Comme les autres religions, l'Islam est né dans un faisceau de conflits divers, et comme les autres religions, l'Islam a été et est porteur de nombreux conflits. L'historiographie, malgré une très forte tendance à vouloir rester fidèle à une vision officielle de la naissance de l'Islam et à se contenter d'une approche un peu trop lexicographique (voir les travaux successifs de Theodor NÖLDECKE (1860), d'Adolphe von HARNACK (1874), de John WANSBROUGH (dans les années 1960), de Patricia CRONE et Michael COOK (1977) et de Christoph LUXENBERG (2000)) établit les circonstances (guerrières) de la naissance de l'Islam. L'importance du Djihad dans le Coran reflète l'importance du combat dans cette religion, que ce soit le combat contre l'infidèle ou le combat contre la part mauvaise de soi.
Nous pouvons sérier les divers conflits en mouvements dans la naissance et dans l'expansion, puis dans la consolidation de l'Islam en plusieurs types de conflits :
- conflits proprement religieux (contre les religions polythéistes et contre les autres religions monothéistes),
- conflits d'ordre économique - entre populations musulmanes et populations non musulmanes en terre d'Islam, que l'organisation fiscale des sociétés musulmanes avive constamment tout au long de l'histoire ou entre pays musulmans et les "autres", dont beaucoup sont centrés sur la question de ressources naturelles (pétrole notamment),
- conflits politiques vifs entre tendances internes de l'Islam, sans compter les conflits sociaux latents ou ouverts (familiaux entre autres, où la condition de la femme devient de plus en plus un enjeu majeur...), sans oublier que ceux-ci forment une trame très enchevêtrée.
La revendication du Coran, livre saint, comme référence (parfois en dernier ressort, souvent strictement) à la fois religieuse, en stratégie militaire et en droit, contribue parfois à donner de l'Islam l'image d'une religion guerrière, ce qu'elle n'est pas (pas plus que d'autres en tout cas). Les conflits sociaux (entre riches et pauvres, endettés et créanciers) prennent une très grande place dans la naissance et les développements de cette religion, à l'instar, pouvons-nous écrire du christianisme. Une première grande partie de la prédication du fondateur, MAHOMET, concerne précisément ces conflits sociaux, d'autant plus qu'il appartient à une famille politiquement et économiquement déclassée dans des luttes de pouvoir.
Dans la lignée de travaux qui se démarquent de conceptions essentialistes (à la base de thèses opposant un Islam mythique à un Occident tout aussi mythique), développées entre autres par Marcel GAUCHET (Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985), par Bertrand BADIE (Les deux États, Fayard, 1986) ou par Julien BAUER (Politique et religion, PUF, 1999), systématisés par Mohamen-Chérif FERJANI, nous pouvons tenter de savoir si le "langage politique de l'Islam" est un langage inhérent et propre à cette religion, ou simplement un langage forgé ou/et surinvesti par les lectures idéologico-politiques auxquelles aucune religion n'a pu échapper.
Le souci de retrouver les filiations historiques, au-delà d'une vulgate officielle proprement religieuse, et sans entrer dans les débats entre tendances de l'Islam est guidé par la question de savoir si réellement l'islam serait indistinctement:
- une religion, avec ce que tous les faits religieux impliquent au plan des croyances constitutives de la foi, des obligations culturelles et des règles concernant les "devoirs" de l'être humain à l'égard de lui-même, de ses semblables et du monde dans lequel il vit ;
- un système éthico-politico-juridique (le califat, l'imânat ou l'État islamique) fondé sur la shari'a qui serait une foi révélée, intangible, immuable, fixant une bonne fois pour toutes le statut de toute choses, et les règles qui doivent régir les rapports et les comportement individuels et collectifs de tous ceux qui se réclament de l'islam ;
- une communauté à la fois spirituelle et politique (la umma présentée comme exclusivement "la communauté spirituelle et politique des musulmans" ou "le système politique sur lequel règne le souverain", "la communauté islamique universelle et unique, qui embrasse tous les pays sur lesquels est établie la domination musulmane et prévaut la loi islamique" (Bernard LEWIS, Le langage politique de l'islman, Gallimard, 1988) ;
- un territoire, domaine de l'islam, à l'intérieur duquel la guerre est prohibée en tant que fitna (sédition, guerre fraticide, ou discorde), contrairement à dâr al-harb (domaine de la guerre), dans lequel la guerre serait non seulement licite mais une obligation en tant que jihad (interprété exclusivement comme étant la guerre sainte pour répandre l'islam et qui ne devrait s'arrêter qu'avec "la umma généralisée" (Bruno ÉTIENNE, L'Islam radical, Hachette, 1985).
Cette vision semble méconnaître le fait que l'islam est minoritairement arabe aujourd'hui, oublier la plasticité de l'application du Coran suivant les populations islamisées, de l'Afrique à la Chine, négliger la division franche entre les deux grandes branches idéologico-politiques que sont le chiisme (20% des fidèles de l'Islam) et le sunnisme, sans compter les différences frappantes entre législations islamiques (Maroc et Arabie Saoudite, par exemple).
Refusant à la fois l'essentialisme et le relativisme absolu commun aux discours islamophobes et islamistes et du pseudo-universalisme, des chercheurs comme Olivier CARRÉ (L'Islam laïque ou le retour à la Grande Tradition, Armand Colin, 1993), Olivier ROY (L'échec de l'islam politique, Seuil, 1992 ; L'Islam mondialisé, Seuil, 2002), Gilles KEPEL (Djihad, expansion et déclin de l'islamisme, Gallimard, 2006), Bruno ETIENNE (Islam : les questions qui fâchent, Bayard, 2003) ou même d'Emmanuel TODD (Après l'empire ; Le destin des immigrés, Le Seuil, 1994) contribuent à comprendre réellement les conflits entre l'Islam et les autres conceptions politico-religieuses, comme dans l'Islam lui-même.
Un premier angle de vue peut être constitué par une analyse des conditions et des conséquences de la naissance de l'Islam en Arabie, notamment à travers la prédication de son prophète MAHOMET. Cette analyse repose très souvent uniquement sur une étude de la constitution du Coran car les sources extérieures - soit par qu'elles ont été délibérément détruites, soit parce que ni les conditions climatiques de la région ni les technologies ne sont propices à une bonne conservation des informations (souvent en outre verbales et transcrites de façon tendancieuse) - ne sont pas très importantes. Aussi distingue t-on dans cette prédication un ensemble de sourates prononcées/retranscrites dans la période médinoise et un autre ensemble dans la période postérieure, dite mecquoise. Si les sourates médinoises mettent souvent l'accent sur les injustices sociales (où des pratiques dans les activités commerciales et financières sont amplement critiquées), les sourates mecquoises sont axées sur une posture très combative. La composition des compagnons de Mahomet, au départ des opprimés, change notablement vers la fin, comprenant des convertis fortunés... et sans doute opportunistes. L'Arabie, coincée entre deux empires rivaux, lieu de communication et de passage des caravanes, est fortement marquée par une dialectique de la paix et de la guerre. Une certaine utopie islamique qui marque les sourates issues de la première période s'essouffle ensuite après l'hégire, qui marque le passage du statut d'une communauté minoritaire et persécutée, en quête de tolérance pour pratiquer et prêcher sa foi, à celui d'une communauté autonome, puis hégémonique et conquérante.
Un deuxième angle est de considérer la structure sociale de l'Arabie et les changements apportés par la diffusion du Coran. Tant en ce qui concerne les habitudes guerrières, les habitudes alimentaires et les modalités de répartition de pouvoir entre les membres de la famille ou du clan, que de la gestion des esclaves, fort nombreux à cette époque.
Cela en tenant des différences entre les trois parties de la péninsule d'alors, et du destin non moins différent du statut de la sharia : voie ou loi? En sachant que dans le même moment de la prédication en des contrées de plus en plus lointaines, se constitue les formes politiques du califat, enjeu de dissensions politiques intervenues dès la disparition de MAHOMET. Les problèmes de succession du prophète domine pratiquement tout le tableau des conflits politiques, lesquels aboutissent d'ailleurs à l'éclatement des empires arabo-musulmans, donnant naissance à différents modèles d'articulation du politique et du religieux. Les confrontations périodiques avec l'Occident marquent à la fois ces modèles et la posture de l'Islam dans son ensemble face à lui, et ceci des Croisades aux colonisations occidentales.
Chaque obédience de l'Islam (sunnisme, chiisme et kharijisme pour ce citer que celles qui ont survécus), chaque École à l'intérieur de chaque obédience (par exemple dans le sunnisme, les quatre écoles survivantes malikite, hanafite, chaffite et handalite) apporte une vision différente sur la légalité musulmane et l'observance des prescriptions coraniques, et souvent elles sont en lutte ouverte, souvent armées, les unes contre les autres. De plus, des mouvements inspirés par des influences intérieures et extérieures à l'islam, comme le Soufisme jouent un grand rôle dans les évolutions. Dans les divers pays dits musulmans, la législation possède une coloration qui dérive de la dominante d'une École et d'une Obédience...
La sharia, le droit et la loi, est souvent invoquée comme un obstacle à l'adoption des droits humains et à l'évolution du droit dans les pays musulmans. Pourtant, c'est à partir des prescriptions coraniques que souvent des États se positionnent, et parfois de manière très progressiste, dans l'arène internationale. Les questions comme la liberté de conscience, les droits et obligations religieuses des musulmans, comme la condition féminine, les discriminations sociales et politiques (souvent inscrites dans la législation - et pas seulement sous formes d'obligations fiscales différenciées suivant le statut - croyant ou non croyant), celle d'une laïcité parfois "introuvable" ou difficile même à concevoir, le rôle de l'État dans les services à la collectivité, sont depuis les débuts de l'Islam l'objet de vives discussions entre les savants musulmans. Beaucoup de facteurs interviennent, y compris les modalités de contact avec l'Occident et le statut minoritaire/majoritaire de la communauté musulmane dans chaque pays, dans les choix opérés officiellement. Bien que les Européens voient l'Islam surtout à travers le prisme arabe (régimes autoritaires et patriarcaux), une très grande diversité de situation existe. Il est tout simplement regrettable que même dans les milieux spécialisés qui étudient la sphère musulmane, ce prisme joue un rôle déformant persistant. Ce qui n'empêche pas bien entendu la constatation (partagée et revendiquée) qu'une certaine forme de société, patriarcale et autoritaire, ait pu transmigré d'Arabie vers l'Afrique ou l'Asie.
Par ailleurs, il existe une périodisation de l'histoire culturelle de l'Islam qui scande l'évolution de chaque obédience et de chaque École. Un schéma "orientaliste" a longtemps dominé, mais un large courant de recherches à travers le monde musulman tend à refuser une certaine dichotomie entre siècles d'expansion et siècles de décadence.
Citons pour mémoire une telle classification (Ali MERAD) :
- la civilisation de l'Islam triomphant, militairement et culturellement, du milieu du VIIe au milieu du XIIIe siècle (en 1258, Bagdad est ravagée par les Mongols). c'est une période de suprématie intellectuelle, pendant laquelle se diffuse en Europe des techniques et des philosophies, par l'intermédiaire souvent de savants comme IBN KHALDOUN (1332-1406) ;
- les siècles de déclin culturel (milieu du XIIIe-fin du XVIIIe siècle) ;
- la renaissance moderne, avec l'irruption de la civilisation européenne en Inde (pénétration britannique : fin du XVIIIe siècle - début du XIXe), et au Proche Orient (expédition française d'Égypte, 1798-1801). On ne peut pas passer sous silence le double choc de la supériorité militaire occidentale et de sa supériorité technique (qui fait apparaître des éléments du Paradis chez les Infidèles!, pour faire très court...). Choc que nous pouvons - avec toutes les réserves qui s'imposent - comparer au choc ressentis par les populations sous régime pseudo-marxistes aux images des progrès de la civilisation américaine...
- le réveil islamique qui s'opère dans les dernières années du XIXe siècle et qui perdure ou se développe sous différentes formes de nos jours.
En fait, l'historiographie musulmane parle plutôt de temps fort dans une évolution socioculturelle où l'esprit de reforme apparaît comme une donnée constante. Encore de nos jours, tout en reconnaissant la nécessité pour la Communauté de s'ouvrir à des réalités temporelles, nombre de réformateurs cherchent à situer leur prédication et leur action dans le sillage des maîtres incontestés de la haute tradition.
C'est ainsi que se revivifient la pensée de maîtres comme AL-GHAZALI, IBN KHALDOUN, FAKKR-AL-DIN AR-RÂZI (mort en 1210) et AL-IJI (mort en 1355), considérés comme des "modernes", ou IBN TAÏMIYA (mort en 1328), considéré comme conservateur.
L'absence d'autorité unanimement reconnue dans l'interprétation du Coran, l'absence de clergé ou de structure religieuse verticale comme on en rencontre par exemple dans le christianisme, constitue un élément très important dans les luttes religieuses. Cette absence permet une certaine élasticité, une faculté d'adaptation de l'Islam au contact des cultures à conquérir, en même temps qu'elle oriente la forme, souvent violente, des confrontations.
L'apparition de nouveaux modèles culturels en terre d'Islam, pendant la colonisation et pendant la décolonisation et après - et la mondialisation actuelle accélère sans doute le mouvement - accroît les possibilités de conflits dans la remise en cause même de certaines caractéristiques de certaines sociétés islamiques : de profondes injustices (parfois légalisées et justifiées), un statut très inférieur réservé aux femmes (surtout dans les première terres conquises par l'Islam), une structure politique autoritaire (une concentration des pouvoirs politiques et religieux qui refuse toute notion de laïcité. Sont à l'oeuvre de profonds mouvements qui touchent aux conceptions traditionnelles de charité et de justice (comme il en est dans les contrées chrétiennes), qui entretiennent de très fortes inégalités entre les hommes, et entre les hommes et les femmes.
Ali MERAD, L'Islam conteporain, PUF, collection Que sais-je?, 1987. Dominique SOURDEL, L'Islam, PUF, collection Que sais-je?. Mohammed-Chérif FERJANI, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, 2005.
RELIGIOUS
Relu le 26 septembre 2020