Docteur en philosophie, diplômé de chinois aux langues orientales, enseignant à l'université depuis 1988, memebre du Centre de recherches sur l'Extrême-Orient de Paris-Sorbonne (CREOPS), Ivan P KAMENAROVIC est bien placé pour faire comprendre la différence de perceptions du conflit en Extrême-Orient et en Extrême-Occident. Les perceptions occidentales et chinoises diffèrent si fortement qu'il est parfois difficile d'effectuer des traductions simples et directes sur des notions qui structurent les mentalités, à savoir la compréhension de soi et du monde (l'individu et le monde), la conscience-même de soi... L'auteur s'attache précisément à établir les différences et les similitudes des philosophies qui de manière directe éclairent bien des aspects des philosophies politiques possibles aux extrémités du continent euro-asiatique.
Le conflit, qui imprègne si fortement la philosophie occidentale n'a pas la même résonance dans la philosophie chinoise, comprise comme un ensemble qui couvre plusieurs sensibilités spirituelles, du taoïsme au bouddhisme, et où le confucianisme opère, même lorsqu'une pensée est censée se construire contre lui, un prisme de compréhension obligatoire.
L'auteur dans son introduction nous dit qu'"il nous a paru intéressant, en raison de la place si importante qu'elle occupe en même temps dans nos mentalités et dans notre civilisation, de nous pencher sur la notion de "conflit". Voici en effet un mot qui ne présente pas de signification si philosophiquement élaborée qu'elle puisse engendrer des difficultés de compréhension ou d'interprétation. néanmoins, si bien que son utilisation soit si fréquente en Occident, il n'est guère possible de trouver un équivalent chinois qui rend compte de la résonance à la fois positive et négative (...) qu'il a pour une oreille occidentale." "Ce que nous allons tenter de faire, c'est de montrer à quel point une notion qui peut apparaitre au premier abord comme universelle reçoit en réalité des significations et des valeurs qui trouvent leur origine dans la civilisation au sein de laquelle elle s'est développée, en rapport aussi bien avec d'autres notions, éléments, conditions, qu'avec différentes manières de les relier les uns aux autres. En Chine comme en Occident, en Australie comme en Afrique, la violence, la brutalité, l'animosité, la contradiction existent et prennent des formes dont certaines sont spécifiques tandis que d'autres son universelle. le conflit existe donc bel et bien en Chine et en Occident, mais il vient chaque fois s'insérer dans un tout, un horizon mental donné au sein duquel la place qu'il occupe, ce qui veut dire la signification, la valeur et l'image qui lui correspondent diffèrent profondément d'une civilisation à l'autre."
L'auteur définit dans un premier temps des caractéristiques de la perception occidentale du conflit. Ainsi, une tradition qui remonte à HÉRACLITE d'Ephèse, contemporain de CONFUCIUS (551-497 av JC), accorde au conflit une valeur centrale, incontournable, quasiment intrinsèque à l'existence humaine. Toutes choses qui constituent le monde se trouvent placés sous le signe du combat, du conflit. L'individu se forge à travers lui et n'est considéré que pour autant il sait se constituer une personnalité, une place dans le conflit avec les autres. Par ailleurs, est posée une séparation radicale entre Dieu et les hommes, puis entre la nature et les hommes. Les chrétiens en particulier, sont complices, dès qu'ils naissent du crime le plus abominable qui se puise se concevoir, le déicide. De manière générale, le Fils doit s'affronter obligatoirement au Père et se n'est qu'en passant par ce conflit qu'il peut exister. La figure du Héros tient en Occident une grande place, contrairement en Chine, où n'existe pas cette césure entre le monde visible et le monde invisible, entre l'Esprit et la Matière. La Chine ignore aussi cette conception qui veut, qu'à chaque combat de grande ampleur, à chaque conflit, s'oppose le Bien et le Mal, au niveau individuel comme au niveau collectif. La conception de l'Individu isolé dans le monde, qui s'affirme d'ailleurs par et dans le conflit aves les autres, est caractéristique également de l'Occident : le Moi constitue à la fois un point de départ (depuis PLATON au moins) et un point d'arrivée (l'existentialisme, le personnalisme) : le processus d'individuation est le processus essentiel de la vie humaine.
En Chine, le conflit est plutôt regardé comme le lieu même du désordre, l'occasion où s'expriment des facteurs qui tendent à s'opposer au cours naturel des choses, et une telle tendance est vaine par excellence, car la force des mouvements qui font vibrer le monde est trop grande pour qu'ils puissent se trouver dérangés plus d'un instant.
L'auteur, pour mieux se faire comprendre, passe lpar l'opposition des mentalités sur la médecine. La médecine occidentale intervient lorsque des pathologies, des anomalies, des conflits biologiques apparaissent dans l'organisme. La médecine chinoise, elle, même si elle y intervient également, se préoccupe beaucoup plus de sauvegardé les conditions , les flux et les équilibres vitaux, qui gardent en bonne santé. Il s'attache à faire comprendre tout au long de l'ouvrage une notion difficile en Occident, le yin et le yang, souvent mal traduits, précisément élément essentiel de la conception chinoise de l'harmonie qui règne et qu'il faut préserver entre l'homme et la nature, le premier n'étant jamais conçu en dehors du deuxième.
Cette position philosophique a des incidences directes sur la société, au quotidien comme dans les circonstances exceptionnelles, où tout doit être fait pour garder le cours naturel des choses, où, sur le plan politique, il s'agit toujours de trouver le dirigeant qui respecte et favorise, avec compétences, ce court des choses, social, politique, cosmologique. Au coeur de maintes oeuvres - la Grande Etude, le Mémorial des rites, Pirntemps et Automne (de Lü BUWEI) ou encore les Entretiens de CONFUCIUS, au centre des réflexions de maints auteurs classiques et modernes, de CONFUCIUS à Kang KOUWEI (Le Livre de la Grande Concorde) se trouve les questions de la Discorde et de la Concorde où il s'agit toujours de trouver les voies et les moyens de l'entente et d'écarter les obstacles qui peuvent conduire au conflit. Même dans les traités sur l'art de la guerre, la réflexion se porte toujours sur l'observation et utilisation des circonstances ou des terrains pour gagner à coup sûr.
Approfondissant dans une deuxième partie la problématique du Moi et les différentes de perception de la personne, l'auteur apporte des éléments qui font souvent défaut lorsqu'un Occidental aborde l'histoire ou la philosophie chinoises. Cela permet de comprendre mieux par exemple les conditions des Révolutions chinoises, aux tonalités bien différentes de celles de l'Occident, même si encore une fois la cruauté, la haine, l'acharnement à détruire l'adversaire existent aussi bien là-bas qu'ici. Si en Occident, les révolutions les plus violentes sont parfois nécessaires pour faire évoluer l'humanité, suivant une philosophie très répandue et pratiquement consensuelle, en Chine, il s'agit par les révolutions de remettre les choses là où elles doivent être de tout temp, celles-ci étant autant d'échecs. Il est préférable, de très loin, de faire des passations de pouvoir (vaincre sans combattre, de remplacer un empereur par un autre (sans remettre en cause le système impérial), de rectifier des dénominations, par l'attente de circonstances les plus favorables... "Combat en Occident, écrit Ivan KAMENAROVIC dans sa conclusion, se troucera être un principe de fécondation réciproque d'opposés complémentaires. Là où il y a culture de l'affrontement règne la culture de l'observation-observance du sens profond des choses, ce qui conduit à la transparente activité du non-agir. Là où l'homme est écartelé entre Haut et Bas (entre Ciel et Terre), il fait partie d'une trinité." Sans juger aucunement les mérites des deux mentalités, l'auteur entend simplement montrer comment les gens vivent sur des bases différentes.
Voilà un petit livre, très lisibles, très documentés (avec une bibliographie et un index général très utiles) qui permet de comprendre que lui d'être universelle, la notion de conflit diffère d'une culture à l'autre. Précieux quand notre monde change, au point sans doute de faire balancer les pôles de la puissance : la Chine pourrait bien être demain le centre du monde.
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Ivan P. KAMENAROVIC, Le conflit, perceptions chinoise et occidentale, Les Éditions du Cerf, La nuit surveillée, 2008, 150 pages environ.