Le cas français d'une glose sans fin au service d'une prophétie auto-réalisatrice est celle d'une stratégie nucléaire du faible au fort à laquelle les promoteurs et les défenseurs prêtent des vertus qualitatives qui doivent compensent une infériorité absolue en quantité. Impossible de rivaliser durant la guerre froide avec les stratégies nucléaires américaines et soviétiques, et sans doute demain, chinoises, mais il suffit de pouvoir causer des dommages irréparables pour dissuader n'importe quel adversaire sur-puissants. Il faut pour cela, quel que soit les attendus et les variantes des stratégistes professionnels ou non, que soit sauvegardé un niveau technologique minimum à la crédibilité d'une force dont tout le monde espère que personne ne s'en servira. Cette stratégie nucléaire dite de dissuasion, prônée plus ou moins complètement (et totalement) par les puissances nucléaires d'hier, d'aujourd'hui et sans doute de demain repose sur une perception commune dans le monde entier, que rien pourtant ne laisse supposer qu'elle le sera partout et toujours. Les stratégistes - minoritaires - qui pensent utilisation du feu nucléaire sur un champ de bataille eux-mêmes n'ont pas le moindre idée des conséquences de ce que pourrait être un guerre nucléaire. Et c'est invariablement, sur cette perspective de destruction totale que repose à la fois les progrès théoriques et pratiques des armements nucléaires et les dispositifs complexes de mise en oeuvre éventuelle.
En tout cas, dans le vaste "débat stratégique" dominant, il s'agit réellement d'une glose entre et à partir des travaux de quatre officiers (AILLERET, BEAUFRE, GALLOIS et POIRIER) qui ont pensé l'arme nucléaire de la France. A l'instar de François GERÉ, nous percevons effectivement ce débat plus que cinquantenaire maintenant, comme un cercle dont on ne sort pas, et cela au de plus en plus suivant que nous avons affaire à des textes officiels qui en reproduisent les résultats. Ces officiers, qui appartiennent à la même génération, se révèlent autant logiciens que pédagogues, pour diffuser à la fois chez les responsable politiques et dans l'opinion publique ce qu'est la stratégie nucléaire de la France. Chacun dans un registre personnel, propre aussi à certaines étapes du programme nucléaire français, apporte sa musique à un concert qui finalement apparait comme (trop?) harmonieux en abordant la quasi-totalité du champ stratégique. La révolution nucléaire, les moyens de se protéger, la question des capacités, l'invention même de cette stratégie de dissuasion, les "lois" de la dissuasion nucléaire, les problèmes de stabilité et d'escalade, les fondements logiques de cette dissuasion, le jeu du risque, des enjeux et des probabilités, l'interface politico-stratégique, la problématique de la crédibilité, les finalités politiques suprêmes, la question des alliances, la recherche de la dissuasion absolue, tout cela est abordé par AILLERET (1907-1968), BEAUFRE (1902-1975), GALLOIS (né en 1911) et POIRIER (né en 1918). Polytechnicien, le premier a plus volontiers exploré la stratégie nucléaire du point de vue de la technique appliquée et de la méthode de raisonnement tactique, le second a travaillé beaucoup sur l'interface entre stratégie et politique, plus classiques le troisième et le quatrième ont davantage recherché la formalisation théorique de la stratégie.
La révolution nucléaire
L'arme atomique apporte une puissance de destruction hors de proportion avec les moyens anciens, et opère une mutation, une discontinuité dans l'évolution des phénomènes militaires.
Même si leur aspect surprenant et spectaculaire frappent les esprits, l'arme nucléaire cependant, surtout avec le temps, s'inscrit bien dans une même logique d'accroissement des moyens violents d'imposer sa volonté à un adversaire ou même à un partenaire. il faut toujours avoir à l'esprit le même étonnement et la même surprise causée par l'apparition de la poudre à canon, qui faisaient écrire, de même à Nobel avec l'invention de la dynamite, que l'utilisation de ces nouvelles techniques ne se feraient jamais, tant les destructions paraissaient déjà dantesques. L'ingéniosité humaine à l'oeuvre dans les laboratoires d'armement, veut rapprocher les armes classiques des armes atomiques, par leur aspect destructif (voir la méga-bombe classique utilisée par les Américains il n'y a pas si longtemps...), sans avoir les effets radioactifs propre au nucléaire. Aussi, tous les commentaires, dont ceux d'AILLERET sur le saut qualitatif que représente l'arme atomique ne doit pas camoufler qu'est toujours à l'oeuvre cette logique-là...
Toujours est-il que l'aspect destructif et "bon marché" de l'arme atomique avait à l'époque et possède encore aujourd'hui (heureusement, par certains côtés), un aspect mythique, qui fait percevoir une nouvelle période, celle d'une ère nucléaire. Son potentiel de destruction fait de cette nouvelle arme une arme essentiellement politique, sa possession même, sa maitrise technique surtout, confère à la puissance qui devient atomique un aspect égalisateur à celle-ci, au niveau qualitatif, même si quantitativement, elle ne parvient pas à en construire autant que ses rivales sur la scène internationale.
L'arme nucléaire change les conditions de la guerre. Rien, souligne AILLERET, ne sera plus comme avant et cela contraint à changer jusqu'aux méthodes de raisonnement stratégique et tactique. De ce point de vue, le réflexe d'AILLERET, comme celui de GALLOIS, se réfère à la seule théorie qui correspond quelque peu à la décision par destruction du potentiel par bombardement massif au-delà des lignes de front. de l'italien DOUHET. Ils en examinent les effets pratiques au même moment, l'un dans le cadre des Armes spéciales dont il a la charge, l'autre au sein de l'OTAN. GALLOIS aboutit rapidement à l'obsolescence de cette conception : "En fait, l'association de l'avion et de l'explosif atomique permit de porter à distance de tels coups qu'aussitôt mis en pratique le "douhetisme" se trouva dépassé". AILLERET s'interdit d'allier si loin, qui se contente de répertorier aussi précisément que possible les formes d'opérations militaires (têtes de pont, fronts continus, concentrations de grandes unités, etc.) désormais interdites et se garde de conclure immédiatement sur un éventuel blocage des arsenaux nucléaires des adversaires. Circonspect à l'égard des premiers écrits de Henry KISSINGER dont il suit de près l'évolution théorique, il affirme pourtant dès mars 1958 la primordiale nécessité pour la France de "disposer d'une force de représailles nucléaires capable d'écarter dans le cadre du deterrent la menace d'une agression atomique ou d'une agression armée massive de tout autre type".
Les moyens de se protéger...
La réaction première des stratèges et stratégistes militaires fut de considérer les parades contre l'arme thermonucléaire. Tandis qu'aux États-Unis des hommes comme NITZE et Edward TELLER s'interrogeaient sur les conditions qui permettraient s'assurer la victoire américaine en cas de guerre nucléaire, en France on se livrait également à de très sérieuses spéculations, mais sur l'adaptation nécessaire des forces armées et des populations aux attaques atomiques.
Convergence jugée remarquable, les réflexions des quatre stratèges français les ont conduit à rejeter cette approche à la fois parce qu'elle n'exprimait pas une rationalité politico-stratégique suffisante pour toute puissance nucléaire ; ensuite, et a fortiori, parce qu'elle ne pouvait constituer un objectivement raisonnablement accessible pour les capacités limitées de la France.
Pour le général GALLOIS, "il n'existe que quatre types de protection possibles : la destruction préventive des armes adverses, l'interception des armes atomiques, la protection physique contre les effets des explosions, et la menace de représailles..."
Finalement, la base fondamentale de l'invention de cette nouvelle stratégie est la prise de conscience que la formidable capacité de destruction unitaire, ajoutée au fait balistique, ne laisse plus de place qu'à une défense par la menace de représailles. "Militairement, la politique de dissuasion a pour origine cette carence de la défense aérienne... à partir du moment où le pouvoir de destruction d'un seul projectile est un multiple élevé de ce qu'il était auparavant, la défense est inefficace et la menace de représailles doit lui être substituée" (GALLOIS). S'il est bien exact, comme le soutient TELLER, que l'homme est capable "d'absorber" des dommages parfois beaucoup plus élevés que ce que l'on pouvait imaginer, et c'est incontestablement la leçon de l'échec des bombardements "stratégiques" ou de terreur de la Seconde Guerre mondiale, en revanche, le taux d'échec d'une défense antimissile qui ne peut jamais atteindre les 100% devient rapidement insupportable à l'ère nucléaire.
Sur un plan plus nettement politique, la possession de l'arme nucléaire ou sa non-possession modifie le statut des États. Dès 1950, selon AILLERET, il est clair que disposer de l'arme atomique reviendrait à la France à "être la plus forte possible ; à disposer d'une défense relativement indépendante, c'est-à-dire rester un pays libre de son destin... et cet armement lui donnera des armées d'une grande puissance".
Il faut noter, par ailleurs, que le débat stratégique au sommet de l'État et dans ceux qui s'y intéressent dans l'opinion publique, tend à prendre une tournure technico-stratégique, plus qu'opérationnelle et concrète. Car la France est un pays où l'anti-américanisme et l'anti-communisme traversent les partis, les générations et les populations. Ce qui donne à la doctrine officielle adoptée seulement au retour du général de GAULLE au pouvoir, car entre-temps, il faut techniquement mettre au point l'arme atomique, avec tous les essais (au Sahara) et toutes les conditions de lancement (maitrise de trajectoire...), et cela va mettre au moins une vingtaine d'années..., une tonalité "tous azimuts" dans une doctrine (voir le Livre de la défense...) où l'ennemi n'est pas nommé.
La question des capacités...
Une fois posée la nécessité de posséder cette arme nucléaire continuer de jouer un rôle sur la scène internationale (déjà que cela a été un résultat difficile d'une politique pour être à la fin de la seconde guerre mondiale du côté des vainqueurs, à l'inverse d'une position officielle de l'État français durant quatre ans...), AILLERET et GALLOIS eurent à mener campagne contre une foule d'objections de toute nature dont le premier fournit, dans ses Mémoires, un relevé assez complet :
- L'arme atomique a une très grande puissance dont il convient de se garder par toutes les mesures appropriées, mais elle reste soumise aux règles classiques de la stratégie et de la tactique.
- Nous serons toujours très en retard. Une dizaine de petits engins explosifs ne pèseraient rien face aux arsenaux des grandes puissances.
- Le programme nucléaire militaire retarderait voire interdirait le développement des programmes civils.
- Par la déclaration Parodi devant les Nations Unies, en juin 1946, la France a renoncé à l'utilisation militaire de l'atome.
- Nous sommes protégés par les armes américaines, les grosses dépenses doivent aller à la protection civile.
- De toute façon, la France n'a ni les moyens financiers, ni les moyens énergétiques en suffisance pour se lancer dans un programme d'armements nucléaires.
La réflexion des quatre hommes s'unit sur les mêmes vérités premières, les mêmes raisons logiques, les mêmes aberrations. Même si périodiquement reviennent ces fausses innovations que seuls leurs promoteurs croient nouvelles. Ainsi du chimique dont a a parlé comme du "nucléaire du pauvre", ainsi, de la prétendue révolutions de la précision et des armes "intelligentes". Loin de dénier l'importance de ces évolutions techniques, GALLOIS en tire au contraire argument. Le renforcement de la précision est d'abord celui des forces nucléaires signifiant l'affaiblissement croissant des forces classiques, donc l'impossibilité de se fonder sur elles pour garantir la sécurité de l'Europe. Les nouvelles doctrines OTAN constituent donc pour le général GALLOIS autant de scénarios inadéquats, et seul le renforcement de la dissuasion par l'accroissement des moyens de frappe nucléaire serait en mesure d'apporter la sécurité face au dispositif soviétique.
Voilà donc pour ce qui est de la continuité. Elle se combine évidemment avec la conjoncture. De 1950 à 1958, AILLERET et GALLOIS pensent dans un contexte particulier et s'adressent à des interlocuteurs spécifiques : les décideurs militaires et surtout politiques qu'il s'agit de convaincre de la nécessité et de la possibilité d'en doter la France (GALLOIS "instruit" aussi bien Guy MOLLET que de GAULLE, le général POIRIER "INITIA" Georges MARCHAIS (Parti communiste français) comme les bon évêques).
L'invention d'une stratégie de dissuasion nucléaire française
Pour le général BEAUFRE, "on demandera à la dissuasion d'abord de maintenir la paix et le statu quo territorial, mais on lui demandera aussi d'empêcher telle ou telle action adverse, de limiter l'étendue ou l'intensité des conflits, voire éventuellement de paralyser toute action adverse à une nation amie. Ce rôle protéiforme de la dissuasion, depuis l'intention la pus défensive jusqu'à son influence au profit d'actions foncièrement offensives, oblige à reconnaître et à délimiter aussi exactement que possible les véritables pouvoirs de la dissuasion."
Le retour sur la généalogie française du concept de dissuasion nucléaire intéresse beaucoup, selon François GERÉ, qui envisage trois de ses aspects.
1 - la définition du concept par rapport à d'autres notions voisines de coercition, persuasion, etc. ;
2 - la valeur nouvelle prise par le concept de dissuasion dès lors que c'est l'arme nucléaire, elle et nulle autre qui sert la dissuasion ;
3 - la position de la dissuasion nucléaire par rapport à la stratégie générale de la France et, plus théoriquement, par rapport à toute stratégie militaire.
1 - C'est par une distinction entre coercition et dissuasion que je général BEAUFRE introduit son étude de la dissuasion : "Toute action de coercition (et en particulier la guerre) vise, par l'emploi de divers moyens, un objectif psychologique positif en forçant une puissance, par sa capitulation, à prendre la décision de renoncer à s'opposer à son adversaire. La dissuasion au contraire, vise à empêcher une puissance adverse en présence d'une situation donnée, de prendre la décision d'employer les moyens coercitifs (violents ou non) en lui faisant craindre l'emploi de moyens coercitifs existants." Définition qu'il faut comparer aussitôt avec une seconde, du même auteur : "L'objet de la dissuasion est d'ordre psychologique : il s'agit de faire renoncer l'adversaire à prendre la décision d'intervenir. Cet objet est moins radical que celui de la guerre qui vise à faire prendre la décision de capituler. Par contre la guerre dispose du moyen de pression que constitue l'emploi des forces, tandis que la dissuasion doit obtenir ses effets par la simple menace d'emploi des forces." Ainsi, la comparaison de ces deux premières définitions permet de dégager l'importance de trois éléments : le caractère éminent du facteur psychologique ; la positivité du but de la coercition qui s'oppose au caractère négatif du but de la dissuasion ; la capitulation comme critère de réussite de l'action de coercition procède d'une conception de la guerre totale à but absolu qui, sans être particulière au général BEAUFRE, puisque aussi bien il l'emprunte à de LATTRE, lui-même influencé par LUDENDROFF, oriente l'ensemble de ses analyses selon une perspective remarquable. Dissuader consiste donc à s'opposer au projet d'autrui et à le conduire au renoncement de son action. Contraindre c'est, au contraire, amener à renoncer à s'opposer à son action.
L'opposition établie par le général BEAUFRE entre situation de non-guerre et situation de guerre le conduit à séparer l'emploi effectif de la force et la menace d'emploi. Toutefois, la coercition peut aussi bien s'exercer par la seule menace d'emploi. C'est le cas si fréquemment évoqué de Hitler devant la Tchécoslovaquie. Conscient de la difficulté, le général BEAUFRE précise : Si la dissuasion se limite à empêcher un adversaire de déclencher sur soi-même une action que l'on redoute, son effet est défensif, tandis que, si elle empêche l'adversaire de s'opposer à son action que l'on veut faire, la dissuasion est alors offensive. Mais qu'est-ce que cette dissuasion offensive, sinon une coercition? La difficulté est levée avec l'introduction par Lucien POIRIER d'une catégorie absolument fondamentale : l'antinomie entre emploi et emploi virtuel. "Il importe donc, dit ce dernier, de distinguer rigoureusement la stratégie de dissuasion et celle de défense active qui suivrait son échec ; d'éviter le glissement qui trop souvent intègre la seconde dans la première."
Cela signifie que, pour chaque mode stratégique, aussi bien l'action que la dissuasion, il peut y avoir chaque fois ce qu'on peu appeler, dixit François GERÉ, deux dimensions : l'une où l'effet physique est représenté, l'autre où il est actualisé. Cela est fondamental puisque la dissuasion nucléaire s'autonomise par rapport à tout ce qui n'est pas encore ou tout ce qui adviendrait en dehors de sa sphère d'influence (ou domaine). Nous ne savons donc rien de ce que serait l'échec de la dissuasion, parce que l'emploi réel des forces ferait basculer la situation stratégique dans une autre dimension (comme le rêve et la réalité). En effet une fois la dissuasion violée, et plus grave encore, une fois la représaille essuyée par l'adversaire, nous ne savons rien de son comportement. Pourquoi rispoterait-il? "Certes l'URSS pourra toujours, si elle le veut "vitrifier" notre territoire... Mais est-ce un but politique rationnel?... Dans ces conditions il est faux (GERÉ le souligne) de prétendre que le dissuadeur ne saurait décider rationnellement sa riposte massive, parce qu'il devrait compter avec une inévitable contre-réaction de l'agresseur", ajoute Lucien POIRIER.
Faisons là la parenthèse obligée : tout est basé sur la détermination de la France, et un autre cas de figure peut se présenter. La dissuasion nucléaire ne se joue pas seul. L'adversaire aussi n'ignore pas les ressorts de la peur d'une destruction. L'échec de la dissuasion peut tout aussi bien signifier l'abandon en rase campagne du combat... par la France. C'est dire que du côté des armements nucléaires, il se peut qu'il ne se passe rien dans une guerre, qui redevient alors tout-à-fait classique... C'est un scénario, celui de l'échec de volonté de la part de la France, qui est, pour les quatre théoriciens et d'ailleurs pour la très grande majorité des penseurs sur la question, qu'ils soient en poste ou pas, rigoureusement impensable... donc impensé!
C'est donc dans la droite ligne de BEAUFRE que s'inscrit Lucien POIRIER lorsqu'il énonce encore : la dissuasion se donne pour fin de détourner autrui d'agir à nos dépens en lui faisant prendre conscience que l'entreprise qu'il projette est irrationnelle (...) transposée dans l'âge nucléaire (...) la stratégie de dissuasion nucléaire est un mode préventif de la stratégie d'interdiction qui se donne pour but de détourner un candidat-agresseur d'agir militairement en le menaçant de représailles nucléaires calculées de telle sorte que leurs effets physiques probables constituent, à ses yeux, un risque inacceptable eu égard aux finalités politiques motivant son initiative".
2 - Pour le général GALLOIS, il n'est de dissuasion que nucléaire. Soucieux de la situer dans sa totalité stratégique, le général BEAUDRE oppose le calcul du risque classique fondé sur la crainte d'être vaincu par rapport à l'espérance de victoire dialectique fondant une dissuasion qui "tend à être instable dès que les espérances du succès cessent d'être d'être minimes". Par opposition à son avis, la dissuasion nucléaire a pour base "la certitude des destructions qu'entrainerait l'emploi de ces armes... c'est cette menace de destruction qui crée la dissuasion à cause de la valeur certaine du risque qu'elle comporte".
"Prise dans son acception courante, la dissuasion est une forme tactique ou stratégique banale et aussi ancienne que les conflits. En effet, l'interdiction des actions positives adverses peut toujours adopter deux formes : la défense, c'est-à-dire la réaction effective, par engagement de forces, aux actions ennemies ; la dissuasion par déploiement d'armées dont les capacités affichées semblent telles que l'ennemi, conscient de l'inégalité des forces en présence ou de son insuffisante supériorité, est conduit à renoncer parce que la probabilité de conquérir l'enjeu lui parait trop faible."
Même si comme le dit POIRIER, la dissuasion a existé de tout temps, elle est surtout une redécouverte de la fin du XXe siècle. Elle ne s'énonce que parce qu'on l'associe au renouveau des conceptions politiques de stabilité par équilibre des puissances (balance of power). Avec le succès final de 1914 qui fonde la critique de POIRIER, cette conception n'a jamais conduit qu'à la course aux armements en vue de la recherche de la supériorité ou de la compensation de l'infériorité (supposée), ou bien encore à des décisions fondées sur un sentiment de confiance en la qualité de sa compétence dans l'art de la guerre. Si bien que l'on peut considérer que la dissuasion, en tant que mode de prévention de la guerre, n'a jamais été qu'une vue de l'esprit contemporain incapable de l'inscrire dans les faits jusqu'à l'apparition des armes nucléaires.
3 - Action et dissuasion, tel est le diptyque formant l'unité stratégique selon le général BEAUFRE. Pour le colonel POIRIER, "la dissuasion nucléaire ne saurait résumer, à elle seule, la stratégie militaire d'aucun État." Cela correspond à la "nature dualiste de toute stratégie militaire cohérente qui compose toujours l'interdiction des actions adverses visant nos intérêts (but négatif) et l'action soutenant les nôtres (but positif)". Cette conception est à entendre à tous les niveaux de ce que POIRIER nomme structure politico-stratégique.
Les lois de la dissuasion nucléaire...
Pierre GALLOIS présente ces lois, qui selon lui, gouvernent le fonctionnement de la dissuasion nucléaire. Conclusions de plusieurs années d'étude et de responsabilité de la conception du programme de planification stratégique de l'OTAN. Il pose ces règles fondamentales : "Aujourd'hui, l'armement nucléaire pose de manière entièrement nouvelle le classique problème de la guerre :
- Entre l'enjeu convoité et le risque à courir pour l'emporter en usant de la force, il n'y a plus aucune commune mesure...
- Une certaine égalité peut être établie entre les peuples. En matière de Défense et de Sécurité, il ne peut plus y avoir de nations fortes et de nations faibles...
- Parce que de nouvelles armes, fondées également sur le principe de la fission de l'atome, mais de plus faible puissance commencent à figurer dans les panoplies des deux Grands, le concept de dissuasion s'applique non seulement à la défense d'enjeux d'importance majeure mais aussi aux conflits seconds...
- En associant l'explosif thermonucléaire au missile balistique à grande portée, les techniciens ont créé une arme actuellement imparable... Aussi, l'avènement des missiles balistiques à ogives thermonucléaires ne facilite pas l'agression, mais au contraire, permet que, moyennant certaines précautions, elle devienne à peu près irréalisable."
La dissuasion française serait "proportionnelle" et le pouvoir de l'atome "égalisateur". le développement de la capacité offensive balistico-nucléaire paralyse l'agression, dans l'ensemble des théâtre de l'affrontement.
Cette dissuasion, selon GALLOIS, "peut être assimilée à un produit de deux facteurs dont l'un, purement technique, représente la valeur opérationnelle des moyens militaires utilisés pour exercer la représaille, et dont l'autre, subjectif, exprime la volonté de la nation menacée d'user de la force plutôt que de composer." Même approche chez BEAUFRE, pour qui "la dissuasion repose sur un facteur matériel... et un facteur psychologique beaucoup plus important et beaucoup plus impondérable."
Ni l'un ni l'autre ne parlent du second facteur comme étant "politique". En fait, il comporterait une forme opérationnelle qui relève effectivement de l'action psychologique, mais, dans la mesure où elle met en jeu la volonté nationale et la résolution du chef de l'État, elle présente un caractère hautement politique.
Le premier facteur comprend ce que BEAUFRE nomme "modalités de la stratégie atomique", soit "une grande puissance de destruction, une bonne précision et une bonne capacité de pénétration". Ces caractéristiques ont pour but de garantir le franchissement des capacités de protection de l'adversaire. Le général GALLOIS précise encore les propriétés de la "force de frappe", ajoutant qu'elle devra être "capable d'échapper à la destruction si elle est attaquée par surprise sur ses bases, conçue pour franchir les défenses adverses, et organisée de manière qu'une certaine automaticité décide de son emploi" et qu'elle "devrait encore représenter une quantité de destruction suffisante pour que l'éventuel agresseur la redoute".
Le second facteur est psycho-politique : la "rare volonté", c'est la problématique de la crédibilité qui est une composante "technique" de la dissuasion nucléaire, mais qui touche aussi au politique. Quant à l'opinion publique, un effort absolument constant doit être fait afin de maintenir par d'invisibles liens psychologiques l'adhésion nationale à la stratégie mise en oeuvre.
Reste un dernier problème, essentiel : Sur quoi faire porter la menace?. Le débat est bien connu : anti-forces ou anti-cités? On doit constater ici la remarquable convergence des quatre stratèges pour qui, compte tenu de la position française, il ne saurait être question d'autre chose que d'une capacité de représailles contre ce que GALLOIS nomme parfois les "oeuvres vives" et POIRIER la "substance même" de l'adversaire. Celui qui ne dispose que de moyens réduits recherche nécessairement, dans une stratégie en mode virtuel, à brandir la menace du plus grand mal possible qu'il peut infliger. Pour le général GALLOIS, il s'est toujours agi de "tirer le meilleur de l'atome : qu'il impose la non-guerre dans l'inégalité des potentiels de destruction. La notion de suffisance étant substituée à celle d'abondance".
Problèmes de stabilité et d'escalade
Les études de l'Institut Français d'études stratégiques dirigé par le général BEAUFRE ont mis l'accent sur la question de la stabilité de la dissuasion nucléaire, et, à la suite des recherches américaines - dont il faut dire qu'elles prennent toutefois une direction bien différente de la perspective française - surtout celles de l'Hudson Institute de Herman KAHN, sur les problèmes d'escalade sur lesquels la crise de Cuba avait attiré l'attention - dans un cadre stratégique général. On retient avec François GERÉ quelques propositions qui étayeront et guideront l'évolution de la pensée stratégique française. Ainsi, "l'évaluation de la stabilité nucléaire dépend de la dialectique des deuxièmes frappes, c'est-à-dire de la comparaison entre l'efficacité des ripostes des deux adversaires". Il apparait de ce fait que la conservation d'une capacité de représailles joue un rôle essentiel. Et dans la mesure, précise BEAUFRE, où cette "deuxième frappe doit être en priorité anti-ressources", elle autorise un État disposant de moyens même limités à exercer une dissuasion suffisante. Car "les situations instables n'existent que si le risque de riposte est nul ou très faible. Dès que le risque de riposte cesses d'être faible, on se trouve dans ces situations de stabilité plus ou moins absolue"... encore nommée "stabilité relative". Autre conclusion d'une grande importance, l'excès de stabilité peut conduire à produire l'effet inverse de celui qu'on recherchait. En effet, la paralysie mutuelle au niveau nucléaire laisse une marge de manoeuvre indirecte considérable, en particulier au niveau de la guerre classique, pourvu qu'elle reste limitée. En sorte que l'excès de stabilité sommitale provoque l'excès d'instabilité aux niveaux inférieurs. Comment éviter cette situation paradoxale? D'une part en établissant une relation entre le niveau nucléaire et le niveau classique : "il est indispensable que ce niveau soit rendu complètement solidaire du niveau nucléaire par la menace d'emploi des armes atomiques tactiques. Ce n'est qu'à ce prix - et à ce risque - que la dissuasion nucléaire peut être pleinement efficace sur le niveau classique."
Ambivalence donc et réversibilité des effets. Telle est bien la nature du mécanisme chargé d'organiser cette descente de la stabilité nucléaire vers le niveau classique, à savoir l'escalade.
Dès lors qu'on a admis la stabilité nucléaire et la paralysie résultant de la parité des forces de riposte des deux adversaires (postulat que récuse GALLOIS... et bien d'autres), il convient de pouvoir contrôler les situations de conflit dans les niveaux inférieurs de façon à éviter que leur dégénérescence involontaire et imprévisible ne vienne soudainement affecter la stabilité nucléaire et placer au bord de ce gouffre de la guerre nucléaire totale que l'on cherche à éviter. Le développement volontaire dans le domaine du virtuel de la stratégie de dissuasion, permet de stabiliser les niveaux inférieurs en organisant la représentation pour l'adversaire des risques qu'il encourrait à provoquer par une première action au niveau inférieur la remontée des divers barreaux de l'escalade conduisant à la guerre nucléaire totale.
Sur les fondements logiques de la dissuasion nucléaire
Dans toute la littérature sur la stratégie nucléaire française, ses théoriciens se targuent d'être très logique, énonçant à longueur de colonnes ce qu'ils appellent les fondements logiques de la dissuasion nucléaire. "L'agression atomique devrait conférer à celui qui s'y résout de bien considérables avantages pour les pays d'un tel prix", écrit GALLOIS. De son côté, POIRIER croit "en une vertu rationalisante de l'atome, en une sorte de grâce d'état accordée aux hautes instances politiques et stratégiques des puissances nucléaires et qui, dans un univers gouverné par l'intérêt bien compris, devrait tempérer les écarts de leur imagination et régulariser les inévitables processus conflictuels... Pratiquement, et si l'on suspend tout jugement moral, le seul critère de rationalité applicable aux conduites humaines, en politique comme en tout autre domaine de l'activité individuelle ou collective, est celui de l'intérêt".
Pour le général BEAUFRE, "lors intervient un second degré de persuasion fondé cette fois au contraire sur l'irrationalité... C'est qu'en réalité l'élément décisif repose sur la volonté de déclencher le cataclysme. Faire croire que l'on a cette volonté est plus important que tout le reste". En réalité, lorsqu'il parle de "fou" et d'irrationalité, BEAUFRE renvoie pour François GERÉ, mais sans le dire, aux modèles de théorie des jeux américaines du type chicken game où il s'agit de faire croire que l'on pourrait bien être assez fou pour affronter sa propre mort.
Logique probabiliste, enjeu, risque...
"La force de frappe peut être proportionnelle à la valeur de l'enjeu qu'elle défend... à l'âge de l'explosif nucléaire, les périls d'une politique d'expansion usant de la force ou de la menace d'y avoir recours, sont assez grands pour que les risques courus soient constamment comparés à la valeur des buts que poursuit cette politique", écrit POIRIER. Mais poussant le raisonnement jusqu'à ses limites, il envisage le cas où "le fort attache une valeur vitale à la possession" (du faible). "Dans l'hypothèse extrême, précise-t-il, d'une lutte décisive pour l'hégémonie avec l'autre Grand, il pourrait alors accepter le risque de représailles du faible ; et c'est l'un des cas limites où la dissuasion nucléaire du faible au fort n'est pas concevable." On a vu toutefois que la propriété de l'arme atomique est de contraindre le candidat agresseur à prendre en compte la notion de risque comme jamais auparavant on ne l'avait fait. D'où l'importance de la loi de l'espérance politico-stratégique qui procède, selon son créateur, Lucien POIRIER, de l'inversion de la procédure décisionnelles traditionnellement à l'oeuvre dans le cacul stratégique : "Une entreprise politico-stratégique n'est rationnelle que si l'espérance politico-stratégique est positive ; si l'espérance de gain attachées à son projet est, dans le moment de la décision et demeure, durant l'exécution, supérieure aux risque consécutifs aux oppositions qu'elle rencontrera nécessairement dans le champ de la compétition, de la concurrence, voir du conflit armé."
L'énoncé recourt à la logique probabiliste. Cette dimension, aussi fondamentale que la distinction entre réel et virtuel qu'elle complète, introduit un facteur essentiel : l'incertitude. "C'est en fin de compte l'incertitude qui constitue le facteur essentiel de la dissuasion. Aussi doit-elle faire l'objet d'une tactique particulière dont le bue est de l'accroître... il faut absolument éviter toute action ou toute déclaration qui viendrait lever l'une des hypothèses que l'adversaire peur craindre."
Aussi; dans la manoeuvre psychologique pour la dissuasion, le facteur déclaratoire joue donc un rôle essentiel. Non seulement parce qu'il est "pédagogie" à l'égard de l'adversaire, mais aussi parce qu'il dit la liberté du dissuadeur.
"Ne comparer que l'enjeu et le risque entendu dans le sens de coût, écrit POIRIER, c'est évacuer les facteurs de probabilité, donc les incertitudes, et prêter le flanc à ceux qui, ignorant l'essence de la stratégie, identifient crédibilité à certitude. Il précise : "On commet une erreur quand on assimile la stratégie nucléaire à une défense de "ligne Maginot" ; celle-ci visait à réduire les incertitudes dans le calcul prévisionnel et la conduite des opérations du défenseur ; celle-là se fonde, au contraire, sur une dialectique des incertitudes."
L'architecture logique de la stratégie de dissuasion nucléaire du faible devant le fort apparait alors comme la résultante d'une double mutation du calcul stratégique sous l'effet des propriétés de l'arme nucléaire.
- il doit intégrer le risque au lieu de l'écarter ;
- il doit intégrer la contrainte d'une interrogation permanente sur les conditions politico-stratégiques d'occurrence du risque.
Cette conjonction rend compte de l'efficacité inhibitrice absolument exceptionnelle de l'arme nucléaire et de la stratégie de dissuasion qui la met en oeuvre. Reste à savoir si, au-delà du domaine de la stratégie d'interdiction, les propriétés des armes nucléaires, du seul fait de leur possession, sont susceptibles d'effets et lesquels.
"L'effet dissuasif escompté de la menace de réaction nucléaire à une initiative adverse, c'est la combinaison d'une certitude et d'une incertitude : certitude partagée par tous les États, quant à l'existence permanente d'un risque nucléaire prohibitif, d'une possibilité d'action dont l'existence soudaine et imparable ne serait jamais tout à fait improbable dès lors que seraient remplies les conditions politico-stratégiques la justifiant ; incertitude sur la nature exacte de ces conditions et sur le moment critique où l'un des adversaires les jugerait remplies et où le risque s'actualiserait", écrit encore POIRIER.
Pour comprendre complètement ce rôle décisif de l'incertitude, on considérera qu'elle fonctionne par rapport à deux objets fondamentaux. D'une part l'architecture de la relation entre les duellistes, d'autre part, elle gouverne l'inscription opérationnelle ou, si l'on veut, le transfert sur un théâtre d'opérations de cette relation d'incertitude conflictuelle. Ce transfert est pris en compte chez POIRIER par le concept de seuil critique d'agressivité. "C'est le concept central de la dissuasion du faible au fort : le seuil d'agressivité critique dont le franchissement justifierait le faible d'exécuter sa menace." "La stratégie de dissuasion nucléaire du faible au fort s'identifie à une dialectique des incertitudes entre candidat agresseur et dissuadeur : si les opérations militaire devaient être engagées et se développer dans l'espace non sanctuarisé, chacun des duellistes sait qu'un seuil existe, qui déterminera leurs décisions irrévocables, et que la situation concrète le fera émerger dans la plage d'incertitudes."
"Le concept d'incertitude est un des plus difficiles à manipuler pour le non-spécialiste". Par cette phrase, François GERÉ semble estimer que le citoyen non-spécialiste justement n'a pas à s'y intéresser et encore moins à entrer dans une discussion avec les spécialistes, dont il fait bien entendu partie... Pour se faire comprendre, cet auteur continue : "Ainsi emploie-ton des forces réelles capables de produire des effets physiques concrets au service d'un but stratégique qui se situe dans l'ordre du virtuel et qui, lorsqu'il réussit, conduit au maintien d'un but politique réel, parfaitement concret, qui est le ,non-déclenchement du conflit. Cette difficulté est renforcée par la façon dont POIRIER lui-même développe le concept de seuil d'agressivité critique en distinguant de façon très clausewitzienne le seuil "selon son concept" qu'il nomme théorique et un seuil critique dit "concret". S'il est possible d'établir une notion théorique de seuil, l'affaire est tout autre dès lors que l'on passe à l'inscription opérationnelle de l'affrontement des volontés et des forces et qu'il fait considérer le hic et nunc dans lequel se nouerait le passage du virtuel au réel." "Afficher, écrit POIRIER, cité toujours par GERÉ, en temps normal un seuil défini serait, pour le dissuader, autoriser l'agresseur à agir impunément jusqu'à sa borne... C'est pourquoi la théorie suggère que, pour l'information permanente d'un éventuel agresseur, le dissuadeur ne peut afficher en temps normal... que le seuil théorique s'indentifiant à l'interface des espaces sanctuarisé et non sanctuarisé."
Le seuil d'agressivité critique forme à la fois la liaison entre politique et stratégie et s'achève de "boucler" la logique de la dissuasion nucléaire du faible au fort. Le seuil critique d'agressivité, selon POIRIER, "est dérivé de celui d'intérêt vital , celui-ci est déterminant celui-là... seuil critique et intérêt vital sont deux interprétations d'une même réalité : la première en langage stratégique, la seconde en langage politique. Toutes deux expriment d'abord la loi de l'espérance de gain politico-stratégique". L'étroit emboîtement des concepts fondamentaux nous conduit au niveau ultime de la structure.
Avant d'en arriver-là, il convient de noter que dans la réalité, les responsables en charge de la défense de la France entendent toujours lier le vraisemblable de la menace de représailles à leur volonté de dissuasion. En oeuvrant toujours à perfectionner les armements nucléaires, instruments indispensables. Sans performances techniques - toujours d'ailleurs mieux connues des adversaires potentiels que de l'opinion publique - il n'est pas possible de garder constamment à l'esprit de ces adversaires la stratégie de dissuasion nucléaire.
La grammaire théorique liée toujours aux réalisations matérielles...
Comme l'écrit Nicolas ROCHE, apprendre ou "réapprendre la grammaire du nucléaire, disposer des outils d'analyse" et ajouterions-nous pour le spécialiste comme pour le non-spécialiste, "permettant de mieux réfléchir à sa place dans les politiques de défense contemporaine et les conflits futurs, c'est d'abord avoir une vision la plus claire possible de l'histoire nucléaire française. Bien des choix faits dans les années 1950 et 1960 (et notamment par le jeu rhétorique des quatre théoriciens cités dans cet article), puis au tout début des années 1990, conditionnent aujourd'hui encore la structure de la défense de ce pays. Bien des circonstances historiques, de la débâcle de juin 1940 à la crise du canal de Suez en passant par la défaite de Bien Bien Phu, expliquent la relation spécifique que conserve l'opinion publique française à la dissuasion."
Connaitre ces évolutions du programme nucléaire français éclairent l'effectivité de la stratégie nucléaire, en même temps qu'elles jettent la lumière sur des décalages constants de la théorie et de la pratique, la stratégie déclaratoire qu'est la stratégie nucléaire voyant son caractère déclaratoire justement prendre le pas sur les mises en place réelles des outils matériels. Les théoriciens, dans leurs raisonnements, sont pris dans une logique qui les lie et les distancie en même de cette réalité. Accrochés aux nécessités stratégiques (ces fameux intérêts vitaux), dans un rapport polémique avec les stratégies elles-mêmes affichées par les deux Grands que sont les États-Unis et l'Union Soviétique, ils produisent constamment des discours, parfois auto-justifiants - qui sont parfois durs à tenir devant les évolutions technologiques des armements, mais qui persistent, de Livre Blanc en Livre Blanc, dans l'énoncé des doctrines officielles. Les contestations de ces discours, qu'ils proviennent des opposants aux principes mêmes de la dissuasion nucléaire, opposants à l'arme comme à la doctrine d'emploi, ou des "techniciens" qui veulent adapter à tout prix cette doctrine nucléaire aux évolutions technologiques, notamment par la réintroduction de l'arme nucléaire (étant donné que les premières doctrines d'emploi relevaient effectivement du champ de bataille) dans le combat. Les armements nucléaires tactiques et les armes dites non-stratégiques (pas par tout le monde d'ailleurs) sont le produit de ces évolutions technologiques contre les effets desquels nos quatre théoriciens français se battent...
François GERÉ, Stratèges français du nucléaire, dans Dictionnaire de la stratégie, Sous la direction d'Arnaud BLIN et de Gérard CHALIAND, tempus, 2016. Nicolas ROCHE, Pourquoi la dissuasion, PUF, 2017.
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