujours de déséquilibrer et de disloquer l'ennemi afin d'exploiter ses faiblesses pour accomplir le but à atteindre, soit la victoire militaire ou politique, en tout cas de lui imposer ses propres vues. Traditionnellement, l'emploi de stratégies indirectes fut déterminé principalement par des considérations géographiques et culturelles. De nos jours, le contexte politique international est favorable à l'usage de telles stratégies qui ont généralement pour objectif des victoires essentiellement politiques, avec des moyens qui ne sont plus exclusivement militaires. C'est pourquoi les analyses contemporaines tendent à souligner la divergence entre stratégie politique et stratégie militaire alors que les analyses historiques ont tendance, plus simplement, à interpréter le phénomène de la stratégie indirecte sous son aspect strictement militaire. Il y a là certainement plus un effet d'optique déformant qu'autre chose. Il est vrai qu'aujourd'hui, mais cela n'est pas un phénomène qui se vérifie partout (encore moins sur le plan théorique), les armées de masse, les troupes au nombre important de matériels et de soldats, moyens de stratégies directes violentes, ne sont plus maintenues par les États, soit dit en passant, en perte de vitesse sur bien des plans (ce qui n'est pas irréversible...).

Pour André BEAUFRE, dont les écrits coïncident avec les guerres d'indépendance des années 1950 et 1960, les stratégies directes et indirectes se définissent selon la nature de leurs objectifs, militaires pour l'une, politiques pour l'autre. BEAUFRE fait la distinction entre l'approche indirecte et la stratégie indirecte, la première se situant au niveau de la conduite des opérations militaires et ayant pour but la victoire militaire (stratégie directe), alors que la stratégie indirecte "est celle qui attend l'essentiel de la décision par des moyens autres que la victoire militaire". La stratégie indirecte se joue au sein d'une marge plus ou moins grande de "liberté d'action" définie selon les rapports de force du moment et les conséquences qu'une telle stratégie pourrait avoir sur l'échiquier international.

Alors que BEAUFRE situe son discours au niveau de la stratégie globale, LIDDELL HART définit sa doctrine de l'"approche indirecte" sur le plan plus restreint de la stratégie militaire générale où la dimansion stratégique ne dépasse pas le cadre de la guerre. Le but du stratège est de créer une situation stratégique si avantageuse que, si la situation en elle-même  ne suffit pas à provoquer la décision, celle-ci est accomplie par le seul fait que les combats continuent. Le but de la stratégie ainsi défini, l'objectif, selon LIDDELL HART, est de déséquilibrer et de disloquer l'adversaire. Les moyens de cette dislocation sont multiples et constituent l'approche dite indirecte, clé du succès militaire à toutes les époques. La supériorité de l'approche indirecte réside dans la concentration sur deux éléments essentiels de la guerre : le rapport des forces et l'économie des efforts. Si le rapport de forces est défavorable à l'un des deux adversaires, il sera obligé d'avoir recours à l'approche indirecte. S'il est favorable, alors il voudra remporter la victoire de manière moins coûteuse et adoptera également l'approche indirecte. De toutes les façons, LIDDELL HART souligne le fait que l'on n'est jamais complètement sûr de sa supériorité.

Fernand GAMBIEZ, qui préfère parler de style de guerre, est également convaincu que le style "indirect" à toute époque, n'a qu'une fin, son économie, qu'il s'agisse du style indirect "naturel" des peuples d'Asie centrale, du style indirect "artificiel" des armées européenne massives ou de la composition moderne entre les deux styles. Que l'on parle d'approche ou de style indirects, le but est le même : la dislocation de l'adversaire.

Le théoricien et historien militaire Éric MURAISE définit la guerre de deux manières, directe et indirecte, et introduit le facteur culturel comme déterminant essentiel de cette typologie de la guerre, la guerre directe ayant été l'apanage des Occidentaux alors que la guerre indirecte dut surtout pratiquée en Orient. Là encore, le but de la guerre indirecte réside dans la dislocation de l'ennemi, provoquée la plupart du temps par un harcèlement physique et psychologique de l'adversaire. Pour des raisons géographiques et psychologiques, la guerre indirecte est mieux adaptée au monde oriental. Les Occidentaux, pour des raisons d'ordre moral et religieux, ont du mal à pratiquer un art qu'ils jugent déloyal. Les grands espaces des steppes d'Asie centrale appellent naturellement les peuples nomades, montés à cheval, à pratiquer une guerre fondée sur la mobilité et la liberté d'action. Selon MURAISE, "la stratégie indirecte n'est pas exclusive des combats. Elle y mêle un arsenal de feintes, d'effacements, d'entreprises contre la logistique adverse. Il s'agit de disloquer l'ennemi avant de l'achever (...) il faut, sans se mettre en prise, miner sa sûreté, ses ressources, son moral et ne frapper qu'à coup sûr".

Au niveau de la tactique, le harcèlement continu permet de faire craindre le combat sans avoir à le livrer. Depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, la tactique indirecte est toujours la même : harcèlement, ruse, mouvements d'aller-retour, raids (razzias). C'est cette tactique qui permet aux nomades d'Asie centrale de surprendre les Occidentaux dans de nombreuses occasions. On se souvient du récit de PLUTARQUE relatant l'expédition désastreuse de CRASSUS (54 av. J.C.) face aux Parthes, mettant aux prises sur un terrain défavorable une cavalerie d'archers pratiquant le harcèlement face à une infanterie lourde recherchant le choc. Jusqu'aux Mongols et au-delà - Cosaques contre la Grande Armée napoléonienne par exemple - ce type de rencontre s'est maintes fois reproduit, même si, du côté des sédentaires, on est passé de l'usage de l'infanterie à celui de la cavalerie lourde. Toutefois, la stratégie indirecte est également pratiquée par les Occidentaux, souvent par nécessité et au contact de leurs adversaires. Les Byzantins, en particulier, surent s'adapter à un nouveau style de guerre que pratiquaient leurs rivaux. Les stratèges français des guerres coloniales, comme BUGEAUD, appliquèrent eux aussi une méthode de combat pratiquée par leurs adversaires. Sur le plan individuel, de nombreux stratèges, tel DU GUESCLIN, au Moyen-Âge, ou MAURICE DE SAXE au XVIIIe siècle, adoptèrent un style de guerre indirect. Une des conditions essentielles favorisant la pratique de la stratégie indirecte est la présence de refuges et de sanctuaires. Ceux-ci peuvent être géographiques, politiques ou populaires. Pour les nomades d'Asie centrale - décidément beaucoup cités par les stratégistes - ce refuge est constitué par l'immensité de l'espace, semblable à l'espace maritime pour le combat naval. Les régions montagneuses, la forêt tropicale, les marécages sont des refuges classiques pour les pratiquants de la petite guerre. La guérilla urbaine utilise l'immensité des grandes villes métropolitaines (des hauteurs des immeubles aux bas-fonds), alors que le terroriste se réfugie habituellement dans un sanctuaire politique (Libye, Iran).

   Après l'ère des guerres totales qui se terminent en 1945, et en dehors de quelques guerres classiques régionales (Inde-Pakistan, Israël-pays arabes, Corée, Iran-Irak, Malouines, guerres du Golfe), nombre des conflits dans le monde contemporain sont réglées par des stratégies indirectes. La guerre froide et la création d'arsenaux nucléaires ont donné  aux peuples colonisés ou semi-colonisés une liberté d'action croissante, leur permettant d'exploiter au mieux  les avantages de la stratégie indirecte. La perspective, intolérable,  d'une guerre atomique oblige les deux superpuissances à se replier vers une stratégie indirecte, complément logique de la stratégie nucléaire. Dans la phase de décolonisation, la guerre révolutionnaire a joué un rôle considérable auquel les Occidentaux, en particulier les Français et Américains, n'ont pas toujours su s'adapter. Si la guérilla est une technique d'irréguliers, fondée sur la suprise et le harcèlement, destinée à affaiblir une armée régulière, la guerre révolutionnaire chercher pour sa part, par les mêmes moyens politiques et militaires, à encadrer une population afin de s'emparer du pouvoir. La formule de Raymond ARON, "survivre, c'est vaincre", s'applique parfaitement à une situation où les mouvements de libération l'emportent souvent, à la longue, sur le plan politique, par lassitude des opinions politiques métropolitaines et parce que l'enjeu ne remet en cause , pour les dominateurs, rien de vital. A l'ère de la communication de masse, la guerre psychologique devient d eplus en plus souvent le substitut du militaire dans les esprits. Depuis 1945, la stratégie indirecte est conforme à la définition que lui donne André BEAUFRE, c'est-à-dire qu'elle attend ses résultats autour de moyens autres que militaires. Plus que jamais, la stratégie indirecte dépend des esprits et des volontés : guerre psychologique, propagande, désinformation. Le terrorisme,qui représente la forme la plus violente de la guerre psychologique, est un instrument à la fois efficace et peu onéreux, exploitant au maximum les nouvelles données médiatiques et leur impact sur l'opinion publique. Les guerres d'Indochine, d'Algérie, du Viet-Nam démontrent la supériorité de la victoire politique par rapport à la victoire militaire (même si celle-ci est tangible sur le terrain pour les puissances coloniales...), des forces morales par rapport à la puissance physique, et soulignent la difficulté à vouloir contrer une stratégie indirecte par une stratégie directe. (BLIN et CHALIAND)

  

      Vincent DESPORTES définit les styles de guerre - donc de stratégie, selon lui - par leur position sur un continuum.

    A l'une des extrémités, pour lui, le style indirect va rechercher la meilleure efficience opérationnelle possible en évitant la bataille ou en la réduisant au minimum. Privilégiant la manoeuvre dans les différents espaces de la guerre, "attendant l'essentiel de la décision de moyens autres que la victoire militaire" (BEAUFRE), le style indirect va rechercher une situation avantageuse permettant au mieux d'imposer sa volonté en évitant la bataille, au pire, si la bataille ne peut être évitée, d'obtenir le meilleur rendement opérationnel des forces engagées, le plus souvent en frappant l'ennemi en un point faible - existant ou suscité - et en recherchant son effondrement.

La stratégie indirecte ne vise pas la destruction organisée de l'adversaire, mais cherche, dans les champs d'action non militaires et militaires, à le priver de sa liberté d'action aux différents niveaux de la guerre puis, si nécessaire, à disloquer la structure adverse et donc sa capacité à agir en tant qu'organisation capable de produire de la violence et d'imposer sa volonté. Au niveau militaire, la stratégie indirecte va chercher la dislocation par la destruction de l'élément-clé - la clé de voûte - ou en s'attaquant à la source de la puissance plutôt qu'à la puissance elle-même. le but est toujours d'obtenir un effet de levier par l'application d'une supériorité relative ponctuelle sur une vulnérabilité décelée et d'obtenir, par effet d'entraînement, l'annihilation du système adverse. Les succès sont proportionnels aux risques pris plus qu'aux effets, auxquels ils visent d'ailleurs à être largement supérieurs.

      A l'autre extrémité, le style direct va rechercher l'affrontement visant la destruction cumulative des moyens adverses. Il voit la guerre comme une confrontation de puissances plus que d'intelligences et privilégie la réflexion quantitative. L'usure de l'autre, plus que son effondrement, est recherchée ; le succès est perçu comme le résultat de l'effet cumulatif de la force et de la puissance de destruction matérielle. Au coeur de la démarche directe, la recherche de l'efficacité peut se traduire par des "approches indirectes" dont l'idée centrale, selon BEAUFRE, est de "reverser le rapport de forces opposées avant l'épreuve de la bataille par une manoeuvre et non par le combat (pour) compenser , par un jeu subtil, l'infériorité où l'on se trouve". L'archétype de la stratégie directe est l'offensive ouverte qui n'exclut pas la "manoeuvre sur les derrières" parfaitement réalisée par l'empereur NAPOLÉON à Ulm (1805) et Iéna (1806), par MACARTHUR à Incheon (1950) ou le "débordement", comme dans le plan Schlieffen mis en oeuvre en août 1944 par les armées allemandes.

    Les deux types de stratégie relèvent de deux visions différentes de l'ennemi et de soi même. La perception de sa propre puissance pousse à la stratégie directe, qui tend souvent à n'être qu'une addition de tactiques visant l'efficacité technique. A l'inverse, la faiblesse, la vulnérabilité pousse à la réflexion, à la stratégie permettant la valorisation de ses éléments de force, leur rendement optimal, bref à l'efficience et l'organisation du rendement opérationnel.

La stratégie directe adopte une vision quantitative de l'ennemi, perçu comme une addition de forces dont la domination suppose une supériorité relative, initiale d'abord, puis progressivement accrue par l'usure infligée. L'action est menée d'abord dans le champ matériel ; l'adversaire est compris comme un ensemble de capacités dont on recherchera l'anéantissement, avec une prédilection pour l'offensive et l'attaque frontale. La bataille, souvent centralisée et conduite de manière scientifique, en constitueta l'argument majeur. A l'inverse, la stratégie indirecte relève d'une vision systémique. L'ennemi étant moins perçu comme une accumulation de puissance que comme un système innervé, irrigué, géré, avec ses points faibles, ses vulnérabilités. La cible de l'action n'est pas constituée des composants du système, mais de sa cohérence ; c'est la stratégie de l'adversaire, ses plans, qui seront de préférence attaqués, avant sa force. Il s'agit davantage de paralyser que de détruire, ce type de stratégie favorise l'économie des moyens, permet la victoire du faible ; il laisse une large part à la décentralisation et à l'initiative, indispensables à l'exploitation rapide des vulnérabilités décelées. L'action vise d'abord les champs psychologiques et la désintégration morale : "l'acte décisif" est recherché plutôt qe "l'acte destructeur" (CLAUSEWITZ). Le blitzkrieg allemand en constitue l'exemple type. (Vincent DESPORTES)

 

     Les visions exposées ci-avant restent dans la sphère des guerres, assimilant souvent stratégie et guerre et pensant surtout la stratégie indirecte dans le cadre d'une stratégie politico-militaire globale. Il existe une autre manière de concevoir la stratégie indirecte, notamment en élargissant la vision à l'après conflit direct souvent violent. Surtout la référence reste le conflit armé entre entités pré-étatiques et étatiques, même si la théorie s'élargit de nos jours aux phénomènes où les civils deviennent des acteurs à part entière dans les confrontations armées, dans une perspective qui prend en compte non seulement les éléments mêmes de la confrontation mais également les conséquences de cette confrontation. Gagner une guerre, même de manière indirecte, n'a jamais garantit une perspective de paix. Les conditions de son déroulement influent souvent plus que la victoire ou la défaite. Le continuum ne se réduit pas à la situation de guerre avec stratégie directe ou indirecte, il concerne également toutes les variantes des conflits au sens large.

 

André BEAUFRE, introduction à la stratégie, Hachette, 1998. Carl von CLAUSEWITZ, De la guerre, Minuit, 2006. Vincent DESPORTES, Comprendre la guerre, Économica, 2011. LIDDELL HART, Stratégie, Perrin, 1998. Eric MURAISE, Introduction à l'histoire militaire, Paris, 1964. SUN TZU, L'art de la guerre, Paris, 1972. MAO ZEDONG, La stratégie de la guerre révolutionnaire en Chine, Paris, 1951.

Vincent DESPORTES, Stratégie, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, Sous la direction de Benoît DURIEUX, Jean-Baptiste JEANGÈNE VILMER et Frédéric RAMEL, PUF, 2017. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, Perrin, tempus, 2016.

 

 

 

 

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13 février 2020 4 13 /02 /février /2020 15:49

  The diplomat, revue récente (fondée en 2001) en ligne sur Internet, couvre politique, société et culture dans la région Asie-Pacifique. Basée à Washington et à Tokyo, elle se situe dans le grand courant d'un certain déplacement de l'axe principal des relations internationales, suivant de nouvelles orientations de la diplomatie américaine, de l'Atlantique vers le Pacifique.

   Fondé en Australie comme magazine bi-mensuel imprimé par Minh Bui JONES, David LLEWELLYN-SMITH et SUNG LEE, la première édition date d'avril 2002, avec Bui JONES comme responsable de la rédaction et LLEWELLING-SMITH comme directeur de publication. Les responsables de la revue vise principalement, avec 11 500 exemplaires, un lectorat situé dans les couches intellectuelles supérieures : hommes d'affaire, fonctionnaire du gouvernement, universitaires

  Le magazine est racheté par James PACH à travers sa compagnie Trans-Asia en décembre 2007 et au bout d'un certain temps, face aux pertes importantes, réparti ses directions entre Tokyo et Washington et se diffuse depuis 2009 uniquement sur Internet. The diplomat s'assure le partenariat avec de nombreux organismes influents du domaine de la politique étrangère, de la diplomatie à celui des arts, en passant par l'environnement. Un des plus important est le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Il est considéré comme un véritable think tank, mais entend surtout faire oeuvre d'informations de première main.

   Il se situe comme le premier magazine d'analyses et de commentaires sur l'Asie dans de nombreux domaines : géopolitique, défense et intelligence, environnement, sécurité et développement, arts, société et culture populaire.

   Actuellement le rédacteur en chef est Shannon TIEZZI, entourée de collaborateurs permanents dans de nombreux pays. The diplomat a la réputation d'accueillir des rédacteurs de qualité comme Minxin PEI, Richard WEITZ ou Meir JAVEDANFAR. Selon Jason MIKS, un moment rédacteur en chef : "Nous avons la chance d'avoir une grande équipe de correspondants réguliers disséminés dans l'ensemble de la région, ainsi que des contributeurs invités qui appartiennent aux dirigeants actuels et anciens, les principaux analystes de l'Asie et des écrivains de classe mondiale".

    Dans son numéro 61, de décembre 2019, le magazine s'interrogeait sur la possibilité que la Chine prenne la tête de la lutte contre la pollution et sur les canaux qu'utilise Pékin pour peser sur les élections à Taïwan - en vain jusqu'à présent.

  Le magazine propose plusieurs formules d'abonnement, incluant ou non le website et The Diplomat's digital magazine, conçu comme un journal classique, mais diffusé seulement sur Internet. Un blog est également animé par l'équipe de rédaction.

Diplomat Media Inc, 1701 Pennsylvania Avenue, Suite 200, Washington DC 20006. Site thediplomat.com

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1 février 2020 6 01 /02 /février /2020 13:25

    Général d'armée français, André BEAUFRE est connu autant pour le commandement de la Force A de l'expédition alliée contre l'Égypte en 1956 lors de la crise de Suez que pour son travail théorique sur la stratégie militaire. Défenseur de l'indépendance nucléaire française, il est considéré comme un père fondateur des théories contemporaines sur le terrorisme et la guérilla, appelée de son temps "guerre révolutionnaire".

 

Une grande carrière militaire

    Sorti de Saint Cyr, où il rencontre en 1921 Charles de GAULLE qui y est instructeur, il participe à la campagne du Maroc (guerre du Rif, où il est gravement blessé), puis étudie à l'École supérieure de la guerre et à l'École libre des Sciences Politiques.

    Après une mission d'un an à Moscou en 1938, il est secrétaire à la Défense nationale en Algérie, auprès du général WEYGAND, en 1940 et 1941. Arrêté par le régime de Vichy, libéré en 1942, il sert dans l'armée française de la Libération sur plusieurs fronts jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.

   Il sert ensuite dans la guerre d'Indochine, au sein du commandement opérationnel au Tonkin de 1947 à 1948, puis auprès de DE LATTRE en 1950. Devenu général pendant la guerre d'Algérie, il dirige la 11e division d'infanterie. Mais tout juste revenu d'Indochine, et mal informé, il a du mal à se positionner par rapport au conflit en Algérie.

    En 1956, le général BEAUFRE dirige en Égypte la Force A, corps expéditionnaire français, à l'échelon Task Force. Contrairement ç une idée répandue, BEAUFRE en dirige pas l'armée française, car il est subordonné d'une part à l'amiral Pierre BARJOT qui commande à l'échelle du théâtre d'opération, et d'autre part aux militaires Britanniques (STOCKWELL surtout), dans le cadre de l'accord franco-britannique, accepté par la France surtout pour des raisons politiques et logistiques. La victoire militaire qui se transforme - notamment sous pression des États-Unis - en fiasco politique et diplomatique influence beaucoup sa pensée stratégique. Il met entre autres en place un Bureau chargé de la guerre psychologique, montrant sa volonté d'élargir le champ de bataille.

   En 1958, BEAUFRE devient Chef du General Staff of the Supreme Headquarters, Allied Powers en Europe? En 1960, général d'armée, il devient le chef français du groupe permanent de l'OTAN à Washington.

   En 1962, le Général DE GAULLE le juge trop "atlantiste" et préfère nommer Charles AILLERET comme Chef d'État-major général de la Défense national. Sa carrière militaire active s'arrête alors.

 

Une pensée stratégique d'ensemble

    Il fonde l'Institut Français d'Études Stratégiques et se consacre à la réflexion stratégique. Réflexion commencée d'ailleurs dès ses débuts au cabinet du maréchal DE LATTRE. Il apporte sa contribution alors en 1946 sur un concept de guerre totale, auquel il reste toujours depuis attaché.

Convaincu du caractère absolu de la lutte menée par l'Union Soviétique au nom de l'idéologie communiste, BEAUFRE considère que son époque est guidée par une stratégie totale. Mais également grand connaisseur de l'école anglaise, tout particulièrement de B.H. LIDDEL-HART, il accorde une attention spéciale au mode indirect. Si le but stratégique est bien absolu, les approches sont multiples et indirectes. Telle est pour lui la caractéristique de la guerre révolutionnaire, surjet de son ouvrage de 1972 dans lequel il s'efforce de récapituler les leçons de plusieurs siècles de guérillas et de formes non conventionnelles de la guerre.

   A travers ses livres et conférences, BEAUFRE s'affirme comme l'un des penseurs de la dissuasion nucléaire, quitte à s'opposer parfois à Raymond ARON ou à Lucien POIRIER. Il considère que l'équilibre nucléaire participe à la stabilisation mondiale en termes de conflits.

    François GERÉ explique que l'on a souvent reproché à BEAUFRE d'être un homme de son temps, dont la théorie manque à s'arracher aux influences du moment.

Trois données majeures structurent sa pensée : les deux guerres mondiales, le phénomène idéologique à caractère révolutionnaire et le fait nucléaire. Difficile de faire autrement. Comme tant d'officiers français, il fait l'amère expérience d'une succession de défaites. Il voit bien que les données techniques et tactiques n'expliquent ni mal 1940 ni Suez. Il lui faut donc trouver des explications à un autre niveau, plus élevé et plus complexe, touchant directement à la dimension politique.

L'apport capital de BEAUFRE consiste à développer une théorie générale de la stratégie qui intègre les éléments du classicisme et les propriétés exceptionnelles de l'ère nucléaire. La rigoureuse prise en compte des effets de l'arme atomique lui permet d'élaborer une théorie complète de la dissuasion. La compréhension du caractère absolu des luttes idéologiques lui permet aussi de formuler une théorie de la stratégie contemporaine.

Son oeuvre abondante reste dominée par un triptyque composé de l'Introduction à la stratégie (1963), de Dissuasion et stratégie (1964) et de Stratégie de l'action (1966). Influencé par CLAUSEWITZ, BEAUFRE donne de la stratégie un ensemble de définitions qui se fondent sur la notion de duel : "art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique". Puis "art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit". Son système repose sur une trinité : la force, la volonté et la liberté., qu'il croise avec des variateurs, les niveaux, les modes et les attitudes. Ainsi, la force est subdivisée en quatre niveaux : paix complète, niveau de la guerre froide, niveau de la guerre classique, niveau de la guerre nucléaire. La méthode joue un rôle important car elle se veut stratégique. Pour BEAUFRE, la stratégie n'est finalement qu'une attitude de la pensée qui recherche l'efficacité dans la complexité de l'action. Le théoricien sait, en s'imposant, faire école - notamment à travers les institutions qu'il fonde ou qu'il truste. Aux débuts des travaux de l'IFDES, on rencontre des civils (Jean-Paul CHARNAY, Pierre HASSNER, Alain JOXE), et des militaires (Lucien POIRIER). Chacun sut profiter de la formation intellectuelle beaugrienne pour trouver la voie féconde de travaux très différents.

A la fois théorique et pragmatique, l'oeuvre de André BEAUFRE se présente comme un vaste chantier en pleine activité. Il cherche à établir une discipline fondée sur une méthode de pensée. Sa distinction entre dissuasion et action, extrêmement fonctionnelle, ne résout pas le problème de la relation entre la stratégie et une éventuelle science de l'action qu'il évoque sous le terme de "praxéologie". L'action semble constituer l'antinomie de la dissuasion, alors que les deux termes correspondent à des niveaux différents. La systématisation de BEAUFRE suggère la théorie plus qu'elle ne l'établit, laissant en suspens le statut final de la stratégie.

"La stratégie n'a jamais été installée, écrit encore François GERÉ. Elle ne s'affirme que tardivement, à mesure que la seule dimension de la bataille devient insuffisante pour appréhender la dimension complexe des phénomènes divers en développement dans le temps et dans l'espace. Le concept de dissuasion apparaît survalorisé, tandis que l'action reste en attente d'une formalisation adéquate."

 

André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, 1963, Hachette, collection Pluriel, 5ème édition, 1998, Fayard/Pluriel, 2012 ; Dissuasion et stratégie, Armand Colin, 1964 ; Le Drame de 1940, Plon, 1965 ; La Revanche de 1945, Plon, 1966 ; L'OTAN et l'Europe, 1966 ; L'Expédition de Suez, Grasset, 1967 ; Mémoires 1920-1940-1945, 1969 ; La Nature des Choses, 1969 ; L'Enjeu du désordre, Grasset, 1969 ; La Guerre révolutionnaire, Fayard, 1972 ; La Nature de l'Histoire, Plon, 1974 ; La stratégie de l'action, La Tour-d'Aigues, L'Aube, 3ème édition, 1997. A signaler aussi sa participation aux 8 volumes de La Deuxième Guerre mondiale, parus en cahiers hebdomadaires à pagination continue), 1970, pour la revue Histoire, sous sa direction. Il est également l'auteur de nombreux articles dans la Revue de défense nationale et au Figaro.

François GERÉ, André Beaufre, dans Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000.

   

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31 janvier 2020 5 31 /01 /janvier /2020 13:10

    Charles AILLERET, général de l'armée française, déporté pendant la seconde guerre mondiale, chef-d'État major des armées de 1962 à 1968, est connu à la fois pour s'être opposé au putsch des généraux en Algérie en avril 1961 alors qu'il commandait la zone du Nord-Est Constantinois et pour sa contribution à la doctrine française de dissuasion nucléaire.

 

Une carrière militaire brillante jusqu'au sommet de la hiérarchie

   Après être sorti de Polytechnique en 1928, dans l'artillerie, il rejoint en 1942 l'ORA (Organisation de résistance de l'Armée) dont il devient le commandant pour la zone Nord. Il est arrêté en juin 1944, torturé et déporté à Buchenwald d'où il revient en 1945.

   Promu colonel en 1947, il commande la 43e demi-brigade de parachutistes. En 1951, il prend le commandement des armes spéciales de l'Armée de terre. Il fait alors partie, comme adjoint du général BUCHALET puis responsable des applications militaires au CEA, du cercle fermé qui mène la recherche pour concevoir une arme nucléaire : il est, en 1958, commandant inter-armées des armes spéciales et dirige les opérations conduisant, le 13 février 1960 à l'explosion de la première bombe A française à Reggane, au Sahara.

   En avril 1961, commandant de la zone Nord-Est Constantinois, il s'oppose au putsch des généraux d'Alger. En juin 1961, il prend les fonctions de commandement supérieur interarmées en Algérie. En 1962, promu général d'armée, il donne l'ordre du jour n°11 du 19 mars 1962 annonçant le cessez-le-feu en Algérie. Il s'oppose à l'OAS en mars 1962, lors de la bataille de Bad-el-Oued et la fusillade de la rue d'Isly, puis il participe, avec Christian FOUCHET, haut-commissaire en Algérie, à l'autorité de transition au moment de l'indépendance.

   Nommé chef d'État-major des armées en juillet 1962, il organise le retrait en 1966 de la France du commandement intégré de l'OTAN et met en place la stratégie établie par le général de GAULLE d'une défense nucléaire française "tous azimuts". C'est au cours d'une tournée d'inspection dans l'océan indien qu'il trouve la mort dans un accident d'avion en mars 1968.

 

Un penseur de la stratégie nucléaire française

   De tous les penseurs de la stratégie française contemporaine, hormis de LATTRE, c'est celui qui est monté le plus haut dans la hiérarchie militaire. De GAULLE, lorsqu'il doit choisir un nouveau CEMA, donne sa préférence pour AILLERET sur BEAUFRE, car il apprécie le technicien de l'atome et surtout l'originalité d'une personnalité qui n'avait pas hésité - notamment dans l'affaire algérienne - à se démarquer des mentalités traditionnelles, et sait regarder à distance le corps militaire. Dans les relations compliquées entre les dirigeants de la IVe République et l'armée, il discerne bien la primauté du politique sur le militaire, tout en remarquant que dans les faits se mêlent toujours considérations politiques et impératifs militaires. Il se situe au coeur du dispositif entre projet politique (d'indépendance nationale) et génétique des forces (François GERÉ).

   Les vues exprimées, notamment dans la Revue de défense nationale par le général Charles AILERET, alors Chef d'État-Major des Armées (CEMA), qui met alors l'accent sur la nécessité d'une stratégie nationale autonome, et qui, après de retrait de l'organisation militaire intégrée, laisse présager une sortie de l'OTAN, soulève une émotion de partenaires qui "oublient" alors que la France est engagée depuis un certain temps dans cette politique. AILLERET, pas plus que les autres stratèges qui pensent la doctrine française, n'exprime pas alors un point nouveau. Depuis novembre 1959, le général de GAULLE annonce dans un discours déjà l'arme atomique comme outil majeur de cette doctrine. L'article de 1967 tire plutôt la leçon des progrès technologiques accomplis, annonce une "force thermonucléaire à portée mondiale" mettant la France dans la position d'une dissuasion tous azimuts qui ne privilégie aucune adversaire potentiel. AILLERET prône, avec d'ailleurs l'accord du pouvoir politique, un "équilibre des alliances" qui permet de ne pas nommer, à l'inverse des autorités américaines, l'Union Soviétique comme étant l'ennemi potentiel.

   Pour François GERÉ, la pensée du général AILLERET reste moderne, après la guerre froide, car elle participe à la nécessaire poursuite de la réflexion stratégique. La place de l'arme nucléaire, sa puissance destructrice, doit en faire partie. Pour AILLERET, il était possible que leur extraordinaire capacité de détruire rende pratiquement impossible parce que désastreuses pour tous, vainqueurs comme vaincus, les grandes guerres totales ; il ne faut pas en conclure que les hommes cessent pour autant de régler leurs oppositions par la violence. "Plus la menace d'une invasion et d'une occupation s'estompait, plus l'opinion a identifié, à tort, l'arme atomique à la paix absolue ; mais, seconde phase, plus la paix semblait établie, plus l'arme nucléaire est apparue comme superflue, devenant même une menace pour la paix, à laquelle finalement elle n'aurait jamais contribué. Étrange révisionnisme de ce qui n'a pas eu lieu, demeurant dans le virtuel. La pensée d'Ailleret nous apparait aujourd'hui comme un itinéraire rationnel sur un chemin stratégique semé de paradoxes toujours actuels, d'incertitudes sans assurances, d'interrogations sans réponses."

 

Charles AILLERET, L'aventure atomique française - Comment naquit la force de frappe française, Grasset, 1968 ; Général du contingent - En Algérie, 1960-1962 (préface de Jean DANIEL), Grasset, 1998.

François GERÉ, Charles Ailleret, stratège français, diploweb.com, février 2016. Le Monde diplomatique, janvier 1968.

 

 

 

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30 janvier 2020 4 30 /01 /janvier /2020 08:31

   Un des artisans de la politique de dissuasion nucléaire de la France, Pierre-Marie GALLOIS (de son vrai nom Pierre Gallois), est un général de brigade aérienne et géopolitologue français.

 

Une carrière militaire au plus haut niveau

Après avoir, pendant la seconde guerre mondiale (dès 1939), été chargé d'instruire les jeunes officiers à l'état-major de la 5e Région aérienne à Alger, puis rejoint en 1943 la Grande-Bretagne pour être navigateur au sein de la Royal Air Force (bombardiers lourds), il est affecté au début des années 1950 à l'OTAN. En pleine période de définition du rôle de l'arme nucléaire et d'émergence des vecteurs balistiques. En 1953 et 1954, il est affecté au cabinet du ministre de la Défense nationale pour y suivre les questions aéronautiques. En 1953, exerçant parallèlement  ses deux fonctions, le colonel GALLOIS est également affecté au Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE).

Dès 1953, il mène campagne pour l'arme atomique français, propageant la notion de "dissuasion personnelle" et l'idée d'une capacité d'intimidation du "faible par rapport au fort". Il est l'un des créateurs de l'opération "Gerboise bleue" et considéré comme le "père de la dissuasion nucléaire française". En 1954, toujours au SHAPE, donc très au fait de la coopération franco-américaine et des évolutions des États-Unis dans leurs aspects les plus confidentiels, il étudie un programme d'avion d'attaque à décollage court, qui donne naissance à une nouvelle génération d'avions de combat.

En 1955, il assiste aux essais nucléaires dans le Nevada. Le général américain Lauris NORSTAD le convainc d'aller exposer au général de GAULLE la transformation nucléaire de la doctrine défensive de l'OTAN. L'entretien du général GALLOIS avec le général de GAULLE, en avril à l'hôtel La Pérouse constitue l'aboutissement du travail effectué par le "lobby nucléaire" ("nucléocrate" pour les opposants). Ayant pris sa retraire en 1957, il mène toujours campagne pour un programme nculéaire militaire français et la mise sur pied d'un arsenal nucléaire approprié à une doctrine de dissuasion.

Il continue d'être actif les années suivantes, par exemple en 1979, il participe, selon Alain de BENOIST, à la rédaction sous le pseudonyme collectif de "Maiastra" de Renaissance de l'Occident?, paru aux éditions Plon. Avec Marie-France GARAND, il fonde notamment en 1982 l'Institut International de Géopolitique. En 1999, il signe pour s'opposer à la guerre en Serbie, la pétition "Les Européens veulent la paix", initiée par le collectif Non à la guerre. En 2003, avec l'ambassadeur de France Pierre MAILLARD, ancien conseiller diplomatique du général de GAULLE, et Henri FOUQUEREAU, président du Mouvement démocrate français, il fonde le Forum pour la France, un regroupement politique qui oeuvre pour "la souveraineté et l'indépendance de la France". Il a milité aussi pour le "non" au référendum sur le projet de traité constitutionnel européen.

Parallèlement à ces activités, il enseigne la stratégie nucléaire et les relations internationale dans les écoles de l'enseignement militaire supérieur français et étranger, notamment aux États-Unis, à Montréal, Tokyo, Séoul, Buenos Aires, Bruxelles... ainsi qu'à la Sorbonne et au Collège de France.

 

Au service de la stratégie de dissuasion française

   Profondément marqué par la défaite française de 1940, GALLOIS voit immédiatement le parti que peut tirer la France de ce qu'il va nommer le pouvoir "égalisateur" de l'atome. Dès 1960, il expose dans son ouvrage majeur, Stratégie de l'âge nucléaire, les propriétés de l'arme et surtout les implications stratégiques qui en procèdent. Il insiste sur la capacité de destruction unitaire du feu nucléaire qui bouleverse les rapports de force classiques et sur son efficacité qui dispense désormais de la recherche de la grande précision. Il fait valoir que, avec l'arme atomique emportée par des engins balistiques qu'aucune défense ne peut contrer efficacement, les notions traditionnelles de la stratégie subissent une transformation radicale. Le rapport traditionnel entre l'offensive et la défensive doit donc être reconsidérer. L'avènement de la stratégie de dissuasion nucléaire en procède directement.

GALLOIS montre que le coût exhorbitant que représente le risque, jamais nul, de représailles massives devient inacceptable dès lors que l'enjeu n'est pas suffisamment élevé. Il suffit de disposer d'une capacité de frappe nucléaire limitée mais assurée parce qu'elle peut survivre à une attaque surprise, susceptible d'infliger des dommages équivalent ou légèrement supérieurs à la valeur de l'enjeu qu'il représente pour un éventuel ennemi. Pour garantir le caractère insupportable de représailles éventuelles, sans avoir à surdimensionner les forces nucléaires et rester dans les limites de coûts supportables, il importe de ne pas prendre pour cible l'appareil militaire de l'adversaire mais bien ses forces vives, grandes villes et centres industriels riches et peuplés. La légitimité du but, protéger l'intérêt vital et lui seul, justifie cette posture choquante pour l'éthique traditionnelle. (Mais il faut dire que cette éthique a déjà bien été écornée par les bombardements massifs de la seconde guerre mondiale...). Car un principe de proportionnalité détermine la crédibilité de la dissuasion. Nul ne peut faire croire  qu'il mettrait en enjeu son intérêt vital pour des enjeux secondaires ou mineurs. Enfin, la crédibilité repose sur la volonté et la fermeté morale des responsables politiques, indépendamment de l'opinion populaire. Il en découle que la validité des alliances s'en trouve sérieusement ébranlée. face à la menace nucléaire c'est plus que jamais l'égoïsme sacré qui prévaudrait en cas de crise grave. Affirmant que dans la crise où se jouerait le vital il ne saurait y avoir délégation du feu nucléaire, GALLOIS tourne en dérision la "farce multilatérale", les acrobaties de la rhétorique de l'OTAN et du ministre de la défense américaine de l'époque MAC NAMARA au point de dénier toute crédibilité à la doctrine de riposte graduée adoptée par l'Alliance.

GALLOIS s'emploie constamment à dénoncer l'absurdité de la course aux armements des deux grandes puissances. Il critique dans L'Adieu aux armées, de 1976, l'incapacité des forces françaises, aux effectifs pléthoriques, d'épouser la logique de la stratégie de dissuasion nucléaire. Le souci de contrer les dérives, qui constamment menacent une stratégie fondée sur la suffisance, fait du général GALLOIS un auteur prolixe dont l'oeuvre se caractérise par la rigueur des raisonnements logiques et un sens aigu de la critique, non exempt d'esprit polémique, comme en témoigne sa querelle avec Raymond ARON.

    Progressivement, les études de GALLOIS s'orientent vers la stratégie classique et la réflexion sur l'enseignement des maîtres (Géopolitique, 1990). Tirant les conséquences de la guerre froide, il est parmi les premiers à déclarer révolu le temps de la dissuasion nucléaire qui doit momentanément laisser la place à une pratique stratégique plus complexe et plus traditionnelle. Ainsi poursuit-il une veille rigoureuse des insuffisances de la réflexion stratégique contemporaine. Au Livre Blanc de 1994, on le voir opposer un Livre Noir (1995) qui dénonce les manquements d'une stratégie sans objectifs perdant de vue les principes de l'autonomie et de l'indépendance nationale diluée dans un projet européen qu'il ne cesse de dénoncer depuis 1974. Fidèle à son engagement national, il combat ce qu'il considère comme les illogismes d'une défense collective européenne qui lui parait aussi utopique qu'incompatible avec les intérêts de la France. (François GERÉ)

 

Pierre-Marie GALLOIS, Le Sablier du siècle, Mémoires, Lausanne, L'Âge d'homme, 1999 ; L'Europe au défi, Plon, 1957 ; Stratégie de l'âge nucléaire, Calmann-Lévy, 1960 ; L'Alliance atlantique, Berger-Levrault (en collaboration), 1961 ; Paradoxes de la paix, Presses du Temps Présent, 1967 ; L'Europe change de maître, L'Herne, 1972 ; La Grande Berne, Plon, 1975 ; L'Adieu aux armées, Albin Michel, 1976 ; Le Renoncement, Plon, 1977 ; La Guerre de cent secondes, Frayard, 1985 ; Géopolitique, les voies de la puissance, Plon, 1990 ; Livre noir de la défense, Plon, 1994 ; Le Sang du pétrole, en deux tomes, L'Âge d'homme, 1995 ; Le Soleil d'Allah aveugle l'Occident, L'Âge d'homme, 1995 ; La France sort-elle de l'Histoire?, L'Âge d'homme, 1999 ; Écrits de guerre, L'Âge d'homme, 2001 ; Le Consentement fatal, Éditions Textuel, 2001 ; L'Année du terrorisme, L'Âge d'homme, 2002 ; L'Heure fatale de l'Occident, L'Âge d'homme, 2004.

Christian MALIS, Pierre Marie Gallois : Géopolitique, histoire, stratégie, L'Âge d'homme, 2009.

François GERÉ, Pierre-Maris Gallois, dans Dictionnaire de la stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000.

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29 janvier 2020 3 29 /01 /janvier /2020 14:11

   Bimestriel des États-Unis (basé à New York) à l'influence internationale, Foreign Affairs est publié par le groupe de réflexion Conseil des relations étrangères (Council on Foreign Relations - CFR). Fondé en 1922, il est diffusé à environ 100 000 exemplaires en 2004 pour sa version papier. Cette revue constitue la référence obligée de tout commentateur en politique internationale. Elle traite de politique étrangère et de relations internationales et d'économie et ses articles sont écrits par des universitaires, des chercheurs, des hommes politiques... Ainsi Woodrow WILSON, Hillary CLINTON, Zbigniew BRZESINSKI et Henry KISSINGER ont écrit pour la revue.

   La revue est d'autant plus suivie qu'elle est "nonprofit, nonpartisan, membership organization and think tank specialized", entendre qu'elle ne recherche pas le profit, n'est ni républicaine ni démocrate, est financée par ses membres, s'apparentant à ce qui est en Europe une Organisation Non Gouvernementale (ONG), et qu'elle a précisément et ouvertement vocation à influencer la politique étrangère des États-Unis. Elle est d'ailleurs considérée comme l'organe de presse - démultiplié d'ailleurs par Internet - le plus influent des États-Unis. Les articles publiés sont généralement assez longs et très argumentés.

   Il s'agissait en 1922 pour le Council on Foreign Affairs de rendre permanente les réflexions engagées auparavant lors de différentes rencontres entre diplomates, professeurs d'université, hommes de droit et économistes. Le Conseil nomma le professeur Archibald Cary COOLIDGE, de l'université d'Harvard, premier journaliste éditeur, auquel succèda assez vite Hamilton Fish ARMSTRONG (de Princeton, correspondant européen du New York Evening Post). A noter que le journal n'est pas la première tentative de ce genre, l'ont précédé le Journal of International Relations (1910-1922) et le Journal of Race Development (1911-1919).

  Le journal devint le plus influent des États-Unis surtout après le deuxième guerre mondiale, et le resta de 1945 à 1991. Il le reste, surtout avec l'éclosion d'internet et ne pâtit pas de la crise de la presse-papier, sauf que l'axe des réflexions centrales passe de l'Atlantique au Pacifique, alors qu'il reste fidèle à une prédominance des relations entre l'Europe et les États-Unis. Actuellement, depuis 2010, Gideon ROSE préside aux destinées du journal. Bien qu'il ne soit pas traduit en Français, il est beaucoup lu parmi les décideurs européens francophones, et ses articles entrent vite en résonance et la provoquent, avec l'actualité des activités du gotha diplomatique américain.

Très critique par rapport à l'administration Trump, la revue analyse, parfois avec inquiétude, les signes d'un certain déclin américain dans les affaires mondiales. Dans le numéro 6, volume 98, de novembre-décembre, figurent dans le journal des articles sur la politique moyen-orientale (un fiasco) de la présidence Trump, de Martin INDYK et Robert MALLEY sur l'obsession iranienne des États-Unis, sur le bilan (décevant) de la politique étrangère de Barak OBAMA... Dans le numéro 1, volume 99, de janvier-février 2020, est examiné notamment le futur du capitalisme.

    Le Council on Foreign Affairs exerce également des activités, sous forme de rencontres, entre responsables politiques et économiques et influe notablement les réflexions de la Commission Trilatérale et de Business Roundtable, de même que sur le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale.

  On peut écrire sans se tromper que le Conseil comme la revue-journal émettent les analyses et les défenses les plus intelligentes (au sens des plus élaborées) du capitalisme américain...

  

Foreign Affairs, Site foreignaffairs.com

 

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21 janvier 2020 2 21 /01 /janvier /2020 07:53

Crédibilité politique de la dissuasion nucléaire

    Pour le général GALLOIS, nous rappelle François GERÉ, le problème le plus ardu posé par la dissuasion nucléaire est celui de l'adhésion de l'opinion publique dans les sociétés démocratiques, du soutien qu'elles apportent à leur gouvernement dans le cas d'une crise, et de la liberté de manoeuvre dont celui dispose par rapport à cette même opinion. De cette relation entre le soutien de l'opinion et la crédibilité de ce qu'il nomme la "rare volonté d'user de la représaille" qui fonde la crédibilité dissuasive nucléaire, on peut inférer trois propositions :

- Que le soutien de l'opinion à la stratégie doit être entretenu par un effort d'explication et de justification permanent à tous les niveaux de la société : masses, élites, intellectuels, etc.

-Que les actions de guerre psychologique menées par l'adversaire doivent être constamment contrées. A cet égard, les pouvoirs publics font preuve d'une paranoïa constante, assimilant souvent les attaques de la stratégie nucléaire menées en France par les opposants anti-nucléaires à des entreprises de subversion extérieures. Les théories du complot fleurissent bien avant Internet dans les sphères gouvernementales...

- Que pour recueillir l'adhésion du peuple et donc être crédible, la stratégie de dissuasion nucléaire ne peut s'appliquer qu'à la notion d'intérêt vital de la nation, c'est-à-dire la coïncidence stricte avec la population du pays qui la pratique. A cet égard, le mélange d'intérêt public et d'intérêts privés propre aux entreprises coloniales, doit être exclu, sous peine justement de faire de la dissuasion nucléaire un objet partisan.

   La "rare volonté" est celle d'un homme. Un seul : le décideur nucléaire à qui incombe la responsabilité non seulement du choix mais aussi de faire croire, constamment, tout au long de l'exercice de ses fonctions, que ce choix sera pour lui psychologiquement soutenable. La résolution du chef de l'État est donc un facteur aussi déterminant que son information.

  "A une stratégie totale implicite mesuré à l'estime et en quelque sorte intuitivement par les Chefs de gouvernement fait place une stratégie qui se doit d'être scientifiquement totale, précise BEAUFRE. La stratégie totale devient  une discipline de pensée indispensable au niveau des classes dirigeantes." Le chef de l'État est donc le stratège intégral, investi par le suffrage universel depuis 1962, porteur direct de la volonté nationale, il incarne l'interface politico-stratégique. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir d'interrogation au-delà. Sauf celles que le chef de l'État, concepteur du projet politique, poserait lui-même légitimement. Reste que dans sa soumission logique au projet politique, la stratégie de dissuasion soumet le chef de tout État nucléaire à l'épreuve d'une rigueur eceptionnelle.

 

La stratégie nucléaire au service d'une finalité politique suprême

   L'arme atomique est garante de l'être national. Pour les quatre stratèges français, elle présente l'immense avantage de permettre enfin cette protection dont la France avait tant besoin. La dissuasion nucléaire est d'abord et surtout manoeuvre de sécurité garantissant la persévérance de l'être national. La menace d'emploi d'une arme sans équivalent assure la pérennité du projet politique minimal. "Toute action politique a pour objet, en premier lieu, de soutenir l'unité politique dans l'existence et dans son identité : sa première fin est donc de persévérer dans son être" écrit POIRIER. Et de GAULLE, lui-même, avait dit en 1943 : "il faut vouloir que la France existe. Plus jamais cela n'ira de soi."

Ainsi s'explique l'évaluation qui est faite des limites de validité de la dissuasion du faible au fort. "Parce que l'unanimité nationale ne pourrait être faite que devant une grave menace, le domaine d'efficacité de la stratégie de dissuasion est plus généralement limité à la défense des intérêts vitaux du pays qui pratique cette stratégie." écrit GALLOIS.

Cette notion d'intérêts vitaux est centrale pour l'avenir puisqu'il s'agit de l'adéquation entre le sujet individuel et la communauté : le sentiment d'appartenance générateur d'identité.

Le général POIRIER est amené à privilégier le concept d'autonomie de décision : "Faculté, pour un peuple, de choisir librement, à l'abri de toute pression étrangère, le projet politique qu'il juge conforme à ses intérêts et à ses ressources, le concept d'autonomie de décision répond à la volonté d'identité nationale." C'est le renoncement à l'autonomie de décision qui équivaut logiquement à l'abandon de l'être. En conséquence, "la stratégie militaire recevra donc pour premier but, et pour but constant, l'acquisition de l'autonomie de décision si on ne la possède pas encore, et sa sauvegarde devant toutes les formes de danger susceptibles de la compromettre, de l'aliéner immédiatement ou à terme".

   On voit bien à trouver cette réflexion qu'a contrario, même avec un arsenal nucléaire au niveau de cette dissuasion, même si sur la plan diplomatique, les responsables politiques des autres pays tiennent compte de celle-ci, alliés ou adversaires potentiels, si la volonté nationale n'existe plus, cette dissuasion perde beaucoup de son objet. Or, on se rend bien compte que dans la période où ces quatre stratèges expriment quasiment la position officielle de la France, il existe à la fois un projet - issu d'ailleurs de la volonté de renouveau de la Résistance à la Libération - d'une cohésion nationale et d'un lien réel entre les citoyens de ce pays. Et que, surtout à partir du moment où les idées libérales - lesquelles refusent d'ailleurs la planification d'État en général et la solidarité sociale en particulier - pénètrent dans l'appareil d'État (cela s'accélère au cours du dernier mandat de Jacques CHIRAC), la liaison entre autonomie de décision (laquelle est jugée dans de plus en plus de domaines sans... intérêt national) et stratégie de dissuasion se délite considérablement... Quels intérêts vitaux alors la stratégie de dissuasion nucléaire veut défendre?

 

La question des alliances

   "Les alliances n'ont pas de vertus absolues, quels que soient les sentiments qui les fondent", avait dit le général de GAULLE, le 11 janvier 1963.

Très tôt, des particularités de l'arme nucléaire, de GAULLE infère l'impossibilité des alliances. Les démocraties ne peuvent guère pratquer la stratégie de dissuasion qu'au service d'une cause absolument vitale, selon lui. Il est en effet indispensable pour l'efficacité et la crédibilité de la menace que l'opinion publique apporte son soutien. La dissuasion nucléaire "répond à une fin politique, précise POIRIER, qui ne peut partager avec aucun autre État la pérennité de l'être national". Et GALLOIS de mentionner ce qu'il accentuera par la suite : "S'il s'agit d'intervenir au profit d'un autre, fût-ce un pays ami, l'hésitation est d'autant plus probable que les lois de la stratégie nucléaire sont défavorables à pareille intervention."

Il devient clair qu'aucun État ne saurait envisager de courir le risque de la mort pour un autre que lui-même. Celui qui fait les frais, c'est l'allié abandonné, mais le nucléaire garantissant mieux la probabilité de non-passage à l'acte, on pourrait en inférer que l'allié est mieux protégé que par les noeuds sacrés d'alliances...

La condamnation en bloc d'une stratégie d'alliance et le repli égoïste sur le donjon nucléaire posent évidemment d'immenses problèmes, lesquels varient dans le temps, compte tenu de l'évolution du monde et donc de chacun des acteurs. Si l'on devait distinguer l'"alliance-protectorat" de l'"alliance-communauté de biens", on jugerait la situation actuelle intermédiaire. L'alliance à n'importe quel prix n'est plus justifiée, l'alliance communauté ne parvient pas encore à se définir.

A l'ère nucléaire, peut-il exister pour un État une défense efficace qui puisse se dispenser de la composante nucléaire? Dans l'absolu, cette position serait intenable : on ne peut se défendre par des moyens classiques contre une menace nucléaire. En fait, le recours à la seule défense classique ne peut se justifier que parce que l'on a pas d'adversaire nucléaire direct ou simplement proche. Cela devient le cas pour de nombreux pays depuis que l'Union Soviétique a disparu. Mais inversement, ça l'est de moins en moins à mesure que la mondialisation rapproche les États et leurs intérêts les uns des autres. L'Irak en a fait l'amère expérience. Même dans un monde où il n'y aurait pas d'adversaires, l'existence des armes nucléaires obligerait tôt ou tard soit à se doter de cette arme, soit à se choisir un protecteur, et alors, lequel.

On peut écrire que le succès de la doctrine de dissuasion française permet la dissémination à de nombreux pays - sous condition d'en avoir les accès technologiques - de la doctrine de dissuasion pour leur propre compte... Il existe donc une contradiction certaine entre certaines déclarations contre la prolifération nucléaire et le maintien d'une doctrine de dissuasion nucléaire.... D'ailleurs, cela se traduit par une participation - avec le consentement ou non d'ailleurs de l'État - par une communication de technologies nucléaires à de nombreux pays par les plus importantes entreprises françaises qui participent à la constitution et au maintien de l'arsenal nucléaire français... Parfois, la France justifie - dans le cas d'Israël par exemple - cette participation par le droit à tout État de se défendre...

 

La dissuasion absolue?

   Mais dans ce qui est présenté souvent comme un égoïsme sacré, il y a plus d'une nuance à apporter. Toute en rejetant ce qui lui parait être chez BEAUFRE recherche d'un impossible compromis, POIRIER se distingue de GALLOIS et d'AILERET en ce qu'il s'efforce dans la stratégie militaire générale (action et dissuasion combinées) d'accorder la sanctuarisation française et les relations privilégiées à finalités communautaires entre la France et ses partenaires européens.

D'où la métaphore des trois cercles (ils aiment beaucoup les métaphores...), la dilatation spatiale liée au seuil d'agressivité critique et, surtout, une problématique de la dissuasion qui, dans une période d'interrogation et de prospective comme celle que nous connaissons aujourd'hui, est riche de suggestions et ne peut que stimules l'invention stratégique.

La dissuasion absolue est définie par Lucien POIRIER comme "une stratégie complexe qui vise à détourner toute agression, même celles qui, en leur début, n'affecteraient pas notre territoire". La dissuasion absolue englobe dissuasion radicale et dissuasion limitée. "La première, fondée sur l'existence d'un risque nucléaire qu'une agression majeure, affectant le territoire du dissuadeur, actualiserait après le franchissement d'un seuil d'agressivité critique, sera dite radicale. La seconde, fondée sur l'existence d'une capacité d'intervention classique - en principe avec des alliés - à la mesure des agressions mineures affectant le glacis et suffisante pour enlever toute valeur aux espérances de gain que l'agresseur pourrait y convoiter, sera dite limitée."

Il n'est pas possible d'isoler totalement le sanctuaire parce qu'il y a des partenaires, parce que la Drance est, en Europe, interdépendante, à la fois dans l'exiguïté géographique et dans l'enchevêtrement des intérêts. Il faut donc articuler des modes stratégiques les uns aux autres. Mais, pour y parvenir, une transformation qualitative de la dissuasion est nécessaire. Dissuasion nucléaire  en deçà, dissuasion classique au-delà. Plus précisément encore une dissuasion limitée non nucléaire.

Distinguer entre forces conventionnelles qui complètent le dispositif dissuasif nucléaire et forces conventionnelles qui agissent au loin (corps expéditionnaire) et qui constituent le second volet, et auxquelles, le cas échéant, les forces nucléaires pourraient apporter le soutien de leur capacité de dissuasion (comme ce fut le cas pour les Américains en Irak) complète la dissuasion stratégique.

Aujourd'hui, le problème se repose en termes différents. Il n'y a pas de forces nucléaires à construire. Les besoins en matières fissiles sont largement couverts. Il s'agit donc d'un rééquilibrage dans la modernisation et l'adaptation des forces nucléaires, et d'une modernisation-équilibrage des forces conventionnelles au service d'une réelle dialectique stratégique action-dissuasion correspondant à la dialectique des buts politiques positifs (développer-prospérer) et négatifs (interdire-protéger-conserver).

A l'égard de ce problème crucial de l'alliance, chacun s'est prononcé. Ici, il y a division en deux camps : AILLERET, GALLOIS, POIRIER se trouvent unis pour considérer que le risque nucléaire ne se partage pas, ce dernier proposant une organisation stratégique permettant d'intégrer la notion d'alliance de façon qu'elle n'entre pas, dans sa logique, en contradiction avec celle de la dissuasion nucléaires. BEAUFRE, seul, s'essaie à cet exercice redoutable.

 

Frictions ou quatre "malédictions" théoriques

   Rigueur et vigueur de la pensée du stratège ne sont pas tout, estime François GERÉ, et puissance de la rhétorique, avons-nous envie d'ajouter, non plus. Après l'énoncé, écrit-il, il y a le passage à l'acte, l'affrontement avec la pesanteur des choses, le conformisme et le traditionalisme, les intérêts corporatifs, lesquels ajoutons-nous encore, sont puissants dans l'institution militaire... Notre auteur-guide, qui nous permet, autant le dire en passant, d'adopter, sans doute au détriment de ses convictions profondes, d'adopter une posture critique, passe alors en revue les notions-clés de chacun des quatre stratèges français, GALLOIS, BEAUFRE, AILLERET et POIRIER.

 

- GALLOIS, à propos des représailes massives.

Cet attachement à une doctrine qui le conduit à condamner avec une virulence croissante la position américaine procède paradoxalement de la plus étroite familiarité avec le nucléaire américaine. GALLOIS comprend que les États-Unis se détournent des représailles massives à cause de la montée en puissance de l'arsenal soviétique. Il calcule et prévoit cette évolution. Il constate l'inflexion vers la riposte graduée et en déduit qu'un allié ne peut plus être certain d'être protégé dans de telles conditions. Il en conclut dès lors qu'à partir du moment où KENNEDY a engagé les États-Unis dans cette voie, les propositions d'association ne sont qu'illusions (la "farce" multilatérale, écrira t-il) sans aucune fiabilité. Ce point de vue est d'ailleurs complètement partagé par BEAUFRE. Là encore, il s'agit bien davantage de choix du ton pour dire ce qu'impose la lucidité élémentaire. Il importe alors de se doter de façon autonome des forces nucléaires pour être en mesure d'opposer ses propres forces nucléaires indépendantes à celles de l'adversaire.

Cette conception a été attaquée dès le début avec une extraordinaire virulence par Raymond ARON. Pour comprendre la nature exacte de la controverse, il convient de repérer le moment charnière où elle s'inscrit : la mutation stratégique américaine qui fait poser des représailles massives à la riposte graduée. Mutation logique que les États-Unis qui cherchent à maintenir une coalition dans des termes qui ne soient pas antinomiques avec le souci de leur sauvegarde nationale. Il n'est donc pas plus cohérent de demander à la France de se satisfaire d'une garantie américaine douteuse que d'exiger des États-Unis qu'ils prennent un risque mortel pour autre chose que leur propre survie. L'accession à la bipolarité nucléaire ne pouvait qu'inciter chacun à suivre sa propre voie, en fonction des moyens dont il pouvait disposer. Ni ARON ni BEAUFRE ne semblent admettre que la recherche de la flexibilité procède de la logique américaine, mais GALLOIS, pour maintenir à la France une authentique garantie nucléaire américaine, demande à l'administration Kennedy un engagement qui correspond désormais à la seule position de la France.

La radicalité de GALLOIS sur un "tout ou rien" dont nul décideur ne saurait pourtant jamais in fine faire l'économie a souvent été présentée comme une dissuasion par improbable et insoutenable menace de "suicide". Le général BEAUFRE la présente en ces termes : "Déclancher une action dont la riposte entrainera sa propre mort n'est qu'une forme à peine déguisée de sanction par hara-kiri. Ce n'est pas une stratégie. Au contraire, tout doit être fait pour éviter cette extrémité". Objection que réfute POIRIER démontrant sans difficulté que "la thèse du suicide n'a guère de sens par rapport à l'espérance de gain politico-stratégique qui finalise l'action adverse." Il est en effet possible d'afficher dans le cadre de la manoeuvre contre-dissuasive que l'on a la ferme intention d'annihiler la France au cas où elle exercerait sa représaille nucléaire. Mais à quoi bon? Hormis une logique vindicative qui vaut sans doute pour certains individus mais qui n'est pas la logique des "monstres froids" que sont les organismes étatiques, quels que soient leur idéologie et le maintient extérieur de leurs dirigeants. A cela s'ajoute une fois de plus que la menace d'emploi se situe dans la dimension virtuelle. L'ensemble des raisonnements qui sont construits n'a de signification que pour la manoeuvre dissuasive qui vise à la suspension interminable de l'acte de guerre. "Il n'est de victoire concevable, écrit POIRIER, que dans l'absence de guerre ; absence par impossibilité et impossibilité par absurdité."

 

- BEAUFRE et la dissuasion multilatérale

Le général BEAUFRE refuse de considérer l'incompatibilité entre détention des armes nucléaires et alliance. C'est donc à ce défi logique qu'il entend répondre en développant les principes de la dissuasion multilatérale. Expression probablement malheureuse en cette période où l'administration Kennedy propose une force nucléaire multilatérale qui cache mal les véritables intentions américaines. Le général POIRIER a relevé avec une distance souveraine les contradictions de la position de BEAUFRE. Toutefois la pensée du général va plus loin que cette impossible tentative de conciliation qui lui est prêtée.

BEAUFRE réfute effectivement la validité de l'efficacité d'une dissuasion nucléaire du faible au fort dans les termes que propose GALLOIS à l'époque et qu'élabore POIRIER au même moment. Il écrit : "La dialectique d'un adversaire très fort opposé à un adversaire très faible aboutit normalement à la dissuasion du plus faible et à la liberté d'action du plus fort, sauf dans le cas limite où le plus faible serait menacé de la perte totale de son indépendance."

Mais il fonde la suite de son raisonnement sur la situation réelle. La France n'est point seule devant l'URSS, qu'elle le veuille ou non. Il ne sert à rien de penser la validité de la capacité de frappe nucléaire française en dehors de l'existence des capacités américaines. Dès lors, échappant au modèle logique de POIRIER, s'appuyant sur la réalité concrète stratégique, BEAUFRE élabore une sorte de contre-modèle théorique qui a le mérite de sauver la démarche française, mais sans en reconnaître les axiomes, et de dépasser l'état de fait, donc la suprématie américaine qui voudrait réduire la velléité française d'autonomie. Tentative intellectuelle désespéré? Certainement pas, selon François GERÉ. La reconnaissance de la valeur de la capacité française au sommet d'Ottawa en 1974 et, plus encore, la prise en compte par l'URSS du facteur français permettent de considérer que la démarche de BEAUFRE était bien plus qu'une acrobatie pour concilier l'inconciliable.

 

- AILLERET et la dissuasion "tous azimuts".

Cet article du général paru trois mois avant sa mort accidentelle a provoqué de furieux commentaires et d'étranges erreurs d'interprétation. "Un système de défense qui ne soit dirigé contre personne, mais mondial et tous azimuts, qui ait la puissance maximum permise par ses ressources nationales, et qui, manié avec autant de sang-froid que de détermination, devrait, par la dissuasion, lui permettre d'échapper à certaines grandes guerres et, s'il n'y échappe pas, d'y participer aux meilleures conditions ; enfin qui, au cours des crises peuvent dans l'avenir ébranler le monde, mettrait la France en mesure de déterminer librement son destin."

François GERÉ remarque que le chef d'état-major des armées n'a parlé que de défense tous azimuts et non de stratégie. Il note également la rigueur extrême du choix des mots qui vise à l'explicitation complète : mondial et tous azimuts sont dissociés. Chez AILLERET, artilleur de formation, azimut est lié à une direction ou, si l'on préfère à un ciblage. Il s'agit d'indiquer que le ciblage devrait être omnidirectionnel, ce qui pose incontestablement un problème technique que la proche accession de la France à l'arme thermonucléaire et le développement de sa force sous-marine peuvent permettre de résoudre. Mondial, intentionnel, opposé à "contre personne" pour signifier qu'il est désormais susceptible d'être dirigé contre tout le monde, renvoie à un contexte politico-stratégique, celui-là même qui a été défini à grands traits par le chef des armées.

"La situation mondiale nous offre le spectacle d'un tel désordre, d'une telle agitation..." AILLERET esquissait davantage une situation qu'il appelait de ses voeux (et le chef de l'État avec lui dont le discours de Phnom Penh est du 1er septembre 1967) que la réalité sur laquelle pesait encore très lourdement l'hypothèque soviétique. Il n'en est pas moins vrai que, par une remarquable conjonction des temps, la France approchait de la mise au point de l'arme thermonucléaire et que l'OTAN allait adopter officiellement MC-14/3 qui entérinait une flexible response pour laquelle les forces américaines de l'OTAN avaient, de fait, commencé à s'organiser. AILLERET décrit exactement la situation actuelle où une certitude d'ennemi laisse la place à une incertitude généralisée pour le futur proche. "Tous azimuts", c'était faire face à la liberté du monde. Aujourd'hui, après la levée de l'hypothèque soviétique, dans le grand large planétaire où n'apparait plus aucune de ces ennemis désignés dont nous avions, en France, de génération en génération, fait le pivot de notre stratégie, ce "tous azimuts" ne devient-il pas la clé logique ouvrant tout raisonnement de stratégie nucléaire?"

Sauf sans doute, et notre auteur en laisse une zone d'ombre, les divers Libres Blancs de la défense n'ont désigné tardivement l'Union Soviétique comme l'ennemi, qu'à l'occasion de la crise des euromissiles des années 1980. Il est vrai que, au sein de l'état-major des armées, loin de la rhétorique officielle, en revanche nul doute sur le nom de l'ennemi...

 

- POIRIER et la manoeuvre pour le test.

Ayant considéré qu'il était indispensable que le décideur de la représaille nucléaire bénéficât de l'information la plus assurée pour être en mesure, en raison, de décider de la suite à donner à une "aventure" de l'adversaire en direction du sanctuaire, le général POIRIER conçoit la manoeuvre pour le test à laquelle furent affectés les régimes Pluton d'armes nucléaires tactiques. D'inspiration napoléonienne, elle rappelle "une mission générale d'éclairage au profit de la manoeuvre des "gros" conduite par le chef de l'État". C'est là que se trouvent leur rôle les forces de manoeuvre aéroterrestres et aéronautiques dites conventionnelles et les armes nucléaires tactiques auxquelles en 1966 le CPE a donné feu vert. Cet armement assurerait une double fonction : sa seule existence contraindrait l'agresseur à s'engager plus puissamment, donc plus clairement...

Ensuite, dans les mains du chef de l'État, il permettrait un tir de semonce effectué sur les seules forces assaillantes, de matérialiser d'une manière non équivoque le moment où nous estimerions que l'agression ennemie va franchir le seul d'agressivité critique. Ultime élément de dialogue, instrument sémiotique, voici donc le rôle du nucléaire tactique pour la France. POIRIER, qui écarte toute idée de bataille, toute idée de volonté de résistance sur le terrain, de justification de la riposte par le sang répandu, ne prête donc guère le flanc aux critiques exprimées à l'encontre de l'ANT française par le général GALLOIS. Au demeurant, GALLOIS s'en prend à des dérives qui n'ont rien à voir avec le test mais bien avec l'organisation du corps de bataille. Comme le fait remarquer POIRIER, "on s'est contenté de plaquer le nouveau concept, embarrassant, sur le corps de bataille existant. Au lieu d'inventer une authentique manoeuvre de test, on s'est borné à rebaptiser ainsi la mission assignée jusqu'alors à la 1er armée. GALLOIS a cent fois raison pour la réalité de l'alibi. Mais celui-ci procède du concept et le CPE n'a pas construit le concept pour l'alibi".

Le problème est que, contrairement aux forces stratégiques répartis de manière autonomes sur les trois "espaces" air, terre, mer, les forces tactiques doivent être installées quelque part. Ces chars dotés d'ogives nucléaires sont placés en des bataillons spéciaux, lesquels ont une place dans le dispositif opérationnel composé de forces conventionnelles... Jusqu'à quel point se distinguent-ils du corps de bataille... Les états-majors se dont penchés sur la question en dehors de toute phraséologie sur la stratégie de dissuasion, ce qui donne des allures bizarres au mieux à l'ensemble du dispositif français... Sans compter la volonté de l'armée de terre d'avoir "son" arme nucléaire, par rapport à sa rivale, l'armée de l'air, qui s'est accaparée l'ensemble de la maitrise des forces nucléaires stratégiques...

Une des critiques les plus sereines est celle de POIRIER lui-même qui, dans un premier temps, reconnaît que sa théorie a servi d'alibi. Puis, plus profondément encore, en 1983 : "Je confesse avoir été mal inspiré en formulant ces notions... Alors qu'il ne peut être que le moyen de l'information au politique, le teste devait inéluctablement s'ériger en but de la manoeuvre : perçue comme une épreuve de force, la notion même de test s'évaporait dans celle, plus séduisante, de bataille pour les frontières..."

La disqualification de la stratégie nucléaire en général, de celle de la France en particulier, n'a pas peu contribué à favoriser l'état d'ignorance ou d'indifférence profond dans lequel nos alliés, américains en particulier, se sont cantonnés. Il est vrai que, côté français, l'effort est resté bien modeste pour faire comprendre la logique de notre stratégie et manifester ma solidité de sa charpente intellectuelle. Vaste chantier, la culture stratégique française depuis 1945, tout occupée à la création intellectuelle et opérationnelle, n'a guère pris le temps de son exposition. Cette appréciation de François GERÉ  sur l'effort d'explication laisse perplexe, dans la mesure où les discours sur les liens entre indépendance nationale et stratégie nucléaire ont été répétés sur tous les tons, et pas seulement par les quatre stratèges cités. Sans doute l'ont-ils été plus en direction des opinions publiques et des militaires eux-mêmes - qui se sentaient dépossédés des prestigieux outils de défense de la France - qu'en direction des alliés... quoiqu'en lisant les différents rapports publics de l'OTAN, on se rend compte que les Français n'ont pas été les plus silencieux....

En tout cas, comme l'écrit François GERÉ, aujourd'hui, les forces nucléaires dites stratégiques des deux "hyper-puissances" sont en cours de réductions importantes. Des expressions plus emblématiques que stratégiques comme la suffisance raisonnable ou la dissuasion nucléaire minimum semblent servir de référence à la Russie nouvelle et sont fréquemment évoquées aux États-Unis dans le centres de recherche et les instituts scientifiques. Il ne s'agit pas de dire avec suffisance que la stratégie française de dissuasion nucléaire peut et doit servir de modèle. Plus modestement, on peut considérer qu'elle fournit les éléments d'une base conceptuelle assurée, sorte de repère théorique, pour la construction des stratégies nouvelles dont les États du monde, commencent à se mettre en quête. A commencer, complèterions-nous, par les États encore non nucléaires qui cherchent à devenir des puissances nucléaires dotées d'une théorie du faible au fort...

 

Une discussion, pas seulement à quatre, qui tourne autour d'une même préoccupation : donner à la France un outil de défense à la mesure de son désir d'indépendance au lendemain de la Seconde guerre mondiale

    Cette préoccupation ne cesse de guider stratèges et stratégistes (dominants) dans la réflexion sur la dissuasion nucléaire. Dès octobre 1945, un article de l'amiral Raoul CASTEX dans la Revue de défense nationale décrit pour la première fois en France l'impact stratégique de l'arme nucléaire. Il cite déjà ces points qui restent encore pertinents aujourd'hui dans la tête de ceux-ci : cette arme est un engin nouveau par rapport à l'ensemble des armements utilisés depuis des centaines d'années ; cette bombe ne peut rester l'apanage d'une seule nation et on s'en rend compte aujourd'hui reste difficilement le monopole des grandes puissances ; cette arme bénéficie à la nation faible comme à la nation forte, incitation puissance pour des États rivaux au plan régional de l'acquérir ; les pays à forte densité de population sont des cibles magnifiques ; les Américains s'en sont servi (sur le Japon) car ils se savaient épargnés de représailles ; la puissance unitaire de l'arme fait que le nombre n'est plus un facteur clé, et aujourd'hui la compétition est bien plus qualitative que quantitative. Il s'agit d'un article précurseur, même si la réflexion se développe ensuite aux États-Unis d'abord dans les années 1950 et au début des années 1960.

   

   L'histoire du développement des armements nucléaires montre qu'il n'y a pas de continuité ni de concomitance entre la réalité de leur déploiement et l'émission des différentes stratégies nucléaires. Celles-ci se situent dans des contextes stratégico-politiques (relations avec les États-Unis et l'URSS, et ensuite par rapport à l'Europe) bien précis. Et ceci est particulièrement éclatant dans le cas de la France, ce qui permet le déploiement de contestations importantes dans l'opinion publique et dans les milieux militaires.

 

Charles AILLERET, Réalités atomiques, dans Revue des forces terrestres, n°1, janvier 1954 ; L'arme nucléaire, arme à bon marché, dans Revue de défense nationale, octobre 1954 ; L'Aventure atomique française, Paris, 1968. Raymond ARON, Le Grand Débat, initiation à la stratégie atomique, Calmann-Lévy, 1963. André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, Librairie Armand Colin, 1963 ; Dissuasion et stratégie, Paris, 1964 ; Les armements modernes et la stratégie, dans Revue militaire générale, juin 1960 ; Introduction à l'étude de la dissuasion, dans Stratégie n°1, 1964. Raoul CASTEX, Aperçus sur la bombe atomique, dans Revue de défense nationale, octobre 1945. Lawrence FREEDMAN, The Evolution of Nuclear Strategy, Londres, 1981. Pierre GALLOIS, Stratégie de l'âge nucléaire, Paris, 1960 ; L'arme nucléaire, ses effets militaires et politiques, Départ, de sciences politiques, février 1975. Lucien POIRIER, Des stratégies nucléaires, Bruxelles, 1988. Camille ROUGERON, La Guerre nucléaire, armes et parades, Calmann-Lévy, 1962.

Nicolas ROCHE, Pourquoi la dissuasion, PUF, 2017. François GERÉ, Stratèges français du nucléaire, dans Dictionnaire de stratégie, Sous la direction d'Arnaud BLIN et de Gérard CHALIAND, Éditions Perrin, collection tempus, 2016.

 

STRATEGUS

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

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20 janvier 2020 1 20 /01 /janvier /2020 13:02

      Le cas français d'une glose sans fin au service d'une prophétie auto-réalisatrice est celle d'une stratégie nucléaire du faible au fort à laquelle les promoteurs et les défenseurs prêtent des vertus qualitatives qui doivent compensent une infériorité absolue en quantité. Impossible de rivaliser durant la guerre froide avec les stratégies nucléaires américaines et soviétiques, et sans doute demain, chinoises, mais il suffit de pouvoir causer des dommages irréparables pour dissuader n'importe quel adversaire sur-puissants.  Il faut pour cela, quel que soit les attendus et les variantes des stratégistes professionnels ou non, que soit sauvegardé un niveau technologique minimum à la crédibilité d'une force dont tout le monde espère que personne ne s'en servira. Cette stratégie nucléaire dite de dissuasion, prônée plus ou moins complètement (et totalement) par les puissances nucléaires d'hier, d'aujourd'hui et sans doute de demain repose sur une perception commune dans le monde entier, que rien pourtant ne laisse supposer qu'elle le sera partout et toujours. Les stratégistes - minoritaires - qui pensent utilisation du feu nucléaire sur un champ de bataille eux-mêmes n'ont pas le moindre idée des conséquences de ce que pourrait être un guerre nucléaire. Et c'est invariablement, sur cette perspective de destruction totale que repose à la fois les progrès théoriques et pratiques des armements nucléaires et les dispositifs complexes de mise en oeuvre éventuelle.

  En tout cas, dans le vaste "débat stratégique" dominant, il s'agit réellement d'une glose entre et à partir des travaux de quatre officiers (AILLERET, BEAUFRE, GALLOIS et POIRIER) qui ont pensé l'arme nucléaire de la France. A l'instar de François GERÉ, nous percevons effectivement ce débat plus que cinquantenaire maintenant, comme un cercle dont on ne sort pas, et cela au de plus en plus suivant que nous avons affaire à des textes officiels qui en reproduisent les résultats.  Ces officiers, qui appartiennent à la même génération, se révèlent autant logiciens que pédagogues, pour diffuser à la fois chez les responsable politiques et dans l'opinion publique ce qu'est la stratégie nucléaire de la France. Chacun dans un registre personnel, propre aussi à certaines étapes du programme nucléaire français, apporte sa musique à un concert qui finalement apparait comme (trop?) harmonieux en abordant la quasi-totalité du champ stratégique. La révolution nucléaire, les moyens de se protéger, la question des capacités, l'invention même de cette stratégie de dissuasion, les "lois" de la dissuasion nucléaire, les problèmes de stabilité et d'escalade, les fondements logiques de cette dissuasion, le jeu du risque, des enjeux et des probabilités, l'interface politico-stratégique, la problématique de la crédibilité, les finalités politiques suprêmes, la question des alliances, la recherche de la dissuasion absolue, tout cela est abordé par AILLERET (1907-1968), BEAUFRE (1902-1975), GALLOIS (né en 1911) et POIRIER (né en 1918). Polytechnicien, le premier a plus volontiers exploré la stratégie nucléaire du point de vue de la technique appliquée et de la méthode de raisonnement tactique, le second a travaillé beaucoup sur l'interface entre stratégie et politique, plus classiques le troisième et le quatrième ont davantage recherché la formalisation théorique de la stratégie.

 

La révolution nucléaire

   L'arme atomique apporte une puissance de destruction hors de proportion avec les moyens anciens, et opère une mutation, une discontinuité dans l'évolution des phénomènes militaires.   

    Même si leur aspect surprenant et spectaculaire frappent les esprits, l'arme nucléaire cependant, surtout avec le temps, s'inscrit bien dans une même logique d'accroissement des moyens violents d'imposer sa volonté à un adversaire ou même à un partenaire. il faut toujours avoir à l'esprit le même étonnement et la même surprise causée par l'apparition de la poudre à canon, qui faisaient écrire, de même à Nobel avec l'invention de la dynamite, que l'utilisation de ces nouvelles techniques ne se feraient jamais, tant les destructions paraissaient déjà dantesques. L'ingéniosité humaine à l'oeuvre dans les laboratoires d'armement, veut rapprocher les armes classiques des armes atomiques, par leur aspect destructif (voir la méga-bombe classique utilisée par les Américains il n'y a pas si longtemps...), sans avoir les effets radioactifs propre au nucléaire. Aussi, tous les commentaires, dont ceux d'AILLERET sur le saut qualitatif que représente l'arme atomique ne doit pas camoufler qu'est toujours à l'oeuvre cette logique-là...

   Toujours est-il que l'aspect destructif et "bon marché" de l'arme atomique avait à l'époque et possède encore aujourd'hui (heureusement, par certains côtés), un aspect mythique, qui fait percevoir une nouvelle période, celle d'une ère nucléaire. Son potentiel de destruction fait de cette nouvelle arme une arme essentiellement politique, sa possession même, sa maitrise technique surtout, confère à la puissance qui devient atomique un aspect égalisateur à celle-ci, au niveau qualitatif, même si quantitativement, elle ne parvient pas à en construire autant que ses rivales sur la scène internationale.

L'arme nucléaire change les conditions de la guerre. Rien, souligne AILLERET, ne sera plus comme avant et cela contraint à changer jusqu'aux méthodes de raisonnement stratégique et tactique. De ce point de vue, le réflexe d'AILLERET, comme celui de GALLOIS, se réfère à la seule théorie qui correspond quelque peu à la décision par destruction du potentiel par bombardement massif au-delà des lignes de front. de l'italien DOUHET. Ils en examinent les effets pratiques au même moment, l'un dans le cadre des Armes spéciales dont il a la charge, l'autre au sein de l'OTAN. GALLOIS aboutit rapidement à l'obsolescence de cette conception : "En fait, l'association de l'avion et de l'explosif atomique permit de porter à distance de tels coups qu'aussitôt mis en pratique le "douhetisme" se trouva dépassé". AILLERET s'interdit d'allier si loin, qui se contente de répertorier aussi précisément que possible les formes d'opérations militaires (têtes de pont, fronts continus, concentrations de grandes unités, etc.) désormais interdites et se garde de conclure immédiatement sur un éventuel blocage des arsenaux nucléaires des adversaires. Circonspect à l'égard des premiers écrits de Henry KISSINGER dont il suit de près l'évolution théorique, il affirme pourtant dès mars 1958 la primordiale nécessité pour la France de "disposer d'une force de représailles nucléaires capable d'écarter dans le cadre du deterrent la menace d'une agression atomique ou d'une agression armée massive de tout autre type".

 

Les moyens de se protéger...

   La réaction première des stratèges et stratégistes militaires fut de considérer les parades contre l'arme thermonucléaire. Tandis qu'aux États-Unis des hommes comme NITZE et Edward TELLER s'interrogeaient sur les conditions qui permettraient s'assurer la victoire américaine en cas de guerre nucléaire, en France on se livrait également à de très sérieuses spéculations, mais sur l'adaptation nécessaire des forces armées et des populations  aux attaques atomiques.

Convergence jugée remarquable, les réflexions des quatre stratèges français les ont conduit à rejeter cette approche à la fois parce qu'elle n'exprimait pas une rationalité politico-stratégique suffisante pour toute puissance nucléaire ; ensuite, et a fortiori, parce qu'elle ne pouvait constituer un objectivement raisonnablement accessible pour les capacités limitées de la France.

Pour le général GALLOIS, "il n'existe que quatre types de protection possibles : la destruction préventive des armes adverses, l'interception des armes atomiques, la protection physique contre les effets des explosions, et la menace de représailles..."

Finalement, la base fondamentale de l'invention de cette nouvelle stratégie est la prise de conscience que la formidable capacité de destruction unitaire, ajoutée au fait balistique, ne laisse plus de place qu'à une défense par la menace de représailles. "Militairement, la politique de dissuasion a pour origine cette carence de la défense aérienne... à partir du moment où le pouvoir de destruction d'un seul projectile est un multiple élevé de ce qu'il était auparavant, la défense est inefficace et la menace de représailles doit lui être substituée" (GALLOIS). S'il est bien exact, comme le soutient TELLER, que l'homme est capable "d'absorber" des dommages parfois beaucoup plus élevés que ce que l'on pouvait imaginer, et c'est incontestablement la leçon de l'échec des bombardements "stratégiques" ou de terreur de la Seconde Guerre mondiale, en revanche, le taux d'échec d'une défense antimissile qui ne peut jamais atteindre les 100% devient rapidement insupportable à l'ère nucléaire.

Sur un plan plus nettement politique, la possession de l'arme nucléaire ou sa non-possession modifie le statut des États. Dès 1950, selon AILLERET, il est clair que disposer de l'arme atomique reviendrait à la France à "être la plus forte possible ; à disposer d'une défense relativement indépendante, c'est-à-dire rester un pays libre de son destin... et cet armement lui donnera des armées d'une grande puissance".

   Il faut noter, par ailleurs, que le débat stratégique au sommet de l'État et dans ceux qui s'y intéressent dans l'opinion publique, tend à prendre une tournure technico-stratégique, plus qu'opérationnelle et concrète. Car la France est un pays où l'anti-américanisme et l'anti-communisme traversent les partis, les générations et les populations. Ce qui donne à la doctrine officielle adoptée seulement au retour du général de GAULLE au pouvoir, car entre-temps, il faut techniquement mettre au point l'arme atomique, avec tous les essais (au Sahara) et toutes les conditions de lancement (maitrise de trajectoire...), et cela va mettre au moins une vingtaine d'années..., une tonalité "tous azimuts" dans une doctrine (voir le Livre de la défense...) où l'ennemi n'est pas nommé.

 

La question des capacités...

    Une fois posée la nécessité de posséder cette arme nucléaire continuer de jouer un rôle sur la scène internationale (déjà que cela a été un résultat difficile d'une politique pour être à la fin de la seconde guerre mondiale du côté des vainqueurs, à l'inverse d'une position officielle de l'État français durant quatre ans...), AILLERET et GALLOIS eurent à mener campagne contre une foule d'objections de toute nature dont le premier fournit, dans ses Mémoires, un relevé assez complet :

- L'arme atomique a une très grande puissance dont il convient de se garder par toutes les mesures appropriées, mais elle reste soumise aux règles classiques de la stratégie et de la tactique.

- Nous serons toujours très en retard. Une dizaine de petits engins explosifs ne pèseraient rien face aux arsenaux des grandes puissances.

- Le programme nucléaire militaire retarderait voire interdirait le développement des programmes civils.

- Par la déclaration Parodi devant les Nations Unies, en juin 1946, la France a renoncé à l'utilisation militaire de l'atome.

- Nous sommes protégés par les armes américaines, les grosses dépenses doivent aller à la protection civile.

- De toute façon, la France n'a ni les moyens financiers, ni les moyens énergétiques en suffisance pour se lancer dans un programme d'armements nucléaires.

     La réflexion des quatre hommes s'unit sur les mêmes vérités premières, les mêmes raisons logiques, les mêmes aberrations. Même si périodiquement reviennent ces fausses innovations que seuls leurs promoteurs croient nouvelles. Ainsi du chimique dont a a parlé comme du "nucléaire du pauvre", ainsi, de la prétendue révolutions de la précision et des armes "intelligentes". Loin de dénier l'importance de ces évolutions techniques, GALLOIS en tire au contraire argument. Le renforcement de la précision est d'abord celui des forces nucléaires signifiant l'affaiblissement croissant des forces classiques, donc l'impossibilité de se fonder sur elles pour garantir la sécurité de l'Europe. Les nouvelles doctrines OTAN constituent donc pour le général GALLOIS autant de scénarios inadéquats, et seul le renforcement de la dissuasion par l'accroissement des moyens de frappe nucléaire serait en mesure d'apporter la sécurité face au dispositif soviétique.

Voilà donc pour ce qui est de la continuité. Elle se combine évidemment avec la conjoncture. De 1950 à 1958, AILLERET et GALLOIS pensent dans un contexte particulier et s'adressent à des interlocuteurs spécifiques : les décideurs militaires et surtout politiques qu'il s'agit de convaincre de la nécessité et de la possibilité d'en doter la France (GALLOIS "instruit" aussi bien Guy MOLLET que de GAULLE, le général POIRIER "INITIA" Georges MARCHAIS (Parti communiste français) comme les bon évêques).

 

L'invention d'une stratégie de dissuasion nucléaire française

    Pour le général BEAUFRE, "on demandera à la dissuasion d'abord de maintenir la paix et le statu quo territorial, mais on lui demandera aussi d'empêcher telle ou telle action adverse, de limiter l'étendue ou l'intensité des conflits, voire éventuellement de paralyser toute action adverse à une nation amie. Ce rôle protéiforme de la dissuasion, depuis l'intention la pus défensive jusqu'à son influence au profit d'actions foncièrement offensives, oblige à reconnaître et à délimiter aussi exactement que possible les véritables pouvoirs de la dissuasion."

     Le retour sur la généalogie française du concept de dissuasion nucléaire intéresse beaucoup, selon François GERÉ, qui envisage trois de ses aspects.

1 - la définition du concept par rapport à d'autres notions voisines de coercition, persuasion, etc. ;

2 - la valeur nouvelle prise par le concept de dissuasion dès lors que c'est l'arme nucléaire, elle et nulle autre qui sert la dissuasion ;

3 - la position de la dissuasion nucléaire par rapport à la stratégie générale de la France et, plus théoriquement, par rapport à toute stratégie militaire.

      1 - C'est par une distinction entre coercition et dissuasion que je général BEAUFRE introduit son étude de la dissuasion : "Toute action de coercition (et en particulier la guerre) vise, par l'emploi de divers moyens, un objectif psychologique positif en forçant une puissance, par sa capitulation, à prendre la décision de renoncer à s'opposer à son adversaire. La dissuasion au contraire, vise à empêcher une puissance adverse en présence d'une situation donnée, de prendre la décision d'employer les moyens coercitifs (violents ou non) en lui faisant craindre l'emploi de moyens coercitifs existants." Définition qu'il faut comparer aussitôt avec une seconde, du même auteur : "L'objet de la dissuasion est d'ordre psychologique : il s'agit de faire renoncer l'adversaire à prendre la décision d'intervenir. Cet objet est moins radical que celui de la guerre qui vise à faire prendre la décision de capituler. Par contre la guerre dispose du moyen de pression que constitue l'emploi des forces, tandis que la dissuasion doit obtenir ses effets par la simple menace d'emploi des forces." Ainsi, la comparaison de ces deux premières définitions permet de dégager l'importance de trois éléments : le caractère éminent du facteur psychologique ; la positivité du but de la coercition qui s'oppose au caractère négatif du but de la dissuasion ; la capitulation comme critère de réussite de l'action de coercition procède d'une conception de la guerre totale à but absolu qui, sans être particulière au général BEAUFRE, puisque aussi bien il l'emprunte à de LATTRE, lui-même influencé par LUDENDROFF, oriente l'ensemble de ses analyses selon une perspective remarquable. Dissuader consiste donc à s'opposer au projet d'autrui et à le conduire au renoncement de son action. Contraindre c'est, au contraire, amener à renoncer à s'opposer à son action.

L'opposition établie par le général BEAUFRE entre situation de non-guerre et situation de guerre le conduit à séparer l'emploi effectif de la force et la menace d'emploi. Toutefois, la coercition peut aussi bien s'exercer par la seule menace d'emploi. C'est le cas si fréquemment évoqué de Hitler devant la Tchécoslovaquie. Conscient de la difficulté, le général BEAUFRE précise : Si la dissuasion se limite à empêcher un adversaire de déclencher sur soi-même une action que l'on redoute, son effet est défensif, tandis que, si elle empêche l'adversaire de s'opposer à son action que l'on veut faire, la dissuasion est alors offensive. Mais qu'est-ce que cette dissuasion offensive, sinon une coercition? La difficulté est levée avec l'introduction par Lucien POIRIER d'une catégorie absolument fondamentale : l'antinomie entre emploi et emploi virtuel. "Il importe donc, dit ce dernier, de distinguer rigoureusement la stratégie de dissuasion et celle de défense active qui suivrait son échec ; d'éviter le glissement qui trop souvent intègre la seconde dans la première."

Cela signifie que, pour chaque mode stratégique, aussi bien l'action que la dissuasion, il peut y avoir chaque fois ce qu'on peu appeler, dixit François GERÉ, deux dimensions : l'une où l'effet physique est représenté, l'autre où il est actualisé. Cela est fondamental puisque la dissuasion nucléaire s'autonomise par rapport à tout ce qui n'est pas encore ou tout ce qui adviendrait en dehors de sa sphère d'influence (ou domaine). Nous ne savons donc rien de ce que serait l'échec de la dissuasion, parce que l'emploi réel des forces ferait basculer la situation stratégique dans une autre dimension (comme le rêve et la réalité). En effet une fois la dissuasion violée, et plus grave encore, une fois la représaille essuyée par l'adversaire, nous ne savons rien de son comportement. Pourquoi rispoterait-il?  "Certes l'URSS pourra toujours, si elle le veut "vitrifier" notre territoire... Mais est-ce un but politique rationnel?... Dans ces conditions il est faux (GERÉ le souligne) de prétendre que le dissuadeur ne saurait décider rationnellement sa  riposte massive, parce qu'il devrait compter avec une inévitable contre-réaction de l'agresseur", ajoute Lucien POIRIER.

Faisons là la parenthèse obligée : tout est basé sur la détermination de la France, et un autre cas de figure peut se présenter. La dissuasion nucléaire ne se joue pas seul. L'adversaire aussi n'ignore pas les ressorts de la peur d'une destruction. L'échec de la dissuasion peut tout aussi bien signifier l'abandon en rase campagne du combat... par la France. C'est dire que du côté des armements nucléaires, il se peut qu'il ne se passe rien dans une guerre, qui redevient alors tout-à-fait classique... C'est un scénario, celui de l'échec de volonté de la part de la France, qui est, pour les quatre théoriciens et d'ailleurs pour la très grande majorité des penseurs sur la question, qu'ils soient en poste ou pas, rigoureusement impensable... donc impensé!

 C'est donc dans la droite ligne de BEAUFRE que s'inscrit Lucien POIRIER lorsqu'il énonce encore : la dissuasion se donne pour fin de détourner autrui d'agir à nos dépens en lui faisant prendre conscience que l'entreprise qu'il projette est irrationnelle (...) transposée dans l'âge nucléaire (...) la stratégie de dissuasion nucléaire est un mode préventif de la stratégie d'interdiction qui se donne pour but de détourner un candidat-agresseur d'agir militairement en le menaçant de représailles nucléaires calculées de telle sorte que leurs effets physiques probables constituent, à ses yeux, un risque inacceptable eu égard aux finalités politiques motivant son initiative".

  2 - Pour le général GALLOIS, il n'est de dissuasion que nucléaire. Soucieux de la situer dans sa totalité stratégique, le général BEAUDRE oppose le calcul du risque classique fondé sur la crainte d'être vaincu par rapport à l'espérance de victoire dialectique fondant une dissuasion qui "tend à être instable dès que les espérances du succès cessent d'être d'être minimes". Par opposition à son avis, la dissuasion nucléaire a pour base "la certitude des destructions qu'entrainerait l'emploi de ces armes... c'est cette menace de destruction qui crée la dissuasion à cause de la valeur certaine du risque qu'elle comporte".

"Prise dans son acception courante, la dissuasion est une forme tactique ou stratégique banale et aussi ancienne que les conflits. En effet, l'interdiction des actions positives adverses peut toujours adopter deux formes : la défense, c'est-à-dire la réaction effective, par engagement de forces, aux actions ennemies ; la dissuasion par déploiement d'armées dont les capacités affichées semblent telles que l'ennemi, conscient de l'inégalité des forces en présence ou de son insuffisante supériorité, est conduit à renoncer parce que la probabilité de conquérir l'enjeu lui parait trop faible."

Même si comme le dit POIRIER, la dissuasion a existé de tout temps, elle est surtout une redécouverte de la fin du XXe siècle. Elle ne s'énonce que parce qu'on l'associe au renouveau des conceptions politiques de stabilité par équilibre des puissances (balance of power). Avec le succès final de 1914 qui fonde la critique de POIRIER, cette conception n'a jamais conduit qu'à la course aux armements en vue de la recherche de la supériorité ou de la compensation de l'infériorité (supposée), ou bien encore à des décisions fondées sur un sentiment de confiance en la qualité de sa compétence dans l'art de la guerre. Si bien que l'on peut considérer que la dissuasion, en tant que mode de prévention de la guerre, n'a jamais été qu'une vue de l'esprit contemporain incapable de l'inscrire dans les faits jusqu'à l'apparition des armes nucléaires.

  3 - Action et dissuasion, tel est le diptyque formant l'unité stratégique selon le général BEAUFRE. Pour le colonel POIRIER, "la dissuasion nucléaire ne saurait résumer, à elle seule, la stratégie militaire d'aucun État." Cela correspond à la "nature dualiste de toute stratégie militaire cohérente qui compose toujours l'interdiction des actions adverses visant nos intérêts (but négatif) et l'action soutenant les nôtres (but positif)". Cette conception est à entendre à tous les niveaux de ce que POIRIER nomme structure politico-stratégique.

 

Les lois de la dissuasion nucléaire...

    Pierre GALLOIS présente ces lois, qui selon lui, gouvernent le fonctionnement de la dissuasion nucléaire. Conclusions de plusieurs années d'étude et de responsabilité de la conception du programme de planification stratégique de l'OTAN. Il pose ces règles fondamentales : "Aujourd'hui, l'armement nucléaire pose de manière entièrement nouvelle le classique problème de la guerre :

- Entre l'enjeu convoité et le risque à courir pour l'emporter en usant de la force, il n'y a plus aucune commune mesure...

- Une certaine égalité peut être établie entre les peuples. En matière de Défense et de Sécurité, il ne peut plus y avoir de nations fortes et de nations faibles...

- Parce que de nouvelles armes, fondées également sur le principe de la fission de l'atome, mais de plus faible puissance commencent à figurer dans les panoplies des deux Grands, le concept de dissuasion s'applique non seulement à la défense d'enjeux d'importance majeure mais aussi aux conflits seconds...

- En associant l'explosif thermonucléaire au missile balistique à grande portée, les techniciens ont créé une arme actuellement imparable... Aussi, l'avènement des missiles balistiques à ogives thermonucléaires ne facilite pas l'agression, mais au contraire, permet que, moyennant certaines précautions, elle devienne à peu près irréalisable."

  La dissuasion française serait "proportionnelle" et le pouvoir de l'atome "égalisateur". le développement de la capacité offensive balistico-nucléaire paralyse l'agression, dans l'ensemble des théâtre de l'affrontement.

Cette dissuasion, selon GALLOIS, "peut être assimilée à un produit de deux facteurs dont l'un, purement technique, représente la valeur opérationnelle des moyens militaires utilisés pour exercer la représaille, et dont l'autre, subjectif, exprime la volonté de la nation menacée d'user de la force plutôt que de composer." Même approche chez BEAUFRE, pour qui "la dissuasion repose sur un facteur matériel... et un facteur psychologique beaucoup plus important et beaucoup plus impondérable."

Ni l'un ni l'autre ne parlent du second facteur comme étant "politique". En fait, il comporterait une forme opérationnelle qui relève effectivement de l'action psychologique, mais, dans la mesure où elle met en jeu la volonté nationale et la résolution du chef de l'État, elle présente un caractère hautement politique.

Le premier facteur comprend ce que BEAUFRE nomme "modalités de la stratégie atomique", soit "une grande puissance de destruction, une bonne précision et une bonne capacité de pénétration". Ces caractéristiques ont pour but de garantir le franchissement des capacités de protection de l'adversaire. Le général GALLOIS précise encore les propriétés de la "force de frappe", ajoutant qu'elle devra être "capable d'échapper à la destruction si elle est attaquée par surprise sur ses bases, conçue pour franchir les défenses adverses, et organisée de manière qu'une certaine automaticité décide de son emploi" et qu'elle "devrait encore représenter une quantité de destruction suffisante pour que l'éventuel agresseur la redoute".

Le second facteur est psycho-politique : la "rare volonté", c'est la problématique de la crédibilité qui est une composante "technique" de la dissuasion nucléaire, mais qui touche aussi au politique. Quant à l'opinion publique, un effort absolument constant doit être fait afin de maintenir par d'invisibles liens psychologiques l'adhésion nationale à la stratégie mise en oeuvre.

Reste un dernier problème, essentiel : Sur quoi faire porter la menace?. Le débat est bien connu : anti-forces ou anti-cités? On doit constater ici la remarquable convergence des quatre stratèges pour qui, compte tenu de la position française, il ne saurait être question d'autre chose que d'une capacité de représailles contre ce que GALLOIS nomme parfois les "oeuvres vives" et POIRIER la "substance même" de l'adversaire. Celui qui ne dispose que de moyens réduits recherche nécessairement, dans une stratégie en mode virtuel, à brandir la menace du plus grand mal possible qu'il peut infliger. Pour le général GALLOIS, il s'est toujours agi de "tirer le meilleur de l'atome : qu'il impose la non-guerre dans l'inégalité des potentiels de destruction. La notion de suffisance étant substituée à celle d'abondance".

 

Problèmes de stabilité et d'escalade

      Les études de l'Institut Français d'études stratégiques dirigé par le général BEAUFRE ont mis l'accent sur la question de la stabilité de la dissuasion nucléaire, et, à la suite des recherches américaines - dont il faut dire qu'elles prennent toutefois une direction bien différente de la perspective française - surtout celles de l'Hudson Institute de Herman KAHN, sur les problèmes d'escalade sur lesquels la crise de Cuba avait attiré l'attention - dans un cadre stratégique général. On retient avec François GERÉ quelques propositions qui étayeront et guideront l'évolution de la pensée stratégique française. Ainsi, "l'évaluation de la stabilité nucléaire dépend de la dialectique des deuxièmes frappes, c'est-à-dire de la comparaison entre l'efficacité des ripostes des deux adversaires". Il apparait de ce fait que la conservation d'une capacité de représailles joue un rôle essentiel. Et dans la mesure, précise BEAUFRE, où cette "deuxième frappe doit être en priorité anti-ressources", elle autorise un État disposant de moyens même limités à exercer une dissuasion suffisante. Car "les situations instables n'existent que si le risque de riposte est nul ou très faible. Dès que le risque de riposte cesses d'être faible, on se trouve dans ces situations de stabilité plus ou moins absolue"... encore nommée "stabilité relative". Autre conclusion d'une grande importance, l'excès de stabilité peut conduire à produire l'effet inverse de celui qu'on recherchait. En effet, la paralysie mutuelle au niveau nucléaire laisse une marge de manoeuvre indirecte considérable, en particulier au niveau de la guerre classique, pourvu qu'elle reste limitée. En sorte que l'excès de stabilité sommitale provoque l'excès d'instabilité aux niveaux inférieurs. Comment éviter cette situation paradoxale? D'une part en établissant une relation entre le niveau nucléaire et le niveau classique : "il est indispensable que ce niveau soit rendu complètement solidaire du niveau nucléaire par la menace d'emploi des armes atomiques tactiques. Ce n'est qu'à ce prix - et à ce risque - que la dissuasion nucléaire peut être pleinement efficace sur le niveau classique."

Ambivalence donc et réversibilité des effets. Telle est bien la nature du mécanisme chargé d'organiser cette descente de la stabilité nucléaire vers le niveau classique, à savoir l'escalade.

Dès lors qu'on a admis la stabilité nucléaire et la paralysie résultant de la parité des forces de riposte des deux adversaires (postulat que récuse GALLOIS... et bien d'autres), il convient de pouvoir contrôler les situations de conflit dans les niveaux inférieurs de façon à éviter que leur dégénérescence involontaire et imprévisible ne vienne soudainement affecter la stabilité nucléaire et placer au bord de ce gouffre de la guerre nucléaire totale que l'on cherche à éviter. Le développement volontaire dans le domaine du virtuel de la stratégie de dissuasion, permet de stabiliser les niveaux inférieurs en organisant la représentation pour l'adversaire des risques qu'il encourrait à provoquer par une première action au niveau inférieur la remontée des divers barreaux de l'escalade conduisant à la guerre nucléaire totale.

 

Sur les fondements logiques de la dissuasion nucléaire

   Dans toute la littérature sur la stratégie nucléaire française, ses théoriciens se targuent d'être très logique, énonçant à longueur de colonnes ce qu'ils appellent les fondements logiques de la dissuasion nucléaire. "L'agression atomique devrait conférer à celui qui s'y résout de bien considérables avantages pour les pays d'un tel prix", écrit GALLOIS. De son côté, POIRIER croit "en une vertu rationalisante de l'atome, en une sorte de grâce d'état accordée aux hautes instances politiques et stratégiques des puissances nucléaires et qui, dans un univers gouverné par l'intérêt bien compris, devrait tempérer les écarts de leur imagination et régulariser les inévitables processus conflictuels... Pratiquement, et si l'on suspend tout jugement moral, le seul critère de rationalité applicable aux conduites humaines, en politique comme en tout autre domaine de l'activité individuelle ou collective, est celui de l'intérêt".

Pour le général BEAUFRE, "lors intervient un second degré de persuasion fondé cette fois au contraire sur l'irrationalité... C'est qu'en réalité l'élément décisif repose sur la volonté de déclencher le cataclysme. Faire croire que l'on a cette volonté est plus important que tout le reste". En réalité, lorsqu'il parle de "fou" et d'irrationalité, BEAUFRE renvoie pour François GERÉ, mais sans le dire, aux modèles de théorie des jeux américaines du type chicken game où il s'agit de faire croire que l'on pourrait bien être assez fou pour affronter sa propre mort.

 

Logique probabiliste, enjeu, risque...

    "La force de frappe peut être proportionnelle à la valeur de l'enjeu qu'elle défend... à l'âge de l'explosif nucléaire, les périls d'une politique d'expansion usant de la force ou de la menace d'y avoir recours, sont assez grands pour que les risques courus soient constamment comparés à la valeur des buts que poursuit cette politique", écrit POIRIER. Mais poussant le raisonnement jusqu'à ses limites, il envisage le cas où "le fort attache une valeur vitale à la possession" (du faible). "Dans l'hypothèse extrême, précise-t-il, d'une lutte décisive pour l'hégémonie avec l'autre Grand, il pourrait alors accepter le risque de représailles du faible ; et c'est l'un des cas limites où la dissuasion nucléaire du faible au fort n'est pas concevable." On a vu toutefois que la propriété de l'arme atomique est de contraindre le candidat agresseur à prendre en compte la notion de risque comme jamais auparavant on ne l'avait fait. D'où l'importance de la loi de l'espérance politico-stratégique qui procède, selon son créateur, Lucien POIRIER, de l'inversion de la procédure décisionnelles traditionnellement à l'oeuvre dans le cacul stratégique : "Une entreprise politico-stratégique n'est rationnelle que si l'espérance politico-stratégique est positive ; si l'espérance de gain attachées à son projet est, dans le moment de la décision et demeure, durant l'exécution, supérieure aux risque consécutifs aux oppositions qu'elle rencontrera nécessairement dans le champ de la compétition, de la concurrence, voir du conflit armé."

L'énoncé recourt à la logique probabiliste. Cette dimension, aussi fondamentale que la distinction entre réel et virtuel qu'elle complète, introduit un facteur essentiel : l'incertitude. "C'est en fin de compte l'incertitude qui constitue le facteur essentiel de la dissuasion. Aussi doit-elle faire l'objet d'une tactique particulière dont le bue est de l'accroître... il faut absolument éviter toute action ou toute déclaration qui viendrait lever l'une des hypothèses que l'adversaire peur craindre."

Aussi; dans la manoeuvre psychologique pour la dissuasion, le facteur déclaratoire joue donc un rôle essentiel. Non seulement parce qu'il est "pédagogie" à l'égard de l'adversaire, mais  aussi parce qu'il dit la liberté du dissuadeur.

"Ne comparer que l'enjeu et le risque entendu dans le sens de coût, écrit POIRIER, c'est évacuer les facteurs de probabilité, donc les incertitudes, et prêter le flanc à ceux qui, ignorant l'essence de la stratégie, identifient crédibilité à certitude. Il précise : "On commet une erreur quand on assimile la stratégie nucléaire à une défense de "ligne Maginot" ; celle-ci visait à réduire les incertitudes dans le calcul prévisionnel et la conduite des opérations du défenseur ; celle-là se fonde, au contraire, sur une dialectique des incertitudes."

L'architecture logique de la stratégie de dissuasion nucléaire du faible devant le fort apparait alors comme la résultante d'une double mutation du calcul stratégique sous l'effet des propriétés de l'arme nucléaire.

- il doit intégrer le risque au lieu de l'écarter ;

- il doit intégrer la contrainte d'une interrogation permanente sur les conditions politico-stratégiques d'occurrence du risque.

Cette conjonction rend compte de l'efficacité inhibitrice absolument exceptionnelle de l'arme nucléaire et de la stratégie de dissuasion qui la met en oeuvre. Reste à savoir si, au-delà du domaine de la stratégie d'interdiction, les propriétés des armes nucléaires, du seul fait de leur possession, sont susceptibles d'effets et lesquels.

"L'effet dissuasif escompté de la menace de réaction nucléaire à une initiative adverse, c'est la combinaison d'une certitude et d'une incertitude : certitude partagée par tous les États, quant à l'existence permanente d'un risque nucléaire prohibitif, d'une possibilité d'action dont l'existence soudaine et imparable ne serait jamais tout à fait improbable dès lors que seraient remplies les conditions politico-stratégiques la justifiant ; incertitude sur la nature exacte de ces conditions et sur le moment critique où l'un des adversaires les jugerait remplies et où le risque s'actualiserait", écrit encore POIRIER.

Pour comprendre complètement ce rôle décisif de l'incertitude, on considérera qu'elle fonctionne par rapport à deux objets fondamentaux. D'une part l'architecture de la relation entre les duellistes, d'autre part, elle gouverne l'inscription opérationnelle ou, si l'on veut, le transfert sur un théâtre d'opérations de cette relation d'incertitude conflictuelle. Ce transfert est pris en compte chez POIRIER par le concept de seuil critique d'agressivité. "C'est le concept central de la dissuasion du faible au fort : le seuil d'agressivité critique dont le franchissement justifierait le faible d'exécuter sa menace." "La stratégie de dissuasion nucléaire du faible au fort s'identifie à une dialectique des incertitudes entre candidat agresseur et dissuadeur : si les opérations militaire devaient être engagées et se développer dans l'espace non sanctuarisé, chacun des duellistes sait qu'un seuil existe, qui déterminera leurs décisions irrévocables, et que la situation concrète le fera émerger dans la plage d'incertitudes."

"Le concept d'incertitude est un des plus difficiles à manipuler pour le non-spécialiste". Par cette phrase, François GERÉ semble estimer que le citoyen non-spécialiste justement n'a pas à s'y intéresser et encore moins à entrer dans une discussion avec les spécialistes, dont il fait bien entendu partie...  Pour se faire comprendre, cet auteur continue : "Ainsi emploie-ton des forces réelles capables de produire des effets physiques concrets au service d'un but stratégique qui se situe dans l'ordre du virtuel et qui, lorsqu'il réussit, conduit au maintien d'un but politique réel, parfaitement concret, qui est le ,non-déclenchement du conflit. Cette difficulté est renforcée par la façon dont POIRIER lui-même développe le concept de seuil d'agressivité critique en distinguant de façon très clausewitzienne le seuil "selon son concept" qu'il nomme théorique et un seuil critique dit "concret". S'il est possible d'établir une notion théorique de seuil, l'affaire est tout autre dès lors que l'on passe à l'inscription opérationnelle de l'affrontement des volontés et des forces et qu'il fait considérer le hic et nunc dans lequel se nouerait le passage du virtuel au réel." "Afficher, écrit POIRIER, cité toujours par GERÉ, en temps normal un seuil défini serait, pour le dissuader, autoriser l'agresseur à agir impunément jusqu'à sa borne... C'est pourquoi la théorie suggère que, pour l'information permanente d'un éventuel agresseur, le dissuadeur ne peut afficher en temps normal... que le seuil théorique s'indentifiant à l'interface des espaces sanctuarisé et non sanctuarisé."

Le seuil d'agressivité critique forme à la fois la liaison entre politique et stratégie et s'achève de "boucler" la logique de la dissuasion nucléaire du faible au fort. Le seuil critique d'agressivité, selon POIRIER, "est dérivé de celui d'intérêt vital , celui-ci est déterminant celui-là... seuil critique et intérêt vital sont deux interprétations d'une même réalité : la première en langage stratégique, la seconde en langage politique. Toutes deux expriment d'abord la loi de l'espérance de gain politico-stratégique". L'étroit emboîtement des concepts fondamentaux nous conduit au niveau ultime de la structure. 

Avant d'en arriver-là, il convient de noter que dans la réalité, les responsables en charge de la défense de la France entendent toujours lier le vraisemblable de la menace de représailles à leur volonté de dissuasion. En oeuvrant toujours à perfectionner les armements nucléaires, instruments indispensables. Sans performances techniques - toujours d'ailleurs mieux connues des adversaires potentiels que de l'opinion publique - il n'est pas possible de garder constamment à l'esprit de ces adversaires la stratégie de dissuasion nucléaire.

 

 La grammaire théorique liée toujours aux réalisations matérielles...

    Comme l'écrit Nicolas ROCHE, apprendre ou "réapprendre la grammaire du nucléaire, disposer des outils d'analyse" et ajouterions-nous pour le spécialiste comme pour le non-spécialiste, "permettant de mieux réfléchir à sa place dans les politiques de défense contemporaine et les conflits futurs, c'est d'abord avoir une vision la plus claire possible de l'histoire nucléaire française. Bien des choix faits dans les années 1950 et 1960 (et notamment par le jeu rhétorique des quatre théoriciens cités dans cet article), puis au tout début des années 1990, conditionnent aujourd'hui encore la structure de la défense de ce pays. Bien des circonstances historiques, de la débâcle de juin 1940 à la crise du canal de Suez en passant par la défaite de Bien Bien Phu, expliquent la relation spécifique que conserve l'opinion publique française à la dissuasion."

Connaitre ces évolutions du programme nucléaire français éclairent l'effectivité de la stratégie nucléaire, en même temps qu'elles jettent la lumière sur des décalages constants de la théorie et de la pratique, la stratégie déclaratoire qu'est la stratégie nucléaire voyant son caractère déclaratoire justement prendre le pas sur les mises en place réelles des outils matériels. Les théoriciens, dans leurs raisonnements, sont pris dans une logique qui les lie et les distancie en même de cette réalité. Accrochés aux nécessités stratégiques (ces fameux intérêts vitaux), dans un rapport polémique avec les stratégies elles-mêmes affichées par les deux Grands que sont les États-Unis et l'Union Soviétique, ils produisent constamment des discours, parfois auto-justifiants - qui sont parfois durs à tenir devant les évolutions technologiques des armements, mais qui persistent, de Livre Blanc en Livre Blanc, dans l'énoncé des doctrines officielles. Les contestations de ces discours, qu'ils proviennent des opposants aux principes mêmes de la dissuasion nucléaire, opposants à l'arme comme à la doctrine d'emploi, ou des "techniciens" qui veulent adapter à tout prix cette doctrine nucléaire aux évolutions technologiques, notamment par la réintroduction de l'arme nucléaire (étant donné que les premières doctrines d'emploi relevaient effectivement du champ de bataille) dans le combat. Les armements nucléaires tactiques et les armes dites non-stratégiques (pas par tout le monde d'ailleurs) sont le produit de ces évolutions technologiques contre les effets desquels nos quatre théoriciens français se battent...

 

François GERÉ, Stratèges français du nucléaire, dans Dictionnaire de la stratégie, Sous la direction d'Arnaud BLIN et de Gérard CHALIAND, tempus, 2016. Nicolas ROCHE, Pourquoi la dissuasion, PUF, 2017.

 

STRATEGUS

 

 

 

 

 

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8 janvier 2020 3 08 /01 /janvier /2020 15:09

   Rappelons tout d'abord que la politique comparée est un domaine d'étude de la science politique et plus largement des sciences sociales. Elle tente de répondre à des questions politiques en appliquant une méthodologie rigoureuse. La politique comparée emprunte une démarche typologique qui cherche à classifier et théoriser les différents phénomènes politiques. Selon le politologue Giovanni SARTORI, "Classifier, c'est ordonner un univers donné en classes qui sont mutuellement exclusives et collectivement exhaustives. Les classifications permettent donc d'établir ce qui est le même et ce qui ne l'est pas." (Revue internationale de politique comparée, volume 1, n°1, 1994). Rappelons également que les pères fondateurs tels TOCQUEVILLE, MARX, WEBER ou DURKHEIM sont les premiers comparatistes à utiliser l'approche historique, qui n'est pas seulement narration mais surtout analyse critique.

    La Revue internationale de politique comparée répond à un double besoin à la fois théorique et pratique, selon ses fondateurs. "Développer l'analyse comparée, c'est faire progresser la scientificité de la science politique. Comparer permet d'expliquer les effets spécifiques des structures et des processus politiques indépendamment de leurs conditions d'environnement. La vie politique ne cesse par ailleurs de s'internationaliser. La politique comparée aide à mieux discerner ce qui relève des comportements généraux et des singularités. Elle offre de ce fait aux décideurs des bases plus sûres pour développer leurs politiques."

Première revue de politique comparée dans le monde francophone, elle permet à ses spécialistes d'atteindre une audience dans la communauté scientifique internationale tout en publiant dans leur langue. Elle souhaite visualiser l'effort qui se fait dans ce domaine - notamment dans les pays francophones -, et contribuer par là la marche cumulative de la science.

     La Revue bénéficie du soutien de l'Institut de Sciences Politique Louvain-Europe (UCL), des Instituts d'Études d'Aix en Provence, de Bordeaux et de Lille, du Programme de recherche sur la Gouvernance européenne (Université du Luxembourg) et de l'Université catholique de Lille. Elle est publiée avec le concours du CNRS français et du Fonds national de la recherche scientifique de la Communauté française de Belgique.

    Éditée par De Boeck Spérieur, la Revue est dotée d'un comité de rédaction dirigé par Virginie VAN INGELGOM et Karine VERSTRAETEN.

     Sa parution ne suit pas une périodicité régulière, bien que se voulant trimestrielle, et la revue alterne les numéros à thème et les Varia.

   Ainsi le numéro 2018/1-2 (volume 25), porte sur Liban, Syrie, Circulations et réactivations des réseaux militants en guerre, où plusieurs articles portent sur les conséquences de la guerre syrienne sur le Liban.

   Le numéro 2015/4 (volume 22) portait sur Après-guerre : mémoire versus réconciliation, avec un Avant-propos de Valérie ROSOUX, et des contributions de Philippe PERCHOC, Sarah GENSBURGER et d'Yves SCHEMEIL. On pouvait lire dans l'Avant-propos : "Après la guerre, les urgences se bousculent. reconstruire, gouverner, juger, se projeter à nouveau. Entre ces priorités difficiles à départager, une question s'immisce : comment passer de l'événement au récit quand il s'agit de dire l'horreur, l'abject, l'inavouable? Comment favoriser l'émergence d'un récit commun qui fasse une place à toutes les parties en dépit des conflits qui les ont déchirés? Telles sont les questions qui balisent un pan des recherches consacrées à l'après-guerre. Le terrain est en grande partie défriché. Il est traversé par une question fondamentale : peut-on "réparer l'histoire"? L'interrogation est à la fois politique et morale. Elle se décline sur tous les tons : comment "rectifier", "compenser", "restituer" après le crime? Comment prendre au sérieux l'injustice passée? Ce questionnement prend l'allure d'un défi qui s'apparente plus à un horizon d'attentes qu'à un plan stratégique - le premier demeurant dans le paysage, tandis que le second est en principe susceptible d'être atteint.

Pour faire face à ce défi, praticiens et chercheurs se positionnent souvent de manière normative. L'ambition de ce numéro spécial est différente. Plutôt que de suggérer un modèle qui relèverait d'une forme de prêt-à-penser post-conflit, il s'agit d'aborder la question de manière pragmatique. Les contributions rassemblées se concentrent sur le poids et les usages politiques du passé. C'est à partir d'une démarche comparative que chacune d'elle s'interroge sur les conditions de transformation des relations au lendemain de violences de masse. Il ne s'agit pas de dénoncer et de prescrire les bons/mauvais usages du passé, mais d'observer les positions de chaque partie en présence, pour mieux comprendre leurs interactions. C'est dans cette perspective que les contributions tentent d'éclairer l'une des tensions qui caractérisent tout contexte post-conflit, à savoir la tension mémoire et/ou réconciliation. Chacune d'entre elles proposent un format et un ancrage disciplinaires spécifiques, qu'il s'agisse de la sociologie politique de l'action publique, des relations internationales ou encore de la philosophie politique.

Les études de cas choisis renvoient à la fois à des situations de guerres civiles (Rwanda, Afrique du Sud, Liban) et de conflits internationaux (Seconde Guerre mondiale). certaines réflexions montrent d'ailleurs les limites d'une telle distinction. Chaque contribution décortique les dispositifs mis en place pour façonner les mises en récit publiques du passé. Loin de se concentrer sur l'aspect strictement historique des cas évoqués, le dossier s'interroge sur ce qui est publiquement "dicible" et donc négociable au lendemain de crimes de masse. ce faisant, il s'inscrit à maints égards dans le prolongement du dossier que la Revue internationale de politique comparée consacra à l'utilisation politique des massacres.(...)".

 

Revue internationale de politique comparée, Place Montesquieu, 1/7, Bte L2.08.07, B- 1348 Louvain-la-Neuve. www.uclouvain.be

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10 décembre 2019 2 10 /12 /décembre /2019 07:22

     Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ (de son vrai nom d'AUBIGNY, retranscrit par erreur), homme de guerre, écrivain controversé et poète baroque français, connu surtout pour Les tragiques, poème héroïque racontant les persécutions subies par les protestants, dont l'oeuvre a été ignorée de ses contemporains, n'a été redécouvert qu'à l'époque romantique, notamment Victor HUGO.

   Il fait pourtant partie des chefs de guerre, stratèges et écrivains militaires - comme Gaspard de COLIGNY, François de la NOUE, et aussi le maréchal  de Saulx-Tavannes qui compose des Mémoires dont son neveu Charles de Neufchaises tire un abrégé (Instructions et devoirs d'un vrai chef de guerre, 1574) et Blaise de MONTLUC - qui s'inscrivent dans la grande tradition, par seulement protestante d'ailleurs, des guerres de religion. Calviniste intransigeant, Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ soutient sans relâche le parti protestant, souvent en froid avec le roi Henri de Navarre, dont il est au début le campagnon d'armes. Après la conversion de celui-ci, il rédige des textes qui ont pour but d'accuser Henri IV de trahison envers l'Église. Chef de guerre, il s'illustre par ses exploits militaires et son caractère emporté et belliqueux. Ennemi acharné de l'Église romaine, ennemi de la Cour de France et souvent indisposé à l'égards des princes, il s'illustre également par sa violence, ses excès et ses provocations verbales.

    Dès le début de sa carrière, à l'exemple de son père Jean, converti au calvinisme, et qui participe au soulèvement protestant, Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ, marqué par les massacres de la Saint-Barthélémy, tout en feignant à la Cour d'être un courtisan catholique, et même en combattant par exemple en Normandie puis à la bataille de Dormans contre les protestants, oeuvre pour que le futur Henri IV ne suive pas une politique conciliatrice envers les catholiques. Sur cet aspect, les historiens ne se déterminent pas encore sur sa bonne foi ou une certaine duplicité. En tout cas, lors de ses nombreuses missions confiés par le futur Henri IV, il se brouille avec lui à cause de son caractère emporté et intransigeant.

Après la signature de la paix de Poitiers (1577) qu'il condamne, il quitte une première fois son maître. Blessé lors d'une bataille, c'est pendant sa convalescence de deux ans, selon lui-même, qu'il aurait commencé la rédaction de son grand poème épique sur les guerres de religions, Les Tragiques.

Il retourne à la Cour de Navarre en 1579, mais perd ses illusions, pendant les guerres de la Ligue, alors qu'il s'illustre de nouveau au combat, étant nommé par Henri de Navarre maréchal de camp en 1586, puis gouverneur d'Oléron et de Maillezais, puis vice-amiral de Guyenne et de Bretagne. Après l'assassinat du duc de guise en 1588, AUBIGNÉ reprend part aux combats politiques, et représente la tendance dure du parti protestant ("Les fermes"). Comme de nombreux protestants, il ressent l'abjuration d'Henri IV, en 1593, comme une trahison. Les divergences politiques et religieuses finissent par le séparer complètement du roi. Il est écarté de la Cour, dont il se retire définitivement après l'assassinat d'Henri IV en 1610.

   C'est désormais sur le plan littéraire qu'il continue son combat : il ridiculise à l'Assemblée des églises protestantes de Saumur, en 1611, le parti des "Prudents" dans Le Caducée ou l'Ange de la paix, achève les Tragiques, et est contraint de quitter la France en 1620, après la condamnation de son Histoire universelle depuis 1550 jusqu'en 1601 par le Parlement. il se retire à Genève pour publier l'essentiel de ses oeuvres. L'essentiel de cette oeuvre est polémique, en dehors de ses sonnets, stances et odes (Le Printemps, L'Hécatombe à Diane et les Petites oeuvres mesless, Méditations sur les psaumes, poésies religieuses...). Ainsi, il cherche à discréditer les vanités de la Cour royale et la religion catholique dans la Confession du Sieur de Sancy et Les Aventures du baron de Faeneste. Il écrit ses mémoires sous le titre Sa vie et ses enfants.

 

     Même lorsqu'il aborde sa carrière littéraire, Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ continue de s'intéresser aux affaires militaires. Comme LA NOUE, il porte un intérêt particulier à la préparation de la guerre. Mais il considère la personne du maréchal de camp, équivalent du chef d'état-major et chef suprême sur le terrain, comme facteur clé de la victoire. Sa vision du chef omnipotent annonce l'ère des "grands capitaines", qui voit son apogée lors de la guerre de Trente Ans - encore unconflit de caractère passionnel - au cours de laquelle s'affrontent des figures légendaires comme GUSTAVE-ADOLPHE, MONTECUCCOLI et WALLENSTEIN. Ces généraux lèvent, organisent et entrainent leurs armées, mais ils sont également capables de mener la charge à la tête de leurs troupes au cours d'une bataille. (BLIN et CHALIAND)

 

Théodore Agrippa d'AUBIGNÉ, Les tragiques, Gallimard, 1995 ; Histoire universelle, en 11 volumes, Éditions André Thierry, Genève, Droz, 1981-2000 ; Les Aventures du baron de Faeneste, Édition Prosper Mérimée, disponible sur le site gallica.bnf.fr. ; Oeuvres, sous la direction de Henri Weber et Jacques Balibé, Gallimard, La Pléiade, 1969 ; Écrits politiques, édition jean-Raymond Fanio, Paris, Champion, 2007.

Jacques BALIBÉ, Agrippa d'Aubigné, poète des Tragiques, Presses Universitaires de Caen, 1968. Marie-Madeleine FRAGONARD, La pensée religieuse d'Agrippa d'Aubigné et son expression, Paris, Didier, 1986. Madeleine LAZARD; Agrippa d'Aubigné, Fayard, 1998.

Eugène CARRIAS, La Pensée militaire française, Paris, 1960. LA BARRE DUPARCQ, L'Art militaire pendant les guerres de religion, Paris, 1864.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

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