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7 novembre 2009 6 07 /11 /novembre /2009 08:46
           Guerres, techniques et sciences sont liés entre eux par des relations très étroites et différentes selon les moments de l'histoire, comme le rappelle Patrice BRET, chercheur français en histoire et professeur au ministère de la défense et au centre Alexandre Koyré. Dans ses études qui veulent refléter une attitude neutre (à notre avis assez difficile à garder...), il met l'accent sur les différences entre sciences et techniques (les techniques des sociétés primitives ou de l'Antiquité existent sans appareil scientifique élaboré) et se refuse à désigner une science bonne et une science mauvaise. De même, il note que les articulations entre sciences, techniques et guerres demeurent complexes tant au niveau des structures qu'au niveau des scientifiques eux-mêmes. Comme beaucoup, il se félicite qu'après une historiographie de l'histoire de la guerre, avec les batailles et l'armement exclusivement militaire (la recherche de l'efficacité militaire et le jugement sur le rôle de l'armement dans l'histoire, vu uniquement du point de vue technico-militaire) émerge enfin, surtout depuis les dernières décennies  - depuis la fin du système des deux blocs -, des approches anthropologiques et sociologiques qui veulent saisir de manière globale les rapports entre politique, corps social et armement, "y compris au sein même de ceux qui sont chargés de sa conception et sa fabrication", jusqu'au ministère de la défense.

        Nous pouvons distinguer plusieurs périodes dans l'histoire dans ces relations entre guerres, techniques et sciences :
- Dans l'Antiquité, toute une lignée d'ingénieurs grecs, puis romains construisent une première forme d'artillerie, dite mécanique ou névrobalistique, pour la prise des villes, et qui développent toute une technique poliorcétique. Beaucoup d'auteurs citent ARCHIMEDE comme la figure emblématique de ces ingénieurs, jusqu'à la Renaissance.
- A la fin du Moyen-Age et pendant la Renaissance, cette technique se systématise et ces ingénieurs se mettent au service des différents princes qu'ils rencontrent dans leurs déplacements, à la manière des condottiere. "Ce sont des constructeurs d'engins, qui maîtrisent la science de l'époque dans son degré d'avancement, les mathématiques surtout. Celles-ci ressurgissent essentiellement en Italie, car après la prise de Constantinople par les turcs, toutes les connaissances acquises par l'empire byzantin se déplacent vers l'Italie, et on retrouve, soit par des traducteurs arabes, soit par des textes grecs originaux, tous ces textes - comme par exemple (ceux d') EUCLIDE, redécouvert à l'époque" (Patrice BRET) ;
- Jusqu'au XVIIIe siècle, les princes essaient d'attirer les services des ingénieurs pour construire des machines de guerre, que ce soit en France, en Angleterre ou en Prusse, de manière ponctuelle et individuelle, au gré des préparatifs de conquêtes ;
- Au XVIIIe siècle, s'effectue un double mouvement : l'État utilise ces hommes à fortes capacité que sont les ingénieurs et institutionnalise cette utilisation. Se fondent des Académies. "Les savants sont maintenant des experts en matière de science (...), mais experts aussi en matière de techniques. L'État forme ses propres ingénieurs pour à la fois les fixer sous l'autorité du Roi et ne pas être obligé de les faire venir de l'étranger. La France scolarise la première ses ingénieurs, et c'est même une tradition de la monarchie française qui se met en place : dans tous les domaines des sciences et des techniques, des écoles transmettent et développent ces savoirs. Il s'agit d'avoir des ingénieurs interchangeables, remplaçables et fidèles ;
- La Révolution Française permet de systématiser cette tradition : "L'État ne fait plus seulement appel à un savant comme expert pour juger des projets, mais il a recours à ses compétences générales pour organiser complètement un secteur. Les guerres de la Révolution et de l'Empire furent pleines de batailles victorieuses non seulement grâce au poids démographique de la France mais également à la qualité des innovations techniques introduites dans les armées, notamment dans le domaine de l'artillerie (poudres de plus en plus efficaces). Les innovations proposées sont tellement en nombre que beaucoup (sous-marin, fusées...) seront refusées par les militaires ou les technocrates. Déjà apparaissent les premières sources de tensions entre innovations et structures des armées, les comités d'expert étant le théâtre d'affrontements de scientifiques et de politiques ayant chacun leur plan de carrière ;
- Tout au long du XIXe siècle, les laboratoires militaire se multiplient surtout en France, où domine un corps de polytechniciens, tandis qu'en Allemagne la généralisation des enseignements scientifiques dans les universités fait naitre des générations de savants capables de beaucoup plus d'innovations, dans la chimie notamment ;
- Au début du XXe siècle, un réseau scientifique très élaboré existe : des structures importantes qui forment des centaines, puis des milliers de chercheurs civils et militaires, qui travaillent à l'élaboration d'armements très complexes, faisant appel à des technologies issues de différentes branches scientifiques. C'est à l'intérieur désormais de véritables complexes militaro-industriels que s'élaborent les armements.

        Ces complexes militaro-industriels, ensembles de laboratoires, d'usines, de bureaux fleurissent tout au long des deux guerres mondiales et aujourd'hui encore, après la longue guerre froide, sont solidement installés dans les universités, dans les entreprises et dans les administrations, les moyens de concevoir et de construire les armements. C'est aux États-Unis, en Russie et dans divers pays européens, mais aussi en Chine, en Inde ou au Pakistan que la recherche militaire est présente dans de nombreuses parties du corps social. Elle est intégrée dans un réseau complexe et hiérarchisé, contrôlé par l'État, au service de stratégies militaires et les suscitant à leur tour. Mais cette recherche se prolonge en dehors des complexes militaro-industriels proprement dits, elle court dans tous les domaines des sciences physiques, sociales, naturelles, notamment par le biais de participations, même très minoritaires, des structures militaires au financement d'innombrables travaux, dans un veille scientifique constante à l'affût de percées dans les connaissances.
      
         Georges MENAHEM, avec sa double formation scientifique et économique, décrit bien cette recherche tout-azimut, partie prenante du fonctionnement des différents complexes militaro-industriels, souvent sans le savoir. Citant souvent Friedrich ENGELS (Anti-Dühring), il montre comment intérêts économiques et processus de recherche scientifique se mêlent dans ces complexes.
        Le complexe militaro-scientifique américain est directement issu des objectifs des dirigeants des États-Unis, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale :
    "Ainsi pour les dirigeants des USA, il y avait une double nécessité : se maintenir en état d'alerte permanent et rester toujours en avance dans la course aux armements avec l'URSS. Et ils satisfaisaient d'autant plus volontiers à ces nécessités qu'ils pensaient en retirer au moins trois bénéfices importants :
- les pays du monde dit "libre", dont en particulier les États européens, étaient maintenus dans la dépendance du protecteur américain ;
- le plus dangereux ennemi des dirigeants américaines, l'URSS, devait s'éreinter à suivre le train d'enfer que lui imposait la politique d'armement US ;
 - le problème de la reconversion économique du secteur de production d'armement était on ne peut mieux résolu puisque non seulement ces secteurs ne périclitaient pas (n'entraînant ni chômage ni crise économique) (...), mais ils se développaient et dégageaient de nouvelles sources de profit." (Georges MENAHEM)

          Le complexe militaro-scientifique soviétique a longtemps été pensé, de même que l'ensemble de l'économie, comme un système centralisé, à l'intérieur d'une société d'un État policier. Jacques SAPIR, économiste et spécialiste de l'URSS, démontre que ce système est bien plus complexe (et compliqué!) que cela et explique certaines permanences politiques qui se retrouvent aujourd'hui en Russie. Isabelle FACON, Jean-Paul HUET et Sonia Ben OUAGRHAM, dans une étude faite cinq ans après l'effondrement de l'URSS, montrent les reculs et les restructurations de l'industrie de défense en Russie, vers une intégration marquée des secteurs autrefois distincts des domaines civil et militaire. Cornélius CASTORIADIS avait auparavant bien montré cette stratocratie qui formait au sein de la société russe une réelle coupure entre le domaine militaire secret et le domaine civil qui ne profitait en aucune façon (et n'était contaminé en aucune façon non plus au plan des méthodes, dénoncées pour le côté américain par Seymour MELMAN) de retombées de la recherche militaire. Nous reviendrons bien entendu sur ces aspects plus tard (Articles Complexes militaro-industriels).

        Le cas de la France, avec son réseau centralisé sous l'égide de la Délégation Générale de l'Armement (DGA) , est bien étudié sur le plan de la recherche militaire tant par Georges MENAHEM que par Jean-Paul HEBERT. Les récentes restructurations, opérées sous l'effet de nouvelles contraintes économiques et de nouvelles orientations technologiques,  comme de nouvelles tendances stratégiques (Défense européenne en gestation) font partie d'une longue série de réorganisations depuis le temps des arsenaux royaux. Les relations entre scientifiques et militaires dans ce pays sont compliquées par une tradition antimilitariste très présente dans les universités comme dans les laboratoires, ce qui n'empêche pas les mêmes ramifications de la recherche militaire dans tout le système scientifique. Tout récemment, le ministère de la défense indique dans son Plan stratégique de recherche et de technologie de défense et de sécurité, les fonctions de la Recherche et Technique de défense et de sécurité :
- Posséder les compétences scientifiques et techniques pour conseiller les décideurs ;
- Répondre aux besoins capacitaires à moyen et long terme avec de nouvelles solutions techniques en vue d'obtenir l'autonomie de la suprématie de nos moyens d'action (seul ou en coalition) dans les meilleurs conditions de coût et de délai ;
- Maîtriser les technologies des systèmes de défense correspondant aux solutions techniques prévues avec le bon degré d'autonomie, au niveau national ou européen ;
- Contribuer à la construction de l'Europe de la défense en fédérant les efforts autour du lancement de démonstrateurs technologiques ambitieux.
  Dans une annexe du même Plan, on trouve "la base technologique" suivante :
- Systèmes de systèmes pour les métiers Méthodes outils simulations, Architecture évaluation des systèmes de systèmes, en vue de tous les systèmes de force ;
- Architecture et technique des systèmes terrestres, aériens et navals, pour les métiers Plate-formes terrestres, aériens et navals et Système de combat terrestre aérien et naval, en vue de l'Engagement-Combat ;
- Architecture et technique des système C3I, pour les métiers de systèmes d'information opérationnels, Espace, observation, renseignements et systèmes de drone, Environnement géophysique, en vue du Commandement et de la Maîtrise de l'information ;
- Sécurité des systèmes d'information pour les métiers de Sécurité des systèmes d'information en vue de tous les systèmes de forces ;
- Télécommunications pour les métiers de télécommunications en vue de tous les systèmes de force ;
- Missiles, armes et techniques nucléaires de défense pour les métiers Missiles tactiques et stratégiques, propulsions, matériaux énergétiques et détonique, Techniques nucléaires de défense, Armes et munitions en vue de la Dissuasion, Protection, mobilité, soutien, engagement, combat ;
- Sciences de l'homme et protection pour les métiers de Défense NRBC (Nucléaire Radioactivité Biologique Chimique) et Sciences de l'homme en vue de Protection et Sauvegarde ;
- Capteurs, guidage et navigation, pour les métiers Optronique, Détection électromagnétique, Guerre électronique, Guidage Navigation en vue de tous les systèmes de force ;
- Matériaux et composants, métiers Matériaux, Composants, en vue de tous les systèmes de force.

     Mais toute la recherche scientifique n'est pas pour autant militarisée. George MENAHEM évoque les résistances des scientifiques, même si les orientations de la recherche prennent parfois des formes insidieuses. Jean-Jacques SALOMON préfère de son côté discuter de la double face du chercheur, qui peut être à la fois inventeur de nouvelles armes et travaillant à des accords de désarmement. Bruno STRASSER et Frédéric JOYE évoquent de leur côté la mise en place d'organismes internationaux de recherche, s'efforçant de travailler en dehors des préoccupations guerrières des États, notamment dans l'immédiat après-guerre mondiale. Ils examinent ainsi la création de trois grandes institutions de la coopération scientifique européenne : l'Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire (CERN), crée en 1953, l'Organisation Européenne de la Recherche Spatiale (ESRO) en 1961 et l'Organisation Européenne de Biologie Moléculaire (EMBO) en 1964.

      
Bruno STRASSER et Frédéric JOYE, Une science "neutre" dans la Guerre froide, La Suisse et la coopération scientifique européenne (1951-1969), 2005. Jean-Jacques SALOMON, Le scientifique et le guerrier, Editions Belin, collection Débats, 2001. Georges MENAHEM, La science et le militaire, Seuil, collection Science ouverte, 1976. Cornélius CASTORIADIS, Devant la guerre 1, Fayard, 1981. Seymour MELMAN, The Permanent War Economy, 1974. Pierre DUSSAUGE, L'industrie française de l'armement, Economica, 1985. Jean-Paul HEBERT, Stratégie française et Industrie d'armement, Fondation pour les Etudes de Défense Nationale, 1991. Jacques SAPIR, Feu le système soviétique? Permanences politiques, mirages économiques, enjeux stratégiques, La Découverte, collection Cahiers libres Essais, 1992. Isabelle FACON, Jean-Paul HUET et Sonia Ben OUAGHRAM, Pouvoirs et industries de défense en Russie, Centre de recherche et d'études sur les stratégies et les technologies, Ecole polytechnique, 1997. Patrice BRET, L'invention de la recherche publique en France (1763-1830), L'Etat, l'armée, la science, Presses Universitaires de Grenoble, 2002. Ministère de la défense, Direction Générale de l'Armement, Plan stratégique de recherche et de technologie de défense et de sécurité, 2009.

                                                                        ARMUS
 
Relu le 14 Août 2019
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