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27 octobre 2009 2 27 /10 /octobre /2009 14:38
         Au fur et à mesure que la société se complexifie et ses membres deviennent très nombreux, l'impossibilité d'une communication directe entre individus et la formation de classes sociales différenciées entraînent la constitution de nouveaux moyens d'obtenir l'obéissance.
Que ce soit dans les anciens domaines de la guerre, de la religion, du travail (selon la trifonctionnalité indo-européenne) ou dans le cadre de nouvelles institutions, scolaires, universitaires, nécessaires à la transmission de savoirs complexes, il est impossible que seuls la remémoration de faits anciens ou le charisme de chefs permettent à une société d'exister, en tant qu'organisme ayant une identité et un véritable fonctionnement interne, sans éclater en multiples groupes en guerre ouverte. Aussi, les membres d'une société, qu'elles que soient leur fonction, leur appartenance sociale ou leurs occupations spécialisées, sont-ils régis pour avoir des relations continues de collaborations, par un même raisonnement qui inclut l'obéissance à des lois qu'ils ne sont pas forcément aptes en eux-mêmes à comprendre le bien-fondé.
Si le désordre n'est pas généralisé sur un territoire donné, c'est qu'une forme de discipline, un ensemble de règles et d'instruments de contrôle d'observations de ces règles existe. Même si cette discipline peut apparaître différente suivant les lieux de travail et d'occupation des hommes, elle les traverse tous et partout et toujours, suivant des évolutions toujours lentes.
   Ceci est d'autant plus vrai que la justice ne régit pas les relations entre les individus et les groupes, que les inégalités sont importances entre eux, que leurs conditions de vie sont très différentes.
 
    Comment les dirigeants des institutions obtiennent-elles l'obéissance? Pourquoi les hommes et les femmes obéissent-ils à de mêmes lois, grosso modo, alors qu'ils ne bénéficient pas des mêmes avantages de cette observance? C'est cette question à la fois sociologique et de philosophie politique que de nombreux chercheurs se sont attachés à résoudre, et souvent ceux qui l'ont fait et ceux qui le font encore, sont nécessairement, quelque part, mentalement ou socialement, détaché de cette obligation d'observance et jouissent d'un minimum de détachement matériel, nécessaire à toute observation scientifique, car réfléchir à cela, c'est d'une certaine manière en contester la totale légitimité.
 
     Parmi eux, nous retiendrons ici, mais pas seulement, deux d'entre eux, Michel FOUCAULT (1926-1984) et Erving GOFFMAN (1922-1984). Par ailleurs, et commençons par là, de nombreux historiens permettent de comprendre comment se met en place une discipline sociale.

     Dans les désordres qui suivent le déclin de l'Empire Romain d'Occident, avec son cortège de destructions, (de lieux de savoirs et d'habitations, voire de villes entières), de guerres, de disparitions de liens économiques, le christianisme constitue sans doute un des seuls liens existants entre les différents peuples (qui se séparent ainsi).
      Entre 1074 et 1294, entre la papauté de Grégoire VII et celle de Boniface VIII, le monachisme du XIIe siècle participe fortement aux rétablissements de liens économiques, sociaux et moraux.
"Parmi les grands centres d'influence, au Moyen Age, il faut nommer le couvent (qui ) fut un vaste foyer de religion élevé aussi bien que de sombre superstition. Le moine a été associé à tous les mouvements considérables de l'époque. Il a été, avec la papauté, le principal promoteur des Croisades et a été parmi les grands bâtisseurs. Il a fourni aux Universités leurs docteurs les plus profonds. Certains religieux du Moyen-Age ont été les Puritains, les Piétistes, les Méthodistes, les Évangélistes de leur temps. Le monachisme (....) a été un immense réceptacle d'idées et de tendances très diverses, parfois contraires : fraternité évangélique et penchant militariste, vie contemplative et esprit d'activité, amour du silence et zèle missionnaire, légalisme étroit et libéralisme large, fidélité envers l'Église et velléités hérétiques. La vie monastique était très prisée (et aussi dirons-nous très protégée, car la principale bénéficiaire des diverses "Paix de Dieu" et trêves obligatoires). Au sein d'une société déchirée par les guerres, les couvents étaient des asiles de paix et de sanctification, qui attiraient les meilleurs esprits et où les seigneurs venaient parfois se recueillir (...et se réfugier, dirons-nous aussi). On célébrait chez les moines le renoncement, la discipline, les mortifications, la vie fraternelle ; on admirait leurs travaux agricoles, leur zèle de copistes, leurs initiatives artistiques et surtout leur bienfaisance. (...) On multiplia les couvents à satiété, au point que le IVe concile de Latran dut interdire la création de nouveaux Ordres.
Un trait remarquable du monachisme fut son alliance étroite avec le Saint-Siège. Étrange union que celle des moines méprisant le monde et des papes avides de le régenter! Ils les aidèrent à affermir leur pouvoir contre l'autorité épiscopale, à lutter contre les rois, à remplir leurs trésors, à produire des richesses, et les richesses ont détruit la religion." (Regard Bibliothèque chrétienne online, www.regard.eu.org).
     Ces lignes montrent l'importance des couvents et indiquent une voie de propagation à l'ensemble de la société d'une certaine forme de discipline. La discipline des couvents prépare en quelque sorte la discipline des ateliers, des écoles et des... casernes, tant l'institution militaire avait perdu la mémoire de celle qui présidait à l'organisation de l'armée romaine. Pour qui veut approfondir cette facette de l'histoire européenne, nous ne saurons que trop conseiller la lecture de Le monde et son histoire, de Luce PIETRI et de Marc VENARD (notamment le deuxième tome), qui complète bien, à plus d'un égard les études émanant des institutions ou organismes religieux.

    Plus près de nous, Michel FOUCAULT consacre une grande partie de son oeuvre à la discipline. Ou plus précisément à la formation des institutions disciplinaires, lieux analogues dans leur fonction : faire de l'homme un individu prévisible,  contrôlable, obéissant (école, asile, prison, caserne, hôpital, usine, école).
  Dans Surveiller et punir (1975), le sociologue et philosophe français examine la manière dont la société diffuse un système de punition généralisée.
"Au point de départ, on peut donc placer le projet politique de quadriller exactement les illégalismes, de généraliser la fonction punitive, et de délimiter, pour le contrôler, le pouvoir de punir. Or, de là se dégagent deux lignes d'objectivation du crime et du criminel. D'un côté, le criminel désigné comme l'ennemi de tous, que tous ont intérêt à poursuivre, tombe hors du pacte (social), se disqualifie comme citoyen, et surgit, portant en lui comme un fragment sauvage de nature ; il apparaît comme le scélérat, le monstre, le fou peut-être, le malade et bientôt l"'anormal". C'est à ce titre qu'il relèvera un jour d'une objectivation scientifique, et du "traitement" qui lui est corrélatif. D'un autre côté, la possibilité de mesurer, de l'intérieur, les effets du pouvoir punitif prescrit des tactiques d'intervention sur tous les criminels, actuels ou éventuels : l'organisation d'un champ de prévention, le calcul des intérêts, la mise en circulation d'un champ de représentations et de signes, la constitution d'un horizon de certitudes et de vérité, l'ajustement des peines à des variables de plus en plus fines ; tout cela conduit également à une objectivation des criminels et des crimes."
      C'est cette volonté de contrôler avec le minimum de moyen qui se retrouve notamment dans l'architecture des bâtiments des institutions spécialisées que sont le couvent, l'école, l'atelier et la caserne. Définir pour tous ce qui est interdit et autorisé existe bien évidemment déjà dans les Livres Sacrés de presque toutes les religions et de toutes les sagesses, mais leur perte d'influence, vu le syncrétisme et la généralisation d'un esprit sceptique dans la société, exige bien d'autres moyens d'intériorisation de la discipline. Entre l'intériorisation, via la religion, des règles et de l'acceptation des punitions, et l'existence d'institutions disciplinaires, la palette est vaste pour obtenir l'obéissance de tous, même lorsque les conflits semblent l'emporter en intensité sur les coopérations.
  Plus loin, dans son même ouvrage, Michel FOUCAULT poursuit, avant d'aborder en tant que telle l'institution de la prison: "L'extension des méthodes disciplinaires s'inscrit dans un processus historique large : le développement à peu près à la même époque de bien d'autres technologies - agronomiques, industrielles, économiques. Mais il faut bien le reconnaître : à côté des industries minières, de la chimie naissante, des méthodes de la comptabilité nationale, à côté des hauts fourneaux ou de la machine à vapeur, le panoptisme a été peu célébré. On ne reconnaît en lieu qu'un bizarre petite utopie, le rêve d'une méchanceté, un peu comme si BENTHAM avait été le FOURIER d'une société policière, dont le Phalanstère aurait eu la forme du Panopticon. Et pourtant, on avait là la formule abstraite d'une technologie bien réelle, celle des individus."
 Il s'agit, dans une société devenue très complexe, non de multiplier les individus devant contrôler les autres, mais de faire en sorte que le contrôle soit possible partout, de sorte que tout le monde se sente surveillé. Un peu comme nous le faisons avec l'inflation de caméras de surveillance dans les villes, enregistrant tout ce qui est enregistrable dans leur champ de vision, sans que bien évidemment, les responsables de la sécurité ait la possibilité de tout visionner. Il suffit que le citoyen ordinaire, comme le délinquant et le criminel sente, croie, qu'il est surveillé pour que ses actions soient plus contrôlables par la société.
 Rappelons que le panoptique est un type d'architecture carcérale défini par le philosophe utilitariste Jeremy BENTHAM (1748-1832). L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un individu, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Cette idée dérive des plans d'usine mis au point pour une surveillance et une coordination efficace des ouvriers.

     Gilles DELEUZE (1925-1995), dans un "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle" (1990), qui selon lui viennent avec la fin ds institutions disciplinaires, en les remplaçant, reprend les études de Michel FOUCAULT sur la discipline.
 "Foucault a situé les sociétés disciplinaires aux XVIIIe et XIXe siècles ; elles atteignent leur apogée au début du XXème. Elles procèdent à l'organisation des grands milieux d'enfermement. L'individu ne cesse de passer d'un milieu clos à un autre, chacun ayant ses lois : d'abord la famille, puis l'école, puis la caserne, puis à l'usine, de temps en temps l'hôpital, éventuellement la prison qui est le milieu d'enfermement par excellence. (...). Foucault a très bien analysé le projet idéal des milieux d'enfermement, particulièrement visibles dans l'usine : concentrer ; répartir dans l'espace ; ordonner dans le temps ; composer dans l'espace-temps une force productive dont l'effet doit être supérieur à la somme des forces élémentaires. Mais ce que Foucault savait aussi, c'était la brièveté de ce modèle : il succédait à des sociétés de souveraineté, dont le but et les fonctions étaient tout autres (prélever plutôt qu'organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie) ; la transition s'était faite progressivement, et Napoléon semblait opérer la grande conversion d'une société à l'autre. Mais les disciplines à leur tour connaîtraient une crise, au profit de nouvelles forces qui se mettraient lentement en place, et qui se précipiteraient après la Deuxième guerre mondiale : les sociétés disciplinaires, c'était déjà ce que nous n'étions plus, ce que nous cessions d'être." 
Faisant le constat de la crise généralisée de tous les milieux d'enfermement, concomitante d'ailleurs aux remises en cause de tous les systèmes sociaux d'autorité, le philosophe français propose surtout un programme de recherche sociologique sur ces sociétés de contrôle, et ce dans chacune des institutions disciplinaires en crise. Il le fait dans un vision pessimiste de l'évolution des sociétés : "La famille, l'école, l'armée, l'usine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, État ou puissance privée, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, d'une même entreprise qui n'a plus que des gestionnaires. Même l'art a quitté les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque. Les conquêtes de marché se font par prise de contrôle et non plus par formation de discipline, par fixation des cours plus encore que par abaissement des coûts, par transformation de produit plus que par spécialisation de production. La corruption y gagne une nouvelle puissance. Le service de vente est devenu le centre ou l'âme de l'entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. Le marketing est maintenant l'instrument du contrôle social, et forme la race impudente de nos maîtres. Le contrôle est à court terme et à rotation rapide, mais aussi continu et illimité, tandis que la discipline était de longue durée, infinie et discontinue. L'homme n'est plus l'homme enfermé, mais l'homme endetté. Il est vrai que le capitalisme a gardé pour constante l'extrême misère des trois quart de l'humanité, trop pauvres pour la dette, trop nombreux pour l'enfermement : le contrôle n'aura pas seulement à affronter les dissipations de frontières, mais les explosions de bidonvilles ou de ghettos."

            Erving GOFFMAN, dans Asiles (1961) notamment, développe la notion d'institution totale : "lieu de résidence ou de travail où un grand nombre d'individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et rigoureusement réglées."
Le sociologue américain considère les prisons, camps de concentration ou d'internement, asiles, couvents, internats, orphelinats... comme autant d'institutions totales. Dans celles-ci les individus développent des stratégies qui tendent à contourner la discipline qui leur est imposée. Il part surtout d'observations réalisées dans des établissements hospitaliers pour malades mentaux, mais utilise de nombreux éléments d'observation puisés ailleurs, dans le théâtre ou le cinéma. pour lui, deux forces s'opposent dans ces institutions :
- Les techniques de mortification, de dépersonnalisation, d'aliénation (cérémonies d'admissions, dépouillement des biens, perte d'autonomie, contamination de la perception des autres et de celle du personnel hospitalier...), justifiées de diverses manières (raisons d'hygiène et de sécurité surtout). Ces techniques influencent, jusqu'à les modifier, les perceptions et les comportements des reclus, selon un rôle décidé par l'institution. Les malades adoptent le point de vue de l'institution, par un système de récompenses et de punitions très élaborés, intégrés souvent de manière explicites dans les règlement de discipline de ces établissements ;
- Les reclus développent des capacités de s'écarter du rôle assigné par l'institution : de manière frontale contre l'institution, dans ce cas, ils risquent une véritable désintégration de leur personnalité, de par les punitions infligées ; de manière intégrée par des stratégies de contournement, d'évitement, de tromperie, pour s'adapter à l'institution et tenter ainsi de se réapproprier leur vie.

Erving GOFFMAN, Asiles, Éditions de Minuit, 1968 ; Gilles DELEUZE, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, L'autre journal, n°1, 1990. Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, 1975. Luce PIETRI et Marc VENARD, Le monde et son histoire, Tome 2, La fin du Moyen Age et les débuts du monde moderne, Robert Laffont, Collection Bouquins, 1971.

                                                            SOCIUS
 
Relu le 6 juin 2019

    

 
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