Ce n'est que récemment que l'ensemble des études biologiques quitte le modèle dominant de la culture sur boite de Pétri pour la recherche des moyens de lutte contre les micro-organismes responsables des maladies, pour entrer dans une problématique d'écologie microbienne. Aussi, si nous connaissons bien ces micro-organismes étudiés depuis plus d'un siècle (les premières descriptions sont dues à Charles SÉDILLOT en 1878, un mois avant PASTEUR), si leur classification suivant leur constitution, leur morphologie, leur cycle de vie, leur mode d'action dans les organismes complexes des plantes, des animaux et des hommes est devenue très raffinée, nous avons encore beaucoup de recherches à effectuer sur leurs interactions dans l'eau, dans la terre et dans les organismes vivants, sur leur évolution perpétuelle, évolution d'ailleurs souvent maintenant accélérée par l'action des hommes pour se défendre contre leurs activités néfastes. Poussées par la nécessité de comprendre les dynamismes de la dégradation de l'environnement, autant que par les limites de l'action des antibiotiques, les disciplines biologiques autour de l'écologie microbienne se développent, avec une certaine difficulté due aux cloisonnements entre spécialités médicales.
Comme l'écrivent les responsables du réseau Microtrop, "la microbiologie est l'une des sciences biologiques qui a le plus évolué au cours des 20 dernières années. Cette évolution, due au développement rapide des outils de la biologie moléculaire, a permis la naissance de l'écologie microbienne, devenue aujourd'hui l'un des domaines clés de l'écologie moderne. Les outils moléculaires permettent aux microbiologistes de franchir le stade de l'étude du micro-organisme isolé, pour passer à l'analyse des communautés microbiennes dans leur environnement naturel. Cela demande une double compétence d'écologiste et de microbiologiste, mais seule une approche globale, interdisciplinaire, et systémique des communautés microbiennes permettra d'aborder la complexité des problématiques environnementales (réhabilitation des milieux dégradés, durabilité des agro-systèmes, dépollution, bio-remédiation, connaissance et exploitation des milieux extrêmes, etc.). Une telle approche de l'écologie microbienne nécessite cependant la maîtrise de connaissances à la fois théoriques et pratiques qui ne sont pas ou peu enseignées dans les cursus universitaires, particulièrement en Afrique (...)". Réseau voulant favorisant les échanges scientifiques sur les microorganismes entre le Nord et le Sud, Microtrop doit faire face également à une certaine lenteur de la progression de cette jeune discipline dans les pays les plus avantagés sur le plan de la recherche...
Les micro-organismes ont été les premières formes de vie à se développer sur Terre, il y a environ 3,4 à 3,7 milliards d'années. Le transfert horizontal de gènes, de pair avec un haut taux de mutation et de nombreux moyens de la variation génétique, permettent aux micro-organismes d'évoluer rapidement, de survivre dans des environnements nouveaux, de répondre à des stress environnementaux (changements constants du relief, changement de la composition de l'air, de la terre et de l'eau, changement de conditions de température et de pression, de luminosité aussi...) comme aux multiples agressions de la part de leurs concurrents. De manière récente, cette évolution rapide est importante, on le constate dans la médecine, car elle conduit à l'apparition de "super-microbes" - des bactéries (la plupart pathogènes) rapidement devenues résistantes aux antibiotiques modernes.
L'apparition des végétaux et des animaux complexes ont sans doute accéléré la compétition entre micro-organismes, celle des activités humaines de prévention et de soins aux maladies, l'ont accéléré davantage : la multiplication des terrains de lutte ont sans doute accru dans de notables proportions la variété des micro-organismes et ont complexifié leurs interactions, surtout par l'introduction dans ces terrains de lutte de nouveaux micro-organismes (dans le domaine médical et vétérinaire). Déjà le vaste mouvement de domestication avait orienté de nombreuses batailles entre ces micro-organismes.
Des luttes microscopiques
Raymond VILAIN décrit sous une forme vulgarisée ces luttes microscopique : "L'écologie microbienne est la science qui étude tous les microbes présents sur un biotope et les facteurs d'équilibre. Le biotope, c'est vous ou moi à partir du moment où nous sommes vivants. L'équilibre définit la bonne santé vis-à-vis-vis de ces petites bêtes. Connaître les facteurs de cette paix provisoire nous intéresse. Nous pourrons éviter la guerre et, si nous sommes obligés de l'affronter, préparer une bonne paix. Nous offrons aux microbes deux territoires étendus : la peau et les muqueuses. Le tube digestif a l'originalité d'être ouvert aux deux bouts. Tunnel chaud et humide, il est plutôt surpeuplé. Les autres biotopes muqueux sont en impasse : trachée, urètre, vagin. Les défenses sont bien organisées mais, au moins pour les muqueuses génitales, le tourisme est dangereux. Il ne faut pas que la simple découverte d'un microbe lors d'un examen bactériologique déclenche une panique chez le porteur. Nous sommes normalement habités par des microbes, partout où les conditions de vie sont bonnes ou simplement acceptables. Pour que nous nous inquiétions, il est nécessaire que le germe soit pris en flagrant délit et reconnu coupable. Les microbes forment en effet une interface grouillante qui sépare normalement notre corps du monde extérieur. Location, métayage, squattérisation, effraction sont les différents statuts de notre relations journalière avec eux." Ce début de description ne va sans doute pas assez loin : nous sommes en fait formés en partie de toute cette "faune", dans les vaisseaux comme dans les tissus. Les bactéries, virus et compagnie se livrent à des interactions conflictuelles (qui peuvent être coopératives sous forme de parasitages) incessantes autant à la surface qu'à l'intérieur de ces vaisseaux et de ces tissus, dans des modalités égoïstes (les microbes ne nous connaissent pas réellement...) et à courtes distances qui selon les cas bénéficient ou nuisent à notre intégrité physique. "Les bactéries, organismes unicellulaires, ont été les premiers habitants de notre planète. Elles ont laissé leurs traces dans les roches primitives (d'où nous pouvant les extraire, sous formes dégradées, leurs descendants plus ou moins directs). Elles vivaient et se multipliaient en se coupant en deux. (...) Cette donation-partage peut se faire à grande vitesse ou s'arrêter pour de longues périodes. Nourries dans la soupe primitive de l'Univers, elles fabriquaient de l'oxygène à titre de déchet. La quantité de ce gaz-ordure devenant de plus en plus importante, il leur fallut s'organiser pour survivre. Certaines, irréductibles, vivant là où l'oxygène ne pouvait pénétrer, continuèrent le régime qui leur réussissait (anaérobies). Les autres évoluèrent. Certaines se convertirent complètement et devinrent dépendantes de cet oxygène-déchet, élevé à la hauteur de principe vital (aérobies). Beaucoup se décidèrent à vivre selon les deux modes, appréciant l'oxygène lorsqu'il y en a, mais pouvant s'en passer. Lorsque les animaux apparurent, un nouveau destin s'offrit. Les microbes virent les reptiles sortir prudemment des mers de l'ère secondaire".
Là, l'auteur fait un très grand raccourcit évolutionniste, qui peut empêcher de comprendre que c'est le résultat de l'évolution de ces micro-organismes qui produit des êtres vivants plus complexes. "Volontaires ou embarqués malgré eux, certains microbes tentèrent leur chance. Délaissant l'humus ombreux sous les fougères arborescentes, les feuilles et les arbres destinés à devenir du super ou de l'ordinaire (là, nous trouvons que l'auteur force dans la vulgarisation, mais peu importe!), les mousses battues par les flots, ils suivirent ces véhicules amphibies. Des options s'offrent pour cette croisière : la surface écailleuse ou les profondeurs digestives (ce choix n'en est pas vraiment un, puisque tout dépend des multiples contacts entre micro-organismes et de leurs caractéristiques attirances-répulsions...), le pont promenade ou les soutes encombrées. Seuls les aérobies vraies ou anaérobies facultatifs pouvaient survivre au-dehors. Tous, mais surtout les anaréobies, choisirent l'obscurité chaude, nutritive et pestilentielle des tripes (pestilentielle, c'est vite dit, pour reprendre même ton humoristique!). Devenus parasites, incapables ou presque de retourner à leur patrie d'origine, ils passèrent d'un animal à l'autre au gré de l'évolution, de leurs appétences particulières et des catastrophes naturelles. Ils préféraient l'abondante fourrure des grands signes mais n'hésitèrent pas à coloniser un modèle moins velu, bipède à temps plein, l'homme. (...) L'enfant naît stérile. Il est rapidement contaminé par les microbes (l'auteur parle là des microbes extérieurs, car son corps abonde déjà de micro-organismes...) dès le début de sa sortie par les voies naturelles. (...). En réalité, il n'accepte pas n'importe quel microbe de l'environnement (pour poursuivre sur le même ton, grâce à qui? aux micro-organismes déjà là...). La bouche, office d'immigration le plus tolérant qui soit, doit être placé sous haute surveillance.(...) Sur la peau, mise à l'air, recouverte de la layette ou culottée par les couches, s'installe dans la majorité des cas une flore paisible (pas si paisible que ça d'ailleurs!) dont les éléments viennent des espèces parentales et ancillaires (et alors, les parents ne transmettent qu'une flore paisible!). Les bactériologistes ont étudié ce peuplement progressif et sélectif en surveillant les enfants nés par césarienne et soustraits aux contaminations extérieures par une bulle. Nous avons notre flore microbienne personnelle exactement comme nos empreintes digitales. (...).
Des processus complexes mettant en jeu des micro-organismes toujours en mouvement...
Pour aller voir de près ces populations qui s'interposent entre la lame du bistouri et le corps humain et dont nous avons bien du mal à nous débarrasser provisoirement (il s'agit, l'auteur a bien raison, d'une lutte perpétuelle et sans fin...), réduisons-nous un instant à l'échelle de la bactérie et inscrivons-nous pour un circuit du grand tourisme cutané.
La visite commence par le front. Le paysage est assez semblable aux steppes de l'Asie centrale, plus ou moins desséchées. La terre craquèle sous le soleil. De larges écailles de kératine se forment et se détachent. De minuscules roseaux, le duvet, émergent de-ci, de-là. une manne providentielle suinte le long de la tige et s'étale autour : le sébum. De petits puits, oasis en réduction, parsèment le terrain. Un geyser de sueur jaillit de temps à autre avec moins de régularité que le célèbre Old Faithful de Yellowstone. Sueur et sébum forment un limon dans lequel nous patinons si le front est exposé au soleil. Mais nous sommes venus voir les bêtes, comme au Kenya. Elles sont groupées en petites colonies autour des points d'eau. D'autres sont accrochées aux écailles de kératine que le vent emporte. Le guide nous montre des billes rondes et des bâtonnets, plus ou moins garnis de protubérances mobiles et changeantes. certains microbes s'accrochent comme des calamars. Les billes sont des staphylocoques dits blancs par opposition à d'autres, dorés. Ces staphylocoques blancs sont habituellement inoffensifs. Ils sont dépourvus de mâchoires agressives (comprenez que leur équipement enzymatique est sans danger pour les cellules vivantes). Les bâtonnets sont de débonnaires bacilles, parfois impliqués dans un conflit juvénile : l'acné. (....) Si nous campons sur place, nous pouvons constater que ces quelques tribus (deux millions de germes au centimètre carré) se nourrissent paisiblement, se reproduisent rapidement, mais que leur nombre reste remarquablement stable. Les plus hardis des touristes profitent de l'arrêt pour faire un peu de spéléologie. Ils descendent encordés dans les entonnoirs des glandes sudoripares et pitonnent le long des poils. Ils peuvent voir les cavernicoles groupés en petit nombre le long du poil et au fond des creux, à l'abri de la douche et du savon. Après les ouragans hygiéniques (...) ils envoient quelques uns des leurs repeupler la surface un moment déserte. Nous longeons ensuite une épaisse forêt, les cheveux. Nous ne nous y aventurerons pas, surtout s'il s'agit d'un de ces appendices capillaires de type mérovingien dont la résurgence a permis le retour des poux. Grouille dans les futaies une flore composite nombreuse et féroce. Elle résiste bien aux nouveaux shampooings de plus en plus parfumés et vitaminés mais de moins en moins antiseptiques. Nous allons directement à l'aisselle en traversant le thorax, savane herbeuse chez l'homme où paissent de nombreux troupeaux. La traversée de l'aisselle comble les touristes les plus blasés. dans cette forêt tropicale luxuriante, sous les pluies torrentielles et fréquentes, de nombreuses espèces (....) s'accrochent aux branches (...) patrouillent dans les marais. (...) Le grand tour continue par la visite du cratère géant, l'omblic. Peu d'animaux aux alentours de cette décharge privée géante où sédimentent les poussières champêtres et urbaines, les débris textiles les plus divers et quelques résidus alimentaires à l'abri des orages salvateurs. (L'auteur rend bien la multitude de micro-organismes nécrophages, se nourrissant de multiples débris naturels ou artificiels qui peuplent la peau...) (...) Nous traversons avec un grand frisson le désert de la soif : l'ongle. Rien n'y pousse. Rien n'y vit (Là, l'auteur exagère un peu!). Une grande corniche nous amène au-dessous des gorges du Tarn, je veux dire le périnée. Passent sans s'accrocher des hordes sauvages accompagnant les selles. Retournant à notre point de départ après cette visite au mètre carré et quelque chose de surface cutanée, le guide nous explique que les microbes que nous avons vu sont des résidents. Ils naissent, se nourrissent et se reproduisent sur place. Leur nombre, leurs espèces sont remarquablement fixes pour un individu donné, à un endroit précis, sous un microclimat stable. Cet équilibre est assuré par les qualités du sébum et de la sueur, nourritures pour les uns, poisons pour les autres, et par la présence même des habitants qui luttent pour conserver leur territoire. Cet équilibre démographique presque parfait (relativement...) et ce peuplement ethniquement homogène ne sont pas dus qu'au contrôle rigoureux des naissances. La lutte contre les envahisseurs est continuelle et sans merci. Il n'y a pas plus raciste que les germes résidents (l'auteur risque avec cette prose de tomber dans l'anthropomorphisme mais il indique par là la forte spécificité par rapport au milieu de nombreux micro-organismes...). Les microbes venus par les multiples contacts de la vie quotidienne ne sauraient s'éterniser là où ils ont été parachutés. Ils disparaissent en quelques heures. Mais ce temps est suffisant pour que la main ainsi contaminée aille dans une capable partie de ping-pong hospitalier contaminer quelque crudité, tétine de biberon ou aiguille à injection intramusculaire. Nous élevons nos propres envahisseurs du territoire cutané. A la jonction des muqueuses et de la peau des narines vivent des staphylocoques dorés, dotés d'enzymes à la gloutonnerie bien connue. Ils sont responsables des furoncles, des septicémies, des panaris, de l'infection au début de l'évolution des brûlures, de la très grande majorité des infections post-opératoires. De leur gîte narinaire, ils défilent sur toute l'aire cutanée en colonies si nombreuses qu'il y en a toujours une, quel que soit l'endroit où se produit la plaie. Certains d'entre nous élèvent plus de staphylocoques dorés que d'autres. S'ils sont pâtissiers, ils peuvent, en déposant ces chiots dans une crème anglaise, envoyer une noce à l'hôpital, les enfants d'une cantine scolaire en vacances forcées (c'est parfois digne de Stephen King, cette prose (voir son livre, Le fléau)....). Mais en dehors de conditions bien particulières, ces staphylocoques ne font que passer. (...) Les streptocoques vivant dans la gorge, les germes (...) des selles rejoignent ces touristes sans avoir, eux non plus, la possibilité de s'installer à demeure. La connaissance de l'écologie microbienne est indispensable, aussi bien à celui qui s'occupe d'hygiène alimentaire qu'au chirurgien ou au fabricant de déodorant. (...)". Ce texte montre bien la cascade d'événements entre le pullulement de certains micro-organismes en terrain favorable, les conséquences macroscopiques, les répercutions à l'échelle d'un organisme tout entier d'une multitude de combats microscopiques.
Dans cette lutte, la biologie a bien identifié les différents acteurs, "amis" ou "ennemis" de l'organisme complexe qu'est un humain, a identifier nombre de ces cascades d'événements, souvent en faisant des sauts entre la présence de bactéries, virus et compagnie et l'effet de cette présence sous forme de maladie à des stades particuliers. Sans pour l'instant avoir le tableau complet des différents champs de bataille. L'objectif des études d'écologie microbienne est de parvenir à dresser la cartographie et le déroulement de ces batailles, en tenant compte de l'évolution qu'elles provoquent chez les acteurs mêmes, car c'est souvent au niveau génétique que cela se passe. Ils ont à élucider la nature, la fréquence et les lieux d'interactions entre plusieurs agents microbiens, pathogènes ou non pour l'homme. La chaîne d'évènements du niveau microscopique au niveau de la structure entière d'un individu n'est ni directe ni forcément aboutie : du niveau des relations entre microbes, entre virus, entre microbes et virus, entre cellules structurelles d'un part et cellules circulantes d'autre part et ces derniers, au niveau du système immunitaire jusqu'au niveau de chacun des organes éventuellement atteints, puis du niveau de chacun des organes à l'ensemble de la structurelle corporelle, il existe des batailles qui restent à un seul niveau comme d'autres qui mettent en jeu tout l'organisme. Longtemps l'ingénierie médicale s'est attaquée aux relations entre agents pathogènes et circuits défensifs. Maintenant, il s'agit de comprendre comment s'organise l'écologie microbienne. C'est d'abord au niveau microscopique que se situent les premières batailles, d'où l'importance de l'enjeu de telles recherches.
Des batailles et des évolutions complexes...
C'est ce que rappelle Philippe SANSONETTI dans une "leçon inaugurale" de 2008 au Collège de France. L'auteur titulaire de la chaire de microbiologie et maladies infectieuses traite alors des microbes et les hommes, de la guerre et de la paix aux surfaces muqueuses. Plusieurs points doivent demeurer à l'esprit lorsque l'on traite des batailles microscopiques :
- L'homme évolue dans un monde microbien : bactéries, virus, virus de bactéries (les bactériophages), levures et champignons. Citons aussi les parasites mono et multicellulaires, même s'ils n'entrent pas dans la définition des microbes stricto sensu car ils sont une cause majeures d'infection.
- Dès que les êtres vivants sont devenus multicellulaires, ils ont dû socialiser avec les microbes, premiers occupants de la planète, et établir avec eux un état de commensalisme, voire de symbiose. Les êtres multicellulaires modèles, comme le vers Caenohabditis et la mouche Drosophilia, ont un mIcrobiote commensal - c'est le terme désormais utilisé pour définir la flore microbienne résidente - et sont sensibles à des pathogènes. Les systèmes gouvernant la gestion de cette interface, qui sont nés de l'adaptation de mécanismes parmi les plus fondamentaux du développement, ont été remarquablement conservés au cours de l'évolution, de l'insecte aux primates supérieurs. La co-évolution homme-microbes ne s'est pas résumée à la reconnaissance et à l'éradication des pathogènes ; elle a aussi mené à la tolérance des microbiotes commensaux. La veille microbiologique de notre organisme est permanente.
- A côté des maladies infectieuses aiguës, on observe des colonisations chroniques ne donnant lieu à des complications significatives que dans un pourcentage limité de cas. Ainsi, dans les régions pauvres de la planète, la bactérie Helicobacter pylori, un pathogène gastrique, peut coloniser la population dès le plus jeune âge, mais elle ne donnera lieu à des complications (ulcère gastroduodénal, cancer de l'estomac) que chez une fraction limitée des individus. Faut-il la décrire comme un commensal violant la frontière, ou comme un pathogène furtif assurant sa survie prolongée? Faut-il invoquer la susceptibilité variable des individus en fonction de leur bagage génétique, ou des facteurs environnementaux? Probablement les quatre à la fois, ce qui souligne que la recherche dans le domaine des maladies infectieuses doit être multidisciplinaire.
- Pour compliquer ce schéma, certaines pathologies comme les maladies inflammatoires chroniques de l'intestin (la maladie de Crohn par exemple) reflètent une mauvaises gestion de l'interface avec notre microbiote commensal. L'analyse génétique de ces maladies commence à nous fournir des gènes candidats, qui sont autant de pistes orientant vers la nature moléculaire et cellulaire de cette interface. Va-t-il falloir revoir nos concepts et définitions des maladies infectieuses? Susceptibilité génétique à des organismes de l'environnement habituellement non pathogènes, infections opportunistes des sujets immunodéprimés, infections pluri-microbiennes : les postulats de Koch souffrent des exceptions. Les voies de la co-évolution hôte-microbe restent souvent impénétrables, et seule une perspective évolutionniste fondée sur une vision de pression sélective mutuelle a un sens.
- "Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes ni les plus intelligentes, mais celles qui s'adaptent le mieux aux changements", écrivait déjà Charles Darwin. "L'évolution procède comme un bricoleur qui pendant des millions et des millions d'années, ruminerait lentement son oeuvre, la retouchant sans cesse, coupant ici, allongeant là, saisissant toutes les occasions d'ajuster, de transformer, de créer", écrit François Jacob dans Le Jeu des possibles. Sans cette lecture, on ne peut comprendre comment s'est développée notre interface avec les microbes : par exemple comment une voie gouvernant le développement dorso-ventral de la mouche a pu devenir une voie de perception des microorganismes jusque chez les mammifères ; ou encore, comme un flagelle bactérien a pu se transformer en un appareil de sécrétion de toxines, ou vice versa.
- Au fond, l'homme est un hybride primate-microbes. Nous hébergeons dix fois plus de bactéries que nous ne possédons de cellules somatiques et germinales. Le tractus intestinal héberge l'essentiel de ce microbiote, atteignant le chiffre astronomique de 10 puissance 14 bactéries (cent mille milliards). L'extrapolation des résultats d'identification moléculaire indique que nous hébergeons de 15 à 30 000 espèces différentes. On peut donc considérer que la séquence du génome humain ne sera complète tant que l'on ne disposera pas de celle de son microbiome, soit probablement un pool de gènes 100 fois supérieur au génome humain. C'est une gageure, car le microbiote varie d'un individu à l'autre, d'une région à l'autre, d'un site anatomique à l'autre.
- Simplifions... Le microbiote intestinal comporte deux grands groupes : les firmicutes, bactéries à Gram positif anaérobies, et les bacteroidetes, bactéries à Gram négatif anaérobies. Les protéobactéries qui nous sont les plus familières, comme Escherichia coli, sont en fait ultraminoritaires - au moins à l'homéostasie, car dans les situations pathologiques, comme les maladies inflammatoires de l'intestin, les équilibres sont rompus et les bacteroidetes disparaissent au profit de pratéobactéries. Qui est l'oeuf, qui est la poule? Est-ce la maladie inflammatoire qui cause le déséquilibre microbiote, ou le déséquilibre qui cause la maladie inflammatoire?
- Essayons de simplifier. Le microbiote intestinal a une activité métabolique globale équivalente à celle d'un organe comme le foie. Cet organe surnuméraire a de nombreuses fonctions. Il mai tient un effet de barrière contre les microorganismes allogènes, éventuellement pathogènes. Il assure l'homéostasie de la barrière épithéliale intestinale en stimulant sa restitution en cas d'altération, mais assure aussi le développement et le maintien du système immunitaire muqueux ainsi que du réseau vasculaire sous-épithélial. Il joue un rôle clé dans la nutrition et le métabolisme : hydrolyse et fermentation des polysides complexes, biosynthèse de vitamines, production d'acides gras à chaînes légères qui représentent une source nutritionnelle majeure pour l'épythélium, détoxification des xénobiotiques alimentaires. Il ne s'agit donc plus de commensalisme au sens générique du terme, mais bien d'une symbiose.
- Mêmes si les pathogènes sont minoritaires dans cet environnement microbien, leur impact est majeur. Dans Destin des Maladies infectieuses, (dans les années 1930) Charles Nicolle se demande si l'on peut tirer une ligne définissant d'un côté les bonnes bactéries - le microbiote - et d'un autre les mauvaises, celles qui sont pathogènes?
- Émile Roux écrivait que "la virulence d'un microbe (pathogène) (ce qui fait sa spécificité) est son aptitude à vivre dans l'organisme des êtres supérieurs et d'y secréter des poisons". Charles Nicolle, à la suite des travaux de Louis Pasteur et de ses élèves concluait qu'"il y a donc de bonnes raisons de penser que la virulence est liée à un support matériel. Ne la voyons-nous subir parfois des variations brusques auxquelles on peut donner légitimement le sens et de nom de "mutations", et ces variations subites se traduire, en dehors de l'adaptation à un être nouveau, par l'acquisition de propriétés pathogènes nouvelles vis-à-vis de l'espèce animales qu'elle (la bactérie pathogène) infecte ordinairement?
- Presque concurremment, Frederick Griffith découvre à Londres la transformation chez le pneumocoque, permettant la démonstration du principe transformant de Griffith - capable de restaurer l'expression de sa capsule, donc sa virulence, à une souche a-capsulée de pneumocoque - était détruit par l'enzyme DNase. Cette expérience prouvait que le support matériel de la virulence étant l'acide désoxyribonucléinque (ADN) qui "accessoirement" devenait LE support de l'hérédité.
- On découvre rapidement que certains facteurs clés de la virulence, comme la toxine diphtérique, sont codés par des éléments génétiques mobiles comme le bactériophage bêta. Puis survient, dans les années 1950, la révolution moléculaire : André Lwoff, Jacques Monod, François Jacob, Elie Wolmann et bien d'autres forgent les concepts et les outils qui vont permettre de faire se rejoindre, sinon Escherichia coli et éléphant, au moins Escherichia coli et microorganismes pathogènes.
- Stanley Falkow eut alors l'intuition que cette génétique moléculaire naissante allait permettre de déchiffrer le pouvoir pathogène des microbes, dans Infectious Multiple Dru Resistance, de 1975.
- Que nous ont appris la génétique moléculaire, puis la génomique des pathogènes? Escherichia coli s'est avéré dès le début constituer un excellent modèle. Cette même espèce comporte en effet des isolats commensaux et des isolats pathogènes, ces derniers pouvant se décomposer en plusieurs pathovars intestinaux, urinaires, septicémiques, responsables de méningites. Il est vite apparu qu'au delà des propriétés métaboliques et antIgéniques souvent prises en défaut, chacun de ces pathovars a une signature génétique complexe correspondant à l'accrétion génomique d'éléments ; certains sont mobiles, les bactériophages et les phagiques ; d'autres sont fixés dans le chromosome mais probablement d'origine phagique : les "ilots de pathogénicité". Cette pathogénicité s'est construite par sauts quantiques, sous oublier la "touche finale" de mose de l'ensemble de ce dispositif sous le contrôle d'une stricte hiérarchie de régulations répondant aux conditions environnementales. Les séquençages et les analyses pngénomiques ont parfaitement confirmé ce concept, traduisant l'existence de flux constants de gènes.
- Des questions persistent : quelle est l'origine de ces gènes étrangers? Ce modèle est-il vrai pour l'ensemble des pathogènes? La réponde simple est "souvent mais pas toujours". Les organismes modèles sont des objets idéaux de recherche à condition de savoir en sortir. Enfin, les virus ont-ils subi une évolution génomique similaire? Oui, sans doute, pour les grands virus ADN comme les Pox et les Herpes, qui ont acquis des gènes de leurs partenaires cellulaires leur servant essentiellement à leurrer notre système immunitaire. C'est moins clair pour les virus ARN, où les recombinaisons intra-espèce et la piètre fidélité de l'ARN polymérase contribuent à générer la diversité nécessaire à l'adaptation aux hôtes et aux sauts d'espèces.
- Revenons au coeur du paradoxe du commensalisme et de la pathogénicité qui sont gérés par les mêmes systèmes de surveillance immunologiques. Les commensaux intestinaux établissent un subtil dialogue moléculaire avec l'épytélhium à travers le filtre du mucus de surface, sur lequel ils sont établis en biofilms complexes. Ils sont maintenus à distance respectable par un gradient de facteurs antimicrobiens épythéliaux, et perçus en proximité et densité par l'échantillonnage permanent de molécules propres au monde procaryote. Ce dialogue moléculaire résulte, via l'analyse et le filtrage épithélial de ces signaux, en une situation tolérogène pour le microbiote. Des mécanismes sans doute très proches président à la tolérance des autres microbiotes, particulièrement le microbiote cutané.
- Les pathogènes disposent eux d'un arsenal de facteurs de virulence leur permettant d'accéder aux surfaces de l'hôte, d'y adhérer, éventuellement de les envahir, d'y injecter grâce à des systèmes dédiés des toxines qui vont assurer la subversion de la barrière épithéliale et de ses système de défense immunitaire. L'ensemble de ces effets est perçu par l'hôte comme un signal de danger, d'un seuil d'alerte dépassé : d'où une réponse immunitaire innée inflammatoire microbicide, mais aussi destructrice, largement responsable des symptômes et lésions de la maladie.
Philippe SANSONETTI, Des microbes et des hommes, Guerre et paix aux surfaces muqueuses, Leçon inaugurale du Collège de France, 20 novembre 2008. Raymond VILAIN, "jeux de mains", Arthaud, 1987 ; Réseau Microtrop.
Relu le 1 septembre 2020