Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
10 février 2010 3 10 /02 /février /2010 10:54
         Le livre très facile à lire de l'enseignant d'anthropologie au Collège François Xavier-Garneau, au Québec, déjà auteur de L'apprentissage du racisme dans les manuels scolaires de 1990, dépasse ici le domaine scolaire, même s'il s'y réfère encore souvent, pour montrer combien le racisme, le paradigme racialiste, imprègne nos mentalités.
    
      Dans sa propre présentation, on peut lire : "Sur une scène sociale où l'on continue de proclamer la mort des idéologies, la démarcation entre tenants et adversaires du racisme reste le clivage qui départage le plus radicalement des visions du monde opposées au sein de groupes de personnes qui ont pourtant en commun tout le reste de leur culture. Cette ligne de démarcation passe souvent en plein centre d'un département universitaire ou hospitalier, d'un quartier de classe moyenne ou d'un club de pétanque. Rien n'est plus étonnant que ce dialogue de sourds entre personnes qui utilisent le même langage, qui se réfèrent aux mêmes éléments significatifs de l'histoire, de la biologie ou de l'économique, mais qui s'opposent systématiquement sur la valeur de ces éléments et, en définitive, sur le sens profond de l'aventure humaine."
      L'auteur, devant ce phénomène social, entend mettre à jour dans toute son ampleur, à travers une lecture de textes scolaires, universitaires, de recherche, ou même institutionnels..., une identité de l'homme occidental qui se fonde sur une vision d'une distinction radicale entre nous et eux. Même dans les attitudes les plus progressistes, même chez ceux qui affirment l'unicité de l'espèce humaine, à un certaine moment, s'effectue une bifurcation entre ceux qui ont suivi le modèle occidental, ceux qui évoluent vers le progrès, ceux qui bénéficient des bonnes terres et de la bonne culture... et les autres. On peut regretter que l'auteur n'aille pas beaucoup plus loin que ce constat, mais son livre sonne comme un appel à la vigilance constante. En tout cas très loin d'une pensée molle qui aplani tout dans un consensus trompeur d'antiracisme.

Denis BLONDIN, Les deux espèces humaines, Autopsie du racisme ordinaire, L'Harmattan, 1995.
 
Relu le 29 octobre 2019
 
 
Partager cet article
Repost0
9 février 2010 2 09 /02 /février /2010 15:24
           Cet essai de 1853 de Joseph Arthur de GOBINEAU (1816-1882) constitue le type même d'oeuvre qu'il faut lire pour se rendre compte réellement de la source d'inspiration de nombreux racismes. En langage stratégique, en faire la lecture, c'est connaître mieux l'ennemi. et de façon plus générale, c'est aussi prendre conscience qu'un bon style littéraire joint à une présentation scientifique de lieux communs éloignés de la réalité peut faire d'importants dégâts dans la connaissance de cette réalité. Et aussi comment une oeuvre déjà à prétention scientifique peut être détournée de l'esprit de son auteur, ici d'un pessimisme si radical qu'il en empêche toute prescription et même toute action politique de type raciste, beaucoup plus moderne finalement que ses contemporains.
L'histoire des théories d'Arthur de GOBINEAU pourrait être bien celle de leur déformation sous l'influence des milieux wagnériens de la fin du XIXe siècle, notamment celle de l'eugéniste Houston Stewart CHAMBERLAIN (1855-1927), principal inspirateur d'Adolf HITLER  (1899-1945) et celle de l'anthropologue et philosophe allemand Ludwig WOLTMANN (1854-1907).
     Influencé par le pessimisme de Lord BYRON et de SCHOPENHAUER, son Essai s'inspire surtout d'une longue tradition de racisme occidental. Le diplomate français (nommé ambassadeur en Grèce en 1864), proche d'Alexis de TOCQUEVILLE qui ne partageait pas ses idées mais qui était séduit par ses qualités d'homme, est surtout l'auteur d'une oeuvre littéraire, de romans comme Scaramouche (1943), Adelaïde (1869), Souvenirs de voyage (1872), Les Pléiades (1874) ou Nouvelles asiatiques (1876).

         Édité en 1855 dans sa version définitive, l'Essai sur l'inégalité des races, se compose de six livres : Considération préliminaires, définitions, recherche et exposition des lois naturelles qui régissent le monde social ; Civilisation antique rayonnant de l'Asie Centrale au Sud-Ouest ; Civilisation rayonnant de l'Asie Centrale vers le Sud et le Sud-Est ; Civilisations sémitisées du Sud-Ouest ; Civilisation européenne sémitisée ; La civilisation occidentale.

         Le premier livre est subdivisé en 16 chapitres et les titres, s'ils donnent le ton ne doivent pas arrêter le lecteur, qui risque de s'en faire une idée superficielle, comme l'ont fait de nombreux auteurs : pour les quatre premiers, par exemple, nous pouvons lire : La condition mortelle des civilisations et des sociétés résulte d'une cause générale et commune ; Le fanatisme, le luxe, les mauvaises moeurs et l'irréligion n'amènent pas nécessairement la chute des sociétés ; Le mérite relatif des gouvernements n'a pas d'influence sur la longévité des peuples ; De ce qu'on doit entendre par le mot dégénération du mélange des principes ethniques et comment les sociétés se forment et se défont... Arthur de GOBINEAU entend faire une oeuvre qui englobe l'évolution des sociétés humaines, recherchant la principale cause de la croissance et du déclin des civilisations.
      Après avoir examiné dans ces trois premiers chapitres les maux que sont le mauvais gouvernement, le fanatisme et l'irréligion dont il ne minimise pas la gravité, Il affirme dans le quatrième que "si ces malheureux éléments de désorganisation ne sont pas entés sur un principe destructeur plus vigoureux, s'ils ne sont pas la conséquence d'un mal caché plus terrible, on peut rester assuré que leurs coups ne seront pas mortels, et qu'après une période de souffrance plus ou moins longue, la société sortira bien de leurs filets peut-être rajeunie, peut-être plus forte".
Qu'est-ce donc ce principe destructeur, ce mal terrible? C'est la dégénération : "les nations meurent lorsqu'elles sont composés d'éléments dégénérés". Mais qu'est-elle? "Je pense donc que le mot dégénéré, s'appliquant à un peuple, doit signifier et signifie que ce peuple n'a plus la valeur intrinsèque qu'autrefois il possédait, parce qu'il n'a plus dans ses veines le même sang, dont les alliages successifs ont graduellement modifié la valeur ; autrement dit, qu'avec le même nom, il n'a pas conservé la même race que ses fondateurs ; enfin, que l'homme de la décadence, celui qu'on appelle l'homme dégénéré, est un produit différent, au point de vue ethnique, du héros des grandes époques. Je veux bien qu'il possède quelque chose de son essence : mais, plus il dégénère, plus ce quelque chose s'atténue. Les éléments hétérogènes qui prédominent désormais en lui composent une nationalité toute nouvelle et bien malencontreuse dans son originalité ; il n'appartient à ceux qu'il dit encore être ses pères, qu'en ligne très collatérale. Il mourra définitivement, et sa civilisation avec lui, le jour où l'élément ethnique principal se trouvera tellement subdivisé et noyé dans des apports de races étrangères, que la virtualité de cet élément n'exercera plus désormais d'action suffisante. Elle ne disparaîtra pas, sans doute, d'une manière absolue ; mais, dans la pratique, elle sera tellement combattue, tellement affaiblie, que sa force deviendra de moins en moins sensible, et c'est à ce moment que la dégénération pourra être considérée comme complète, et que tous ses effets apparaîtront." 
Il s'agit, pour l'auteur, d'un véritable théorème qu'il s'agit de démontrer...  Et tout de suite, il s'interroge : "Y-a-t-il entre les races humaines des différences de valeur intrinsèque réellement sérieuses, et ces différences sont-elles possibles à apprécier?"  Mais auparavant, il veut indiquer quelles sont les tendances qui opèrent lorsque deux races se trouvent côte à côte.
     Il considère, admettant la répartition d'un nombre très important d'hommes à travers toute la Terre dans des conditions de vie les plus contrastées, "qu'une partie de l'humanité est, en elle-même, atteinte d'impuissance à se civiliser à jamais, même au premier degré, puisqu'elle est inhabile à vaincre les répugnances naturelles que l'homme, comme les animaux, éprouve pour le croisement."
Mettant en scène une conquête de terres habitées par une autre race par des hommes énergiques, Arthur de GOBINEAU estime qu'une fois conquise une vaste surface, pas seulement pour du maraudage mais pour l'occuper, une véritable nation est née. "Souvent alors, pendant un temps, les deux races continuent de vivre côte à côte sans se mêler ; et cependant, comme elles sont devenues indispensables l'une à l'autre, que la communauté de travaux et d'intérêts s'est à la longue établie, que les rancunes de la conquête et son orgueil s'émoussent, que, tandis que ceux qui sont dessous tendent naturellement à monter au niveau de leurs maîtres, les maîtres rencontrent aussi mille motifs de tolérer et quelquefois de servir cette tendance, le mélange du sang finit par s'opérer, et les hommes des deux origines, cessant de se rattacher à des tribus distinctes, se confondent de plus en plus." 
Deux tendances s'affrontent dans toute civilisation : un esprit d'isolement qui résiste à tout croisement et un esprit de croisement qui emporte finalement tout sur son passage... "Je me crois en droit de conclure (d'après des exemples qu'il donne, "qui embrassent tous les pays et tous les siècles, même notre pays et notre temps"), que l'humanité éprouve, dans toutes ses branches, une répulsion secrète pour les croisements ; que, chez plusieurs de ces rameaux, cette répulsion est invincible ; que, chez d'autres, elle n'est domptée que dans une certaine mesure ; que ceux, enfin, qui secouent le plus complètement le joug de cette idée ne peuvent cependant s'en débarrasser de telle façon qu'il ne leur en reste au moins quelque traces : ces derniers forment ce qui est civilisable dans notre espèce.
  "Ainsi, le genre humain se trouve soumis à deux lois, l'une de répulsion, l'autre d'attraction, agissant, à différents degrés, sur des races diverses ; deux lois, dont la première n'est respectée que par celle de ces races qui ne doivent jamais s'élever au-dessus des perfectionnements tout à fait élémentaire de la vie de tribu, tandis que la seconde, au contraire, règne avec d'autant plus d'empire, que les familles ethniques sur lesquelles elle s'exerce sont plus susceptibles de développements."   Plus loin, l'auteur insiste sur l'action de ces deux lois. Dans un empire de plus en plus grand, le mélange s'opère de plus en plus fortement.
      Dans le chapitre suivant, Arthur de GOBINEAU oppose l'axiome politique qui veut que tous les hommes soient frères, axiome qui nie que "certaines aptitudes soient nécessairement, fatalement, l'héritage exclusif de telles ou telles descendances" à un axiome scientifique, celui qui veut montrer les différences réelles entre races. Il entend montrer que les inégalités ethniques "ne sont pas le résultat des institutions" qui auraient plutôt tendance à les nier.
   Au chapitre VII, il écrit que le christianisme ne crée pas et ne transforme pas l'aptitude civilisatrice, et le chapitre IX met l'accent que les caractères différents des sociétés humaines, mais sans donner à l'une ou à l'autre une supériorité quelconque. Inégalité d'intellect, inégalité de morale, inégalité physique, inégalité physiologique et inégalité linguistique sont les thèmes des chapitres suivants.

       Le second livre, divisé en 7 chapitres, examine les caractéristiques des Chamites, des Sémites, des chananéens amrites, des Assyriens, des Hébreux, des Choréens, des Egyptiens et des Ethiopiens.
       Le troisième livre, divisé en 6 chapitres examine celles des Arians, des Brahmanes  et de Chinois, avec de longs développement sur le système social des brahmanes et du bouddhisme. C'est là que se trouvent des considérations sur les races blanche, jaune et noire, et les résultats des différents mélanges entre elles.
        Le livre quatrième constitue une sorte de conclusion de son oeuvre : l'histoire n'existe que dans les nations blanches. Pourquoi presque toutes les civilisations se sont développées dans l'occident du globe. Dans les chapitres 2 à 4 de ce dernier livre, sont abordés les caractéristiques des Zoroastriens, des Grecs autochtones, des colons sémites, des arians Hellènes et des Grecs sémitiques....
      Le cinquième livre, subdivisé en 7 chapitres aborde les populations primitives de l'Europe, tandis que le sixième et dernier livre s'attache en 8 chapitres aux Slaves, aux Arians Germains, à la capacité des races germaniques natives, à la Rome germanique, aux dernières migrations arianes-scandinaves, aux derniers développement de la société germano-romaine, aux indigènes américains et aux colonisations européennes en Amérique.
   
     La description se veut finalement modérée de l'apport des différentes races. Il salue au passage le résultat  positif de certains mélanges donnant les arts et la noble littérature :
"Le monde des arts et de la noble littérature, résultant des mélanges du sang, les races inférieures améliorées, ennoblies, sont autant de merveilles auxquelles il faut applaudir. Les petits ont été élevés. Malheureusement les grands du même coup, ont été abaissés, et c'est un mal que rien ne compense ni ne répare".... Mais en fin de compte, "toute civilisation découle de la race blanche, qu'aucune ne peut exister sans le concours de cette race, et qu'une société n'est grande et brillante qu'à proportion qu'elle conserve plus longtemps le noble groupe qui l'a créée et que ce groupe lui-même appartient au rameau le plus illustre de l'espèce"...
    Pour autant, ce qui ressort de manière claire de ce livre, même si l'on ne partage pas sa vision des races (un racisme pur et simple par définition, voir l'article Racisme et race, plus tard), c'est que le processus du mélange des races est inéluctable et devient de plus en plus profond avec l'extension de l'étendue d'un empire ou d'une nation, et que l'action politique est absolument impuissante à contrecarrer ce phénomène (pour autant, répétons-le, qu'on en partage l'analyse)...

        Bruno THIRY replace l'oeuvre dans son contexte de l'époque, notamment dans l'actualité éditoriale :
"L'insuccès éditorial de son Essai sur l'inégalité des races humaines (...) dissuada malheureusement Gobineau à mener à bien la grande explication avec le darwinisme qu'il concevait comme l'accomplissement de son entreprise, sous la forme d'un cinquième volume et au moins d'un septième livre s'ajoutant aux six qui composent les quatre volumes de l'édition originale. Cette confrontation serrée devait être au moins une entreprise comme L'origine des espèces elle-même - dont le froissa peut être le considérable succès de librairie - qu'une action destinée à contrecarrer dans le public les effets de l'ample courant doctrinal qui, à l'abri du prestige de Darwin, développait, sur le propre terrain de Gobineau, un argumentaire historien par lui perçu concurremment comme un enfant illégitime et un rival dangereux de ses propres thèses. (Bruno THIRY fait sans doute allusion au "darwinisme social").
     Suivons-le encore dans sa critique de cette oeuvre : "Entreprise généalogique, la démonstration de l'Essai déploie l'immense fresque de cette évolution historique dont, par le détour d'une fiction analogue quant à son statut théorique à l'"état de nature" des théories du contrat social, elle identifie le point originaire dans un état hypothétique caractérisé par l'existence de trois "types purs" qui par croisements successifs auraient donné naissance à toutes les composantes de l'espèce humaine.
Empruntant par commodité à la "terminologie en usage" des désignations "moins défectueuses que les autres" - il s'agit de la tripartition de Cuvier - Gobineau propose de nommer blancs (homme de la race caucasique, sémitique, japhétique), noirs (chamites) et jaunes (rameau altaique, mongol, finnois, tartare), ces "trois éléments purs et primitifs de l'humanité" en précisant que ces catégories "n'ont pas précisément pour trait distinctif la carnation". Issus d'un ancêtre commun (l'individu adamite, que Gobineau laisse à son sommeil), ces "types secondaires" sont la marque propre de "variétés" qui par leur mariage génèrent des groupes "tertiaires", les 'quatrièmes formations" résultant d'un mariage soit d'un type tertiaire soit d'une "tribu pure" avec un groupe issu de l'une des deux espèces étrangères (nous remarquons cette interchangeabilité fréquente entre race et espèce) ; ainsi, comme le remarque Gobineau au chapitre XVI du livre 1 (...) "des catégories nouvelles ne cessent de se révéler chaque jour, les unes provenant de "fusions achevées" et "formant de nouvelles originalités distinctives", les autres, "désordonnées" et "antisociales" parce que n'ayant pu "se pénétrer de manière féconde" : "à la multitude de toutes ces rares métissées si bigarrées qui composent désormais l'humanité entière, il n'y a pas à assigner d'autres bornes que la possibilité effrayante de combinaisons des nombres."
      "La "conclusion générale" de l'Essai filera magnifiquement la métaphore de cette "toile immense" qui a nom l'histoire humaine, et de son tissage, dont la "terre est le métier" et dont "les siècles assemblés" sont "les infatigables artisans". Il faut dire avec Bruno THIRY que la description de ces races est d'une affligeante banalité, mais en attribuant à ces affabulations d'une anthropologie ethnocentrique les habits d'une théorie scientifique rigoureuse, Arthur de GOBINEAU prend une grande responsabilité de justification du racisme. Le récit de décadence qu'il propose peut paraitre refléter la réalité pour un public, même cultivé, qui ne possédait pas nos connaissances raffinées sur les composantes de l'espèce humaine.
La manière dont il l'expose rend facile les extrapolations qui ne sont pas du domaine de sa propre pensée. La supériorité de la race blanche, selon Bruno THIRY ne peut même pas pourtant être déduite de la lecture de sa théorie. Selon une extrapolation : "la race blanche ou le type aryen serait contaminé à son corps défendant par les races inférieures et devrait par conséquent faire l'objet de mesures de protection" : il écrit exactement le contraire, et c'est sur ce point, que l'on peut vérifier, que la redoutable thèse inégalitaire soutenue au départ par Gobineau ne saurait être déconnectée des analyses où il lui fait jouer un rôle heuristique : le trait distinctif de la race blanche, et la marque de sa supériorité, est précisément son aptitude à entrer en rapport avec des peuples où prédominent l'un des deux autres types ethniques : ce qui la caractérise en propre, c'est de prendre l'initiative de la rencontre avec des communautés étrangères ; elle n'existe que par des incursions à l'extérieur d'elle-même."  Ce qui caractérise l'humanité, c'est le mélange, le mélange et encore le mélange, répète plusieurs fois Arthur GOBINEAU dans son livre, et rien ne peut l'arrêter.

    En accord avec ce qui précède, Philippe RAYNEAU pense que "par bien des aspects, l'oeuvre de Gobineau s'avère (...) très éloignée des préoccupations nationalistes, impérialistes ou "eugénistes" de ses prétendus disciples qui lui auraient sans nul doute fait horreur. Le modèle "prédarwinien" qui était le sien s'accordait mal, du reste, avec une interprétation militante : dans l'Essai, il n'y a ni évolution (les "races" sont fixes), ni sélection des meilleurs (dont l'abaissement par le mélange est fatal). Le nazisme, au contraire, présuppose l'idée, d'origine individualiste, de la lutte de tous contre tous, ainsi que la croyance à la possibilité d'un progrès."  
  La combinaison d'interprétations détournant le réel sens de l'Essai sur l'inégalité des races, et d'un darwinisme social a sans doute produit ce qu'il y a de pire comme conception de l'évolution de l'humanité.

 Joseph Arthur de GOBINEAU, Essai sur l'inégalité des races, édition numérique produite par Marcelle BERGERON, sur le site de l'université de Québec : www.uqac.ca/Les classiques des sciences sociales.
Philippe RAYNAUD, Article Gobineau Arthur, Essai sur l'inégalité des races humaines, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Bruno THIRY, Article Gobineau, dans Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, PUF, 1996.
 
Relu le 31 octobre 2019





      
Partager cet article
Repost0
6 février 2010 6 06 /02 /février /2010 13:25
             Le naturaliste anglais Charles Robert DARWIN, un des fondateurs de la biologie moderne de l'évolution, suscite encore par ses écrits de nombreux développements dans la recherche scientifique et de nombreux conflits (intellectuels, mais pas seulement). En même temps qu'ils éclairent la marche conflictuelle de la vie.
 Intervenue en pleine expansion de l'impérialisme britannique, son oeuvre a inspiré, pourrait-on écrire, toutes sortes de darwinismes. Darwinisme scientifique et darwinisme social ne sont que deux désignations d'une postérité - et même d'une antériorité, si l'on considère la chronologie des réflexions sur l'évolution - multiples. Suivant les sensibilités nationales, il existe même des conceptions différentes de darwinisme, et donc d'interprétation des oeuvres de Darwin.

       Dans la compréhension des conflits biologiques, de la lutte pour la vie, des végétaux et des animaux, dans celle des concurrences entre espèces différentes dans des environnements divers, à travers les études sur la sélection naturelle et les variations observées de génération en génération, comme dans les perceptions des conditions d'émergence et de survie des civilisations, il y a un avant et un après Darwin.

      Quatre oeuvres retiennent l'attention, entre autres lorsque nous réfléchissons sur les conflits : L'Origine des espèces, Les variations des animaux et des plantes à l'état domestique, La filiation de l'homme et L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux. Il existe une quantité impressionnante d'autres écrits, sans compter les multiples correspondances, propres à l'activité scientifique.

      L'Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, pour reprendre le titre dans son intégralité eut six éditions de 1859 à 1972 et selon les lecteurs attentifs eux-mêmes, les différents ajouts successifs, notamment pour répondre aux différentes réactions et accusations qu'il a suscité, peuvent obscurcir son propos. Notons que dans cet ouvrage, nulle part n'est mentionné l'homme dans la série évolutive.
A la suite de longues observations et de longs voyages, Charles DARWIN expose, sur un registre qui va de l'assertion à l'hypothèse probable, les éléments suivants, tels que le résume Patrick TORT dans la monumentale étude sur son oeuvre: 
- Observation des variations individuelles chez les êtres soumis à la domestication ou vivant à l'état naturel ;
- Déduction de l'existence d'une capacité naturelle indéfinie de variation des organismes (variabilité) ;
- Observation qu'une reproduction orientée peut fixer héréditairement certaines de ces variations par accumulation dans un sens déterminé, avec ou sans projet raisonné ou méthodique (sélection artificielle, sélection inconsciente) ;
- Déduction de l'hypothèse d'une aptitude des organismes à être sélectionnés d'une manière analogue au sein de la nature (sélectionnalité). Question : que peut être l'agent de la sélection naturelle ainsi inférée de cette sélectionnalité avérée (par ses actualisations domestiques) des variations organiques?
 - Évaluation du taux de reproduction des diverses espèces et de leur capacité de peuplement ;
 - Déduction de l'existence d'une capacité naturelle d'occupation totale rapide de tout le territoire par les représentants d'une seule espèce, animale ou végétale, se reproduisant sans obstacle ;
 - Observation cependant à peu près universellement, au lieu de cette saturation, de l'existence d'équilibres naturels constitués par la coexistence, sur un même territoire, de représentants de multiples espèces ;
- Déduction de l'opposition entre cette capacité d'occupation totale et cette coexistence d'espèces, de la nécessité d'un mécanisme régulateur opérant au sein de la nature et réduisant l'extension numérique de chaque population. Un tel mécanisme est nécessairement éliminatoire, et s'oppose par la destruction à la tendance naturelle de chaque groupe d'organismes à la prolifération illimitée. C'est la lutte pour la vie qui effectue une sélection naturelle dont le principal effet est la survie des plus aptes (par le jeu de l'élimination des moins aptes). Question : qu'est-ce qui détermine une meilleure adaptation?
- Observation de la lutte pour l'existence au sein de la nature ;
- Pour répondre à la question des facteurs d'une meilleure adaptation, Darwin fait retour à la variabilité, et, sous la pression analogique du modèle de la sélection artificielle (des animaux domestiques et des végétaux comestibles), il forge l'hypothèse d'une sélection naturelle qui, à travers la lutte (interindividuelle, interspécifique et avec le milieu) effectuerait le tri et la préservation des variations avantageuses dans un contexte donné, et assurerait ainsi le triomphe vital, transmissible héréditairement, des individus qui en seraient porteurs. Ces derniers seraient par là même sur la voie d'une amélioration constante de leur adaptation à leurs conditions de vie et à celle de la lutte. C'est la sélection naturelle.

   Cet exposé résume très fortement, car il y a beaucoup de digressions dans le texte, les chapitres 1 à 4 du livre, Les chapitres suivants traitent de ces lois de la variation (où Charles Darwin exprime des esquisses, avouant l'ignorance encore devant ses complexités - rappelons que la science génétique n'existe tout simplement encore pas), des difficultés de la théorie (si les espèces dérivent d'autres espèces, pourquoi ne rencontrons-nous pas d'innombrables formes de transition?, comment les conformations et les habitudes changent-elles?, les instincts peuvent-ils s'acquérir et se modifier par l'action de la sélection naturelle?, comment se déroulent les processus de fécondité et de stérilité?, de l'instinct, de l'hybridité, de l'insuffisance des archives géologiques, de la succession géologique des êtres organisés, de la distribution géographique des espèces, des affinités mutuelles des êtres organisés, leur morphologie, leur embryologie, leurs organes rudimentaires... bref de toutes les questions soulevées par sa théorie même de la sélection naturelle.

     Dans sa conclusion, nous pouvons lire : "La théorie de la sélection naturelle  impliquant l'existence antérieure d'une foule innombrables de formes intermédiaires, reliant les unes aux autres, par des nuances aussi délicates que le sont nos variétés actuelles, toutes les espèces de chaque groupe, on peut se demander pourquoi nous ne voyons pas autour de nous toutes ces formes intermédiaires, et pourquoi tous les êtres organisés ne sont pas confondus en un inextricable chaos. A l'égard des formes existantes, nous devons nous rappeler que nous n'avons aucune raison, sauf dans des cas fort rares, de nous attendre à rencontrer des formes intermédiaires les reliant directement les unes aux autres, mais seulement celles qui rattachent chacune d'entre elles à quelque forme supplantée et éteinte. Même sur une vaste surface, demeurée continue pendant une longue période, et dont le climat et les autres conditions d'existence changent insensiblement en passant d'un point habité par une espèce à un autre habité par une espèce étroitement alliée, nous n'avons pas lieu de nous attendre à rencontrer souvent des variétés intermédiaires dans les zones intermédiaires. Car nous avons des raisons de croire que seules quelques espèces subissent des modifications à un moment donné et que tous les changements s'effectuent lentement (...). Dans l'hypothèse de l'extermination d'un nombre infini de chaînons reliant les habitants actuels avec les habitants éteints du globe, et, à chaque période successive, reliant les espèces qui y ont vécu avec les formes plus anciennes, pourquoi ne trouvons-nous pas, dans toutes les formations géologiques, une grande abondance de ces formes intermédiaires? Pourquoi nos collections de restes fossiles ne fournissent-elles pas la preuve évidente de la gradation et des mutations des formes vivantes? Pourquoi ne trouvons-nous pas sous ce dernier système de puissantes masses de sédiment renfermant les restes des ancêtres des fossiles siluriens?  Car ma théorie implique que de semblables couches ont été déposées quelque part, lors de ces époques si reculées et si complètement ignorées de l'histoire du globe." 
   Ces interrogations ne sont que quelques unes du "champ de recherches immense et à peine foulé" sur les causes et les lois des variations. Cela montre à quel point la démarche de Charles DARWIN est une démarche scientifique à l'opposé de celle de ses détracteurs. Si L'origine des espèces fait scandale, c'est que nulle part n'est évoquée le rôle de Dieu...Tout est un enchaînement de causalités dont il faut rechercher les détails, et il n'échappe à personne que si la logique de la sélection naturelle est bonne, l'homme s'y trouve inclus. Même s'il n'en est pas question ici, d'emblée les hiérarchies religieuses furent alertées du danger d'une nouvelle contestation des dogmes tirés d'une lecture officielle de la Bible sur les origines de l'humanité.

        La variation des animaux et des plantes à l'état domestique, de 1868, constitue un second ouvrage de synthèse, lié à L'Origine des espèces, dans un grand livre conçu à l'origine comme le "grand livre des espèces". Charles DARWIN réaffirme et illustre avec netteté les principes exposés dans les deux premiers chapitres de l'ouvrage de 1859. Il y développe quelques exemples, de manière détaillée, d'évolution par sélection naturelle, en reprenant ses observations antérieures. Pour expliquer  les mécanismes de la génération et de la transmission héréditaire, il formule son hypothèse de la pangenèse, une explication théorique de la transmission de caractère acquis, qui n'a jamais eu aucune validation expérimentale.

      La filiation de la l'homme et la sélection sexuelle, traduction par Patrick TORT de The descent of Man and selection in relation to sex, qui n'est pas celle retenue par un certain nombre d'éditions, date de 1872. C'est dans ce livre que le transformisme darwinien est étendu à l'homme. "L'unique objet de cet ouvrage, écrit Charles DARWIN, est de considérer, premièrement, si l'homme, comme toute autre espèce, est issu par filiation de quelque forme préexistante ; deuxièmement, le mode de développement, et, troisièmement, la valeur des différences entre ce que l'on appelle les races de l'Homme."
  Dans le premier chapitre sur l'origine de l'homme, nous pouvons lire : "Nous pouvons ainsi comprendre comment il est advenu que l'homme et tous les autres animaux vertébrés ont été construits sur le même modèle général, pourquoi ils traversent les mêmes phases précoces de développement, et pourquoi ils conservent certains rudiments en commun. Nous devrions, par conséquent, admettre franchement leur communauté de filiation ; adopter toute autre vue conduit à admettre que notre propre structure et celle de tous les animaux qui nous entourent ne sont qu'un simple piège tendu pour que s'y prennent notre jugement. Cette conclusion se trouve puissamment renforcée si l'on passe en revue les membres de toute la série animale, et si l'on considère le témoignage qui ressort de leurs affinités ou classification, de leur répartition géographique et de leur succession géologique. Ce n'est rien d'autre que notre préjugé naturel, et cette arrogance qui a conduit nos ancêtres à prétendre qu'ils descendaient de demi-dieux, qui nous font hésiter devant cette conclusion".
             Mais il ne s'agit pas simplement d'un continuisme qui fonde un "darwinisme social", ni la simple poursuite de la sélection. En effet, dans les chapitres suivants, ceux sur le mode de développement de l'homme, sur la comparaison des capacités mentales de l'homme et des animaux inférieurs, le naturalisme montre bien la voie vers le développement des facultés intellectuelles et morales au cours des temps primitifs et civilisés en montrant un changement de nature dans les effets de la sélection naturelle. La présence de l'instinct de sympathie, comme il l'écrit, s'oppose au sens de l'évolution auparavant constatée.
       Lisons (chapitre 5) : "L'aide que nous nous sentons poussés à apporter à ceux qui sont privés de secours est pour l'essentiel une conséquence inhérente de l'instinct de sympathie, qui fut acquis originellement comme une partie des instincts sociaux, mais a été ensuite (...) rendu plus délicat et étendu plus largement. Nous ne saurions réfréner notre sympathie, même sous la pression d'une raison implacable, sans détérioration dans la plus noble partie de notre nature. Le chirurgien peut se durcir en pratiquant une opération, car il sait qu'il est en train d'agir pour le bien de son patient ; mais si nous devions intentionnellement négliger ceux qui sont faibles et sans secours, ce ne pourrait être qu'en vue d'un bénéfice imprévisible, lié à un mal présent qui nous submerge. Nous devons par conséquent supporter les effets indubitablement mauvais de la survie des plus faibles et de la propagation de leur nature ; mais il apparaît ici qu'il y a au moins un frein à cette action régulière, à savoir que les membres faibles et inférieurs de la société ne se marient pas aussi librement que les sains ; et ce frein pourrait être indéfiniment renforcé par l'abstention au mariage des faibles de corps ou d'esprit, bien que cela soit plus à espérer qu'à attendre. Dans chaque pays entretenant une grande armée permanente, les plus beaux jeunes hommes sont pris par la conscription ou sont enrôlés. Ils sont ainsi exposés à une mort prématurée durant la guerre, sont souvent entraînés au vice, et sont empêchés de se marier durant la fleur de l'âge. Au contraire, les hommes plus petits et plus fragiles, avec un piètre constitution, sont laissés au foyer, et par conséquent ont une bien meilleure chance de se marier et de propager leur nature". (Nous retrouvons ce développement sur la sympathie dans la conclusion générale).
Outre que ses propos ont finalement une teneur antimilitariste plutôt inattendue, Charles DARWIN marque bien une rupture dans les voies de l'évolution. Un renversement s'est opéré, le rôle de l'éducation remplace la nature dans ses traits dominants. Patrick TORT parle d'un véritable effet réversif de l'évolution : "La sélection naturelle a ainsi sélectionné les instincts sociaux, qui à leur tour ont développé des comportements et favorisé des dispositions éthiques ainsi que des dispositifs institutionnels et légaux anti-sélectifs et anti-éliminatoires.". On conçoit très bien que le développement des instincts sociaux favorisent la survie de groupes d'animaux dans des environnements hostiles, comparativement à des espèces qui ne les développeraient que moindrement. Du coup, bien entendu, les qualités morales de l'espèce humaine ne doivent rien à une quelconque divinité...
  Plus loin, le naturaliste anglais développe la sélection sexuelle, dans la seconde grande partie de son livre, après avoir traité des races de l'homme (ne laissant guère de place à une justification du racisme, malgré une formulation qui reflète bien le climat idéologique de l'époque...).

          L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux parait en 1872. L'ouvrage constitue une sorte de partie détachée de La filiation de l'homme. Par une étude comparative des manifestations de l'émotion chez l'homme et chez les animaux, le naturaliste met en évidence une continuité des comportements réactionnels. Il influence par là l'histoire ultérieure de la réflexion éthologique et de la psychologie animale et humaine par des auteurs tels que Georges John ROMANES (1848-1894) et William JAMES (1842-1910).

     Dans toute son étude sur l'évolution, Charles DARWIN a été beaucoup influencé par les thèses de Thomas Robert MALTHUS (Essai sur le principe de la population, 1798) et il mena ses travaux en parallèle avec ceux de Alfred Russel WALLACE (1823-1913), naturaliste voyageur comme lui, avec lequel il suivit une correspondance assidue. Il s'inspira de très nombreux travaux de naturalistes avant lui et il se prévaudra même, contre les attaques, de ses prédécesseurs ou collaborateurs comme CUVIER (1769-1823) ou Charles LYEIL (1797-1875).
  
     Jean-Marc DROUIN distingue quatre périodes dans la postérité de l'oeuvre de Charles DARWIN :
- De 1859 à 1900, la plupart des scientifiques se rallie à l'idée d'évolution, ou plus précisément du "transformisme", par rapport au "fixisme". Le darwinisme est intégré, réinterprété, dans une philosophie évolutionniste qui doit plus à SPENCER qu'à DARWIN. Cette popularité se paie d'une certaine déformation de ses idées, soit vers le refus de la transmission des caractères acquis (Friedrich Leopold August WEISMANN, 1834-1914), soit au contraire vers la considération que la variation est directement soumise à l'action du milieu et constitue le facteur essentiel de l'évolution, la sélection ne jouant qu'un rôle secondaire (HAECKEL, continuateurs de Jean Baptiste LAMARCK, 1744-1829).
- Dans le premier tiers du XXe siècle, qui voit émerger la génétique classique. "Elles semblent apporter la preuve que l'hérédité ne peut concerner que des caractères discrets, discontinus, et que par conséquent la conception darwinienne, essentiellement continuiste, ne peut rendre compte de l'évolution." Cela ne conduit pas au refus du transformisme, mais le darwinisme semble subir une "éclipse".
- De 1930 à 1960 environ, la théorie darwinienne triomphe. "Une "théorie synthétique de l'évolution, souvent qualifié de néodarwinisme, se constitue par la rencontre de naturalistes, de généticiens, de paléontologues, de mathématiciens..." Cette théorie consiste en une théorie du changement génétique et une extrapolation de cette théorie à tous les aspects de l'évolution y compris la macroévolution (Niles ELREDGE, La macroévolution, La recherche, 1982).
- Depuis le début des années 1970, la théorie synthétique est contestée, du côté de la biologie moléculaire comme du côté de la systématique. Des hypothèses concurrentes surgissent, parfois de façon éphémères, sans vraiment entamer le crédit de la théorie darwinienne. Le paradigme de la sélection naturelle demeure, malgré les propositions de changement de références de Motoo KIMURA (1924-1994) en 1968 (théorie neutraliste) ou de Niles ELDREDGE (né en 1942) et de Stephen Jay GOULD (1941-2002) (théorie des équilibres intermittents). Loin d'affaiblir la perspective tracée par Charles DARWIN, ces prolongements ne font que vitaliser ce champ de recherche.
     Patrick TORT est beaucoup plus critique dans son historique de la postérité de Charles DARWIN, allant jusqu'à dénoncer des interprétations fausses soutenues par des traductions parfois approximatives dans l'édition des oeuvres.
Parmi ce qu'il qualifie d'erreurs premières, il cite le "darwinisme social" d'Herbert SPENCER (1823-1903), qui, notamment dans Plan général de la philosophie synthétique de 1858, décrit une loi d'évolution qui étend au domaine social les aspects d'une sélection nécessaire à la survie des meilleurs et des plus aptes. La sociobiologie, popularisée par Edward WILSON, représente un remaniement ultime du "versant "social-darwiniste" du spencérisme. Seconde "vague de méprise et de confusion" est la naissance de l'eugénisme dont le premier et principal théoricien fut un cousin de Charles DARWIN, Francis GALTON (1822-1911). "La complexité extraordinaire des rapports entre eugénisme et darwinisme social dans les différents pays qui ont été le théâtre de la diffusion des idées nées de la biologie moderne est telle qu'aucune règle absolument constante ne saurait être formulée pour définir une homogénéité doctrinale réellement stable, à l'exception peut-être de celle attachée au schéma de base (...) : défaut de sélection naturelle entraîne dégénérescence nécessite sélection artificielle". Patrick TORT développe l'historique de ces errements, mais ici citons seulement en France Georges Vacher de LAPOUGE (1854-1936) et aux Etats-Unis Alexis CARREL (1873-1944), qui inspirèrent par exemple la barbarie nazie.

Charles DARWIN, L'Origine des espèces, au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, Texte établi par Daniel BECQUEMONT, traduit par Edmond BARBIER et introduit par Jean-Marc DROUIN, GF Flammarion, 1992 ; La filiation de l'homme et la sélection lié au sexe, traduction de Michel PRUM, introduit par Patrick TORT, Editions Syllepse, 2000.
Patrick TORT, Darwin et le darwinisme, PUF, collection Que sais-je?, 2005 ; Sous la direction de Patrick TORT, Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution (notamment les articles "Darwin" et sur les différents darwinismes), PUF, 1996.
                      
                                                        ETHUS
 
Vérifié le 9 avril 2015. 
Relu le 30 octobre 2019

                       
                             
                                   
Partager cet article
Repost0
3 février 2010 3 03 /02 /février /2010 00:00
      La notion de race, et pas seulement parce que la vulgarisation de son utilisation a mené et mène encore aux racismes et aux tentatives de génocide, est aujourd'hui de moins en moins utilisée, au profit de la notion d'espèce, sans que le deuxième terme recouvre l'autre.
C'est particulièrement clair par exemple dans l'ouvrage de Louis ALLANO et d'Alex CLAMENS consacré à l'évolution.
      Même si la notion d'espèce reste soumise à certaines difficultés d'ordre scientifique, tout ce que notamment la littérature romantique a produit et produit malheureusement encore sous la notion de race repose sur des a-priori et des conceptions qui touchent à l'ordre social. Discours pseudo-scientifique et discours courant sur les "races" se promènent encore dans les écrits et sur les ondes, d'autant plus que la société repose sur des bases racistes. On peut même regretter que dans beaucoup de constitutions et dans maintes réglementations en matière d'identification des individus figurent encore la notion de race. Cela reflète l'état de nombreuses sociétés, où le racisme diffus ou déclaré constitue encore trop souvent  le vecteur de désignation des groupes sociaux. Randall KENNEDY, spécialiste de la question raciale aux États-Unis nous le rappelle régulièrement.
         Pourtant, depuis plusieurs décennies, toute la recherche scientifique réserve à la notion de race une signification strictement dans le monde de la nature et l'exclut de tout ce qui touche les sociétés humaines.

      A travers les oeuvres de Claude LEVI-STRAUSS, de Joseph Arthur de GOBINEAU (1816-1882),  de Charles DARWIN (1809-1882), d'Hannah ARENDT 1906-1975), d'Herbert SPENCER (1820-1903), de Jean-Jacques ROUSSEAU (1712-1778)... ici cités dans le désordre chronologique, comme bien d'autres, le discours, la recherche sur les inégalités entre hommes et entre sociétés ne cesse de parcourir les conflits qui prennent leur source dans les relations entre les hommes et la nature. Donner le statut de nature à l'inégalité revient à empêcher toute évolution de l'ordre social, et démêler les noeuds des évolutions des espèces constitue non seulement une tâche scientifique mais aussi une nécessité sociale.
     Même si l'on opère des révisions avec le temps et les connaissances scientifiques absentes par le passé, notamment au sujet de l'oeuvre de GOBINEAU, même si l'on fait la part entre la vulgarisation scientifique intelligente et l'exploitation idéologique à des fins destructrices, il faut toujours s'interroger sur les raisons d'une certaine réception d'oeuvres considérées comme justifiant le racisme, comme sur les motivations de leur présentation et de leur diffusion dans l'ensemble de la société.
Ceux qui se penchent, comme Patrick TORT (né en 1952) sur les répercussions idéologiques et sociales d'oeuvres disant reposer sur des connaissances scientifiques, remarquent à juste de titre que souvent, dans le grand public mais aussi dans une majeure partie du monde scientifique, les auteurs comme GOBINEAU, DARWIN, SPENCER et même ROUSSEAU sont beaucoup cités mais peu lus.
Revenir à leurs oeuvres permet justement de prendre la mesure de la distance entre ce qu'ils ont pensé réellement et les pensées qu'ont leur a attribuées. Comme de cerner davantage ce qui a permis une vulgarisation tendancieuse, souvent à leur propre corps défendant.
      Par ailleurs, des études prenant en compte l'ensemble des facteurs écologiques, comme celles de Jared DIAMOND, permettent de mettre définitivement hors jeu certaines interprétations justificatrices d'inégalités sociales les fondant sur la nature.

     Même après la sécularisation achevée de la communauté scientifique, il reste des débats autour de l'évolution qui prennent en compte de manière obstinée des écrits religieux, de manière camouflée parfois. Même si l'abandon d'interprétations rapides et faciles de textes religieux fondamentaux laissent la place à des argumentations remplaçant Dieu par la Nature, des idées fausses et faussées circulent encore dans de nombreuses sociétés. Les débats sur l'évolution font encore rage dans des pays comme les États-Unis.

    Parmi les nombreux conflits qui traversent les sociétés humaines, beaucoup trouvent leur alimentation dans des croyances non seulement en la valeur absolue de textes écrits (qui désignent les ennemis par la couleur de leur peau)  il y a des centaines d'années, dans une littérature où la race possède encore un rôle important, dans des paroles, des écrits et des images (sur Internet par exemple) où les différences "s'expliquent" par les conditions de naissance des individus. Il ne faut même pas être homme de progrès pour s'apercevoir de l'existence d'arguments répétitifs qui justifient les inégalités sociales. Ces arguments répétitifs font partie de discours qui veulent camoufler de nombreux aspects de la question sociale, en mettant en relief une question raciale dépourvue de fondements scientifiques.

    L'évolution des espèces et des sociétés font appel à des éléments différents : les interrelations entre espèces différentes et les relations entre membres de mêmes espèces dans le monde animal rentrent dans le cadre de la nature, même s'il existe des sociétés animales dans de nombreuses espèces, alors que les interrelations de l'espèce humaine avec les autres espèces et les relations entre membres et groupes différents de l'espèce humaine relèvent de la culture, d'un ordre de relations autre, différent, même si des analogies peuvent exister entre les mondes animaux et humains. Des millénaires d'évolution ont séparés de manière quasiment définitive l'humanité de modes relationnels qui existaient auparavant entre le cadre naturel et les différentes espèces. La société humaine s'est construite souvent progressivement par un asservissement de la nature, qui, on l'oublie parfois, n'a rien d'une matrice protectrice pour les êtres fragiles que nous sommes. Comprendre à la fois cette évolution, l'état des relations actuelles dans le monde animal et l'état des relations actuelles dans le monde humain, c'est comprendre la véritable place des éléments naturels et des éléments culturels de notre existence. C'est aussi comprendre du coup le véritable statut de multiples conflits qui traversent les sociétés humaines.

    Une manière de fixer les idées pour un début (qui laisse encore beaucoup de place aux débats) est de se reporter à la définition de la Race proposée dans le Dictionnaire du Darwinisme et de l'Évolution proposée par Charles DEVILLERS : "La notion de race pose, concernant l'animal ou le végétal, des problèmes uniquement taxonomiques ; concernant l'être humain, elle est liée à des investissements idéologiques profonds et complexes résultant de ses usages historico-politiques". Les races d'animaux domestiques constituent autant de sous-espèces spécifiques, étant donné que "l'espèce est biologiquement définie sur le critère, objectif, de l'interfécondité qui lie entre eux tous ses membres (critère d'inclusion) et les sépare des représentants d'espèces voisines (non-interfécondité, critère d'exclusion)." En définitive le terme race n'est finalement utilisé qu'en matière d'animaux domestiques, rarement en botanique, où l'on préfère les termes de variétés ou de cultivars, tandis que pour les animaux de manière générale la notion de race géographique a vu son objectivité contestée, surtout depuis l'avènement de la génétique.
   C'est précisément les recherches en matière génétique qui rendent définitivement caduques la notion de races blanche, noire, jaune, etc... "Il n'existe pas de gènes exclusivement européens ou africains...Tout au plus des gènes peuvent-ils être plus fréquents dans certaines populations que dans d'autres. Certains caractères physiques, étant en partie au moins, sous la dépendance des conditions d'environnement, sont de nature adaptative et ont pu évoluer rapidement. Les caractères strictement génétiques (immunologiques par exemple) sont en général neutres par rapport à l'adaptation et constituent alors des "marqueurs" qui peuvent renseigner sur l'histoire des populations, par migrations, fusions, scissions, etc. Ces recherches affirment sans conteste l'unicité de l'espèce humaine. L'auteur écrit toutefois que remplacer race par sous-espèce n'entraînera pas l'éradication du racisme, qui fait appel  à des considérations d'origine sociale.
Dans leur "somme" sur l'espèce, Philippe LHERMINIER et Michel SOLIGNAC, estiment qu'on pourrait à la rigueur le faire, d'un point de vue scientifique (mais du point de vue social, c'est autre chose, pensons-nous, car ne pas comprendre le racisme, l'ignorer, c'est lui offrir un pont d'or...). Mais, reprenant l'histoire des classifications des animaux, ils nous montrent que sans doute faut-il élever les sous-espèces au rang d'espèces, comme nous le verrons par la suite....

                                                             ETHUS

Randall KENNEDY, Race, Crime and the law, Random House, 1998 (voir son interview dans le journal Le Monde du 2 février 2010). Louis ALLANO et Alex CLAMENS, L'évolution, Des faits aux mécanismes; Ellipses, 2000. Charles DEVILLERS, article Race dans Dictionnaire du Darwinisme et de l'Évolution, sous la direction de Patrick TORT, 1996. Philippe LHERMINIER et Michel SOLIGNAC, De l'espèce, Syllepse, 2005.
 
Relu le 4 novembre 2019
 
Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens