Il peut être difficile pour un lecteur français de cette traduction de 2005, d'un ouvrage paru aux États-Unis en 1990, puis réédité en 1999, de comprendre ses tenants et ses aboutissants s'il n'a pas en tête une certaine périodisation du féminisme par les féministes américaines, pas plus que la perception du va-et-vient, plein de promesses de malentendus entre réflexion française (avec cette fameuse French Theorie, qui n'a de français que le nom) et réflexion américaine sur le genre.
Dans cet ouvrage majeur outre-atlantique, la philosophe Judith BUTLER invite à penser le trouble qui perturbe le genre pour définir une politique féministe sans le fondement d'une identité stable. Ouvrage classique pour les recherches sur le genre, ce livre se trouve aux croisements (ce n'est pas le seul qui y est, notons-le) des études féministes et des études gaies et lesbiennes.
Nombre de féministes américaines estiment être au moment d'une Troisième vague féministe, ensemble large de revendications politiques et de pratiques artistiques, mises en avant à partir des années 1980, aux États-Unis d'abord. Elles sont principalement issues de groupes minoritaires et des minorités ethno-culturelles en particulier. Ce terme Troisième vague n'entre véritablement dans l'histoire culturelle qu'à partir des années 1990, pour qualifier une nouvelle génération de féministes qui intègrent à leurs luttes des enjeux et des pratiques qui se situent en rupture, mais parfois aussi en continuité, avec ceux de la génération précédente, issue, elle, de la "deuxième vague".
Cette périodisation, propre aux États-Unis et refusée parfois nettement dans d'autres pays, distingue donc une première, une deuxième puis une troisième vague féministe. Cette notion de vague est popularisée en 1920 par Elizabeth SARAH (Reassesments of "First Wave"). Le combat des femmes en faveur du droit de vote - aussi appelé mouvement des suffragettes, s'active à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Cette première vague a pour objectif large de réformer les institutions, de sorte que les hommes et les femmes deviennent égaux devant la loi.
Une deuxième vague vient à partir du milieu des années 1960 et pendant les années 1970 : pour ces nouvelles féministes, aucune égalité des sexes ne peut être obtenue à l'intérieur du présent système patriarcal, sinon quelques compromis temporaires et partiels. La solution est donc de renverser ce système patriarcal, et d'instaurer de nouvelles valeurs, de nouveaux rapports entre les sexes. Féminisme radical, mouvement de libération des femmes, néo-féminisme, féminisme marxiste font partie de cette deuxième vague.
Rebecca WALKER (article Becoming the Third Wave) en 1992 parle d'une troisième vague émergente depuis les années 1980, avec l'activité des militantes noires toujours plus nombreuses. Ces féministes s'élèvent contre le caractère blanc et bourgeois du féminisme radical. La minorisation des femmes blanches occidentales dans les rassemblements internationaux de femmes fait partie de cette évolution. Micheline DUMONT, dans un recueil de textes, Dialogue sur la troisième vague féministe (2005), expose cette notion, qui tarde à s'implanter - si elle s'y implante, mais rien n'est sûr - dans le vocabulaire courant des féministes francophones, qui préfèrent de loin l'utilisation du terme "jeunes féministes", et qui sont moins marquées par le phénomène du racisme. Le célèbre essai de la femme lesbienne Judith BUTLER, Gender Trouble, se situe dans ce contexte.
La philosophe relie Michel FOUCAULT, Sigmund FREUD, Jacques LACAN et Claude LÉVI-STRAUSS, Simone de BEAUVOIR, Luce IRIGARAY, Julia KRISTEVA et Monique WITTIG, afin de penser, avec et contre eux, sexe, genre et sexualité, les désirs et les plaisirs. Elle le fait d'une manière - curieuse pour un intellectuel français qui réside en France ou en Europe - et cela consciemment, puisqu'il s'agit d'une réception biaisée - en reprenant les pensées de ces auteurs qui, dans notre pays, ne sont presque jamais lus ensemble. Elle se situe dans une tradition sociologique et anthropologique anglo-américaine qui retranscrit dans sa propre culture l'apport de ces auteurs. Il n'est peut-être pas utile d'entrer dans les méandres de cette réception, qui peut multiplier les quiproquos (François CUSSET, French Theory, La Découverte, 2003), d'autant que le projet de la professeure de rhétorique et de littérature comparée à l'Université de Californie à Berkeley est assez clair, même si le texte du livre demande une lecture attentive.
Elle le restitue dans une Introduction rédigée en 1999 : "Ce qui m'intéressait le plus en 1989, c'est de faire la critique d'une présomption d'hétérosexualité fort répandue dans la théorie littéraire féministe. Je cherchais à contester les présupposés sur les limites et les bons usages du genre, dans la mesure où ceux-là limitent les significations du genre à des idées reçues sur la masculinité et la féminité. Je pensais et continue de penser que toute théorie féministe qui en vient à limiter les significations du genre pour rendre possible sa propre pratique érige le genre en norme d'exclusion au sein du féminisme, avec pour résultat fréquent l'homophobie. Il me semblait à l'époque, et aujourd'hui encore, que le féminisme doit se garder d'idéaliser certaines expressions du genre qui produisent en retour de nouvelles formes de hiérarchie et d'exclusion. Je tenais en particulier à contester ces régimes de vérité qui stipulaient que certaines formes d'expression genrées étaient simplement fausses ou de pâles imitations, et que d'autres avaient la vérité de l'original. Loin de moi l'idée de prescrire un nouveau mode de vie genré susceptible de servir de modèle aux lecteurs et aux lectrices de ce texte. Mon but en écrivant ce livre était d'ouvrir un champ des possibles en matière de genre sans dicter ce qu'il fallait réaliser. Mais à quoi bon, pourrait-on se demander, "ouvrir le champ des possibles"? Le sens de cette question parait tellement évident aux personnes qui ont fait l'expérience de vivre comme des êtres socialement "impossibles", illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes, qu'elles ne se la posent pas."
Elle demande si la perspective de voir s'effondrer les dichotomies de genre est si monstrueuse que cela, au point de l'exclure de nos efforts pour penser le genre. C'est à une recherche sur le lien entre genre et sexualité qu'elle se livre. Elle ne répond pas, et ne veut pas répondre, à la question de savoir si la matérialité du corps est entièrement construite, même si, à la suite de Simone de BEAUVOIR qui écrit qu'on ne naît pas femme, mais qu'on le devient, elle se pose cette question.
"L'assiduité avec laquelle j'entreprends de "dénaturaliser" le genre dans ce livre, écrit-elle, vient, je crois, du désir profond de contrer la violence des normes qui gouvernent le genre - une violence implicite au niveau des morphologies idéales du sexe - et aussi de déterrer les présupposés les plus tenaces concernant le caractère naturel ou évident de l'hétérosexualité, des présupposés pétris par les discours ordinaires ou académiques sur la sexualité." Elle aurait aimé inclure dans son livre "une discussion des pratiques transgenres et de l'intersexualité, de la manière dont opère le dismorphisme idéal de genre" dans les discours sur les interventions chirurgicales, menant alors jusqu'au bout, vu les possibilités technologiques croissantes dans le domaine biologique, sa réflexion sur le trouble du genre.
La théorie queer et la pratique queer demandent également une explication, que l'auteur fournit d'ailleurs partiellement dans son livre. Théorie sociologique qui critique essentiellement l'idée que le genre sexuel et l'orientation sexuelle seraient déterminés génétiquement en arguant que la sexualité mais aussi le genre social d'un individu n'est pas déterminé exclusivement par son sexe biologique, mais aussi par un environnement socio-culturel et une histoire personnelle. Pratique, connue surtout par l'intermédiaire de séries télévisées, de gays et de lesbiennes qui effectuent l'extériorisation (coming out), souvent de manière à provoquer des réactions, briser l'indifférence, de leur identité sexuelle. Née en réaction d'une répression anti-homosexuelle (qui remonte au moins à la fin des années 1960), dans la foulée également des Pride et des Marches où se retrouvent gays, lesbiennes, bisexuels et transsexuels, en réaction également à une stigmatisation psychiatrique (le fameux DSM). Le phénomène queer reprend toute une partie de la réflexion féministe à son compte. Les termes français depuis les années 2000 qui s'en rapprochent le plus sont allosexuel et altersexuel, mais ce n'est pas très parlant... Le livre de Judith BUTLER fait également la critique de ces théories et pratiques.
Ce livre est divisé en trois grands chapitres qui "dressent le plan d'une généalogie critique des catégories de genre dans des domaines discursifs très différents".
Au premier chapitre, "Sujets de sexe/genre/désir", elle réexamine le statut des femmes en tant que sujet du féminisme, de même que la distinction sexe/genre. "L'hétérosexualité obligatoire et le phallagocentrisme sont compris comme des régimes de discours/pouvoir qui se distinguent souvent par leur manière de répondre aux questions qui se trouvent au coeur du langage du genre : comment le langage construit-il les catégories de sexe? Le "féminin" résiste-t-il à sa représentation dans le langage? Le langage est-il phallogocentrisque (...) Le "féminin" est-il le seul sexe qui soit représenté dans un langage où le féminin est identifié au sexuel ? (...) Où et comment convergent l'hétérosexualité obligatoire et le phallogocentrisme? Quels sont les points de rupture entre eux? (...) ".
Le chapitre 2, "Prohibition, psychanalyse et production de la matrice hétérosexuelle", se propose de réexaminer certaines explications structuralistes, psychanalytiques et féministes du tabou de l'inceste comme le mécanisme qui reproduit des identités de genre, distinctes et cohérentes.
Le dernier chapitre, "Actes corporels subversifs", part d'une réflexion critique de la construction du corps maternel chez Julia KRISTEVA pour dévoiler les normes implicites qui gouvernent l'intelligibilité culturelle du sexe et de la sexualité dans son oeuvre. Elle utilise l'oeuvre de FOUCAULT pour ce faire. Dans sa conclusion, elle propose une utilisation de la parodie dans une politique féministe, afin de subvertir l'identité sexuelle.
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Judith BUTLER, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l'identité, Préface de Eric FASSIN, Traduit de l'anglais par Cynthia KRAUS (Gender Trouble, Feminism and the subversion of Identity, Routledge, New york, 1990), La Découverte/Poche, 2005, 285 pages.
Relu le 7 novembre 2020