Dans cet ouvrage récent (2006) sur "le dernier repaire du mythe aryen", Michel DANINO, spécialiste de la civilisation indienne, s'attache à déconstruire l'idée de l'invasion de l'Inde par des envahisseurs aryens venus du Nord, qui auraient repoussé la civilisation de l'Indus vers le Sud. Cette thèse est utilisée de nos jours par bon nombre d'analystes du védisme et plus généralement de la civilisation hindoue, vue à partir des textes des Véda.
L'auteur effectue cette déconstruction en quatre temps. D'abord il relate la genèse du mythe aryen, son origine historique et le "rôle lamentable" qu'ont joué de nombreux missionnaires chrétiens dans sa croissance (dixit l'ancien directeur général de l'Archeological Survey of India, B. B. LAL, qui préface le livre). Puis il traite du témoignage du Rig-Véda et de celui de la littérature tamoule, en mentionnant les tentatives de créer un fossé entre le Nord et le Sud de l'Inde. Il livre alors les vues de penseurs éminents et respectés du XIXe et du début du XXe siècle sur la question, tel que Swami VIVÉKANANDA et Sri AUROBINDO, vues qui n'ont que peu été reprises depuis par l'historiographie. Dans un troisième temps, il aborde les points controversés de l'invasion du point de vue archéologique. Il évoque une sorte de continuum culturel qui contredit les thèses avancées par les auteurs principaux de cette théorie. Enfin, il présente les aspects linguistique, astronomique et biologique de la question.
L'auteur, dans son Introduction, rappelle que "la version la plus commune veut que des peuplades aient déferlé sur le nord-ouest de l'Inde aux alentours de - 1500, à la fin d'un long périple depuis le fin fond de l'Asie centrale". "Nos Aryens soumettent les Indusiens, à la suite d'affrontements violents ; le cheval, inconnu en Inde, serait l'instrument de leur victoire, ainsi que le char léger, mais aussi leur tempérament guerrier et leur soif de conquêtes. Quoi qu'il en soit, la civilisation de l'Indus, qui appartenait à l'âge de bronze, disparait sans laisser de trace, tandis que les Aryiens poursuivent leur marche conquérante vers la vaste plaine du Gange, frayant leur chemin à travers d'épaisses forêts qu'ils défrichent avec leurs outils de fer. Ce faisant, ils propagent sur tout le nord de l'Inde (et le sud plus tard) leur noble monture, leurs langues sanskritiques, leur ordre social de la caste, et leur culture fondée sur les Véda, ces anciens textes sacrés de l'Inde : ainsi naitra, plus tard, ce qu'on appelle l'hindouisme. Vers - 800, les premières villes prennent forme dans la vallée du Gange, c'est ce que l'on a appelé la "deuxième phase urbaine" de l'Inde, la première étant celle de la civilisation harappéenne. Un millénaire sépare ces deux phases, auquel on a donné l'expression tendancieuse de "nuit védique" comme un âge de ténèbres qu'auraient inauguré les envahisseurs."
Cette théorie, qui fait l'objet d'une controverses depuis le début du XIXe siècle, continue de faire, selon Michel DANINO, de faire des ravages jusqu'aux facultés d'archéologie, d'anthropologie, de linguistique ou de génétique d'Europe et d'Amérique. C'est dire, même si une partie de la communauté scientifique commence à bouger sur la question, que cet ouvrage est relativement iconoclaste et revigorant. Il ne s'agit pas d'ailleurs seulement d'une théorie scientifique, mais également d'un mythe idéologique porté par une multitude d'acteurs, n'oeuvrant d'ailleurs pas tous dans le même sens, qui travaillent sur un certain vide des sources.
Ce vide des sources est-il réellement comblé par les toutes nouvelles découvertes archéologiques et les nouveaux procédés, notamment génétique et d'observation depuis le ciel des terrains? L'auteur tente d'en convaincre le lecteur, et il est vrai que le faisceau d'indices ainsi rassemblés, joint à l'inanité de certaines déductions faites à partir d'une étude linguistique pas toujours honnête des textes védiques, a de quoi ébranler. Il faut absolument dépasser les définitions données par les différentes encyclopédies (même l'Universalis Encyclopedia...) pour entrer dans les vraies données disponibles. En tout cas, les éléments présentés par l'auteur conduisent tout droit à une révision de la thèse (trop fondée sur les affrontements violents) usuelles de la civilisation védique. Il ne conteste pas que les Véda contiennent les éléments d'une analyse d'un combat pas toujours pacifique entre Guerriers et Prêtres et fait la démonstration qu'en tout cas cette analyse peut très bien faire l'économie de l'hypothèse aryenne, non seulement à propos de leur déferlement sur une civilisation déjà très largement en déclin mais sur leur existence même. Il admet qu'il serait présomptueux de "proposer aujourd'hui dans le détail une perspective nouvelle, non invasionniste, des origines de la civilisation indienne : non seulement les débris du vieux modèle nous font des constants crocs-en-jambe, non seulement il y a trop de périodes mal explorées, mais il faudrait intégrer d'autres éléments, extérieurs à l'Inde (...)". "Les quelques points fermes, à mon sens, de la nouvelle perspective seront, d'abord, une chronologie plus longue - pas seulement en Inde - et un Rig-Veda pré-urbain dans sa composition (pas nécessairement dans sa compilation, qui peut avoir eu lieu plus tard). N'oublions pas, d'ailleurs, que la tradition védique remonte nécessairement au-delà des hymnes eux-mêmes, car le Veda parle souvent des "pères des hommes" et de Rishis "anciens" par rapport aux auteurs "modernes" des hymnes! Puis l'âge de l'Indus-Sarasvatî, suivi d'un - IIe millénaire qui verra non pas l'intrusion d'éléments externes mais une lente réorganisation des communautés qui avaient été intégrées dans la société harappéenne (du nom des vestiges trouvés, ou civilisation de l'Indus).
L'éditeur présente ce livre de la manière suivante : "Le mythe aryen, enfant illégitime de l'indianisme, de la linguistique et des doctrines racistes du XIXe siècle, contribua à la montée du nationalisme allemand. Si sa composante européenne s'effondra avec la défaite du nazisme, la théorie d'une "invasion aryenne" de l'Inde persiste contre toute attente et demeure la base de notre interprétation de cette civilisation.
Michal Danino montre comment les trouvailles récentes de l'archéologie, de l'anthropologie et de la génétique, entre autres disciplines, s'accordent avec la littérature et les traditions indiennes à exclure toute migration, durant la préhistoire de l'Inde, de soit-disant "Aryens" - qui ne sont que la création de nos fantasmes d'affrontements épiques et de glorieuses conquêtes.
Écrit dans un style vivant, parfois irrévérencieux, cet ouvrage nous convie à explorer les origines de la civilisation et de la culture indienne, depuis la vallée de l'Indus et les débuts de la quête védique. C'est un plaidoyer pour une perspective nouvelle de l'Inde, qui permet de mieux saIsir le secret de la survie millénaire de cette civilisation."
Michel DANINO (né en 1956), écrivain français d'expression anglaise, dont peu d'ouvrages ont été traduits en la langue de son pays, est l'auteur d'autres écrits autour de la civilisation et l'histoire de l'Inde. Comme la plupart des auteurs ayant publié des ouvrages chez Voice of dharma (ex-Voice of India), il est idéologiquement proche des milieux nationalistes indiens. Citons Is Indian Culture Obsolete? (2000), Kali Yuga or the age of confusion (2001) et The Lost River - On the triail of the Sarasvali (2010).
Michel DANINO, L'Inde et l'invasion de nulle part. Le dernier repaire du mythe aryen, Les Belles Lettres, collection La voix de l'Inde, 2006, 420 pages.
Relu le 5 septembre 2021