28 août 2009
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Dans le chapitre Mythes et questionnement de son Introduction aux premières religions, Pierre LEVEQUE termine sur les mythes et le temps, qui est aussi un des thèmes majeurs de l'oeuvre de Mircea ELIADE dans Le sacré et le profane :
"L'analyse des mythes introduit (...) à la catégorie du temps, vécue sur un double registre. D'une part, c'est le temps dans son déroulement inexorable depuis le début absolu que représentent l'émersion du monde et sa genèse sous l'action démiurgique d'êtres primordiaux, avec des étapes successives marquées par la création de l'homme, ses progrès technologiques ou religieux, les anciens rois, voire les cataclysmes comme le déluge qui menacent sa survie. Si les premières étapes de cette évolution ne relèvent que du fantasmatique, il est hautement vraisemblable que, peu à peu, ce sont les expériences concrètes de l'humanité qui ont été subsumées dans l'imaginaire, donnant lieu à un processus de cristallisation par suite de l'inextricable mélange qui a été opéré du naturel et du surnaturel. Tous ces mythes répondent à l'implacable nécessité pour le groupe humain de dominer son histoire, celle du cosmos et celle de l'humanité, en s'assurant d'un début absolu - l'an zéro de la création du monde -,et de se soustraire aux angoisses d'un temps qui échappe sans cesse, en fixant sa place dans le devenir. L'imaginaire s'ordonne ainsi autour de deux axes : le monde des puissances, qui est celui de la simultanéité, et le monde des mythes, qui est celui de la succession, même si, bien entendu, ce sont les mêmes lois de la pensée - l'analogie culminant dans une concaténation universelle - qui jouent, dans les deux cas, dans l'élaboration foisonnante de ce fantasmatique. D'autre part, et sans contradiction, c'est l'éternel retour d'un temps cyclique, qui se manifeste dans le lever quotidien du soleil, dans les phases de la lune, voire dans les apparitions des planètes - qui tous donnent lieu à des mythes spécifiques -, mais qui éclate plus clairement encore dans la réapparition du printemps et de la végétation annuelle, facteur déterminant de reproduction pour des sociétés agro-pastorales, d'où le caractère dominant des mythes hiérogamiques et des mythes de mort/résurrection du jeune dieu."
C'est à l'intérieur de ces conceptions, ces visions du temps que se développent pratiquement toutes les religions, c'est dans ce cadre temporel que la guerre notamment est sacralisée et que s'organisent les panthéons. Pierre LEVÈQUE poursuit sa périodisation, après les sociétés paléolithiques et néolithiques, en évoquant "le message des trois fonctions" des peuples, de l'Atlantique à l'Inde, regroupés de manière (très) large sous le vocable Indo-européens.
En reprenant les travaux de Georges DUMEZIL, "l'analyse des divers panthéons montre que, au coeur de la documentation la plus ancienne de chacune (des) religions, se trouve un classement des dieux en trois fonctions hiérarchisées : la première qui est celle de la souveraineté et de la puissance magico-religieuse ; la seconde, de la force physique et tout particulièrement de la guerre ; la troisième des activités agricoles et pastorales, donc de la fécondité, de la sexualité, de la richesse : ensemble plus complexe que l'on pourrait grouper sous les concepts de production et reproduction. D'où de très nombreuses triades, comme, à Rome, Jupiter, Mars, Quirinus, ou, chez les Germains de Scandinavie, Odinn, Thorr et Freyr (...). Le système est au reste encore plus complexe, car la première fonction se subdivise à son tour en une souveraineté magique et violente et une souveraineté juridique et modérée. Cela est particulièrement net dans l'Inde avec Varuna, le maitre redoutable de la magie paralysante, et Mitra, dont le nom signifie "contrat" ; mais aussi chez les Scandinaves avec Odinn le terrible et Tyr le juriste, protecteur des serments et des contrats (...). Le trifonctionnalisme dépasse au reste le cadre purement religieux : il est un mode de penser l'univers et la société, une prise idéologique sur le réel." Elle constitue un effort de la pensée pour comprendre et organiser l'imaginaire et la réalité dans des époques où le monde apparaît gigantesque pour des êtres à la vie très courte. Derrière tout cela, bien entendu, il y a la crainte de la mort (souvent violente) et de ce qui peut exister ensuite, il y a la présence de l'aléatoire qui peut mener à la disparition pure et simple d'un peuple entier, il y a le sentiment de l'immensité du monde (temps et espace) inconnu.
Pierre LEVÉQUE, résumant le rôle de la trifonctionnalité, écrit qu'elle représente, "comme les religions despotiques, une réponse idéologique à l'émergence de sociétés de classe et de formes étatiques plus solides. Mais, dans les gigantesques États du Moyen-Orient (qui constituent, nous devons préciser, des catégories qui n'ont rien à voir avec les États modernes tels que nous les connaissons), il y a une permanence forte des cultes immémoriaux de la fécondité/fertilité, qui correspondent bien aux besoins des travailleurs dépendants et permettent au despote de s'identifier à la divinité ou à son représentant et d'assurer ainsi la stabilité de son pouvoir. Dans les sociétés tribales de la steppe, où il n'y a pas concentration de l'autorité dans la personne d'un seul homme, où le pouvoir du roi est restreint et ambigu, où la couche dominante des prêtres et des nobles guerriers a un besoin pressant d'affirmer son hégémonie sur les masses qu'elle ne peut cependant réduire à la condition de stricts dépendants, l'idéologie tripartite se révèle éminemment opératoire. Elle récupère toutes les puissances de la Terre féconde et fertile qui peuplent la troisième fonction, mais elle les subordonne aux divinités des prêtres et des nobles qui dominent le surnaturel, unies malgré les contradictions qui les opposent souvent et qui transparaissent dans le mythe.
C'est donc un schéma relativement clair qui se dégage. Au moment où émerge une classe dominante de non-producteurs qui se réserve le monopole du maniement du sacré et de la conduite de la guerre, la trifonctionnalité apporte une réponse quasi directe aux problèmes posés par cette contradiction, une réponse qui trouve son expression la plus nette dans le mythe du conflit guerrier suivi d'une réconciliation définitive qui fondait dans l'imaginaire la solidarité sociale et la domination des prêtres et des chefs de guerre sur les producteurs, non sans une certaine modération puisque les dieux de la masse avait leur place, inamovible, dans la structure. Une classification imaginaire comme le trifonctionnalisme et la première émergence d'une société de classes dans la steppe entretenaient donc des relations dialectiques : une telle classification n'était possible que parce qu'elle correspondait globalement (...) à la hiérarchisation sociale qui elle-même se renforçait grâce au consensus généré par le fantasmatique."
Dans cette culture de la trifonctionnalité, certains dieux donc ont pour vocation première affirmée de faire, mener et guider la guerre : Indra en Inde, Mars chez les Romains, Thorr chez les Germains. Chez ces différents peuples, ces dieux guerriers sont souvent les plus importants, mais cette importance varie suivant l'orientation plus ou moins guerrière de leurs activités. ce qui explique dans dans le temps, la place de ces dieux puissent varier. Chez les Grecs, par exemple, Arès personnifie les batailles et le sang, et si dans les légendes homériques, il prend une place énorme, plus tard, à Athènes notamment, c'est plutôt Athéna qui est la plus honorée. Athèna est déesse de la guerre, mais pas seulement, c'est surtout la déesse de la Raison, et elle ne se livre à la guerre, à l'époque des Cités, que contrainte et seulement lorsque l'intérêt d'Athènes l'exige.
Dans la classification établie par Pierre CRÉPON, on trouve trois différents types de dieux guerriers, qui renvoient à l'état socio-politique des peuples qui les vénèrent : les dieux des peuples indo-européens, à la fonction guerrière prédominante ; les dieux des peuples sumériens et sémitiques, à la fonction guerrière première et les presque divins héros ayant une existence historique et qui symbolisent les vertus militaires. "Les exemples les plus riches et les plus convaincants de dieux dont la vocation militaire découle de leurs fonctions de protecteurs d'un peuple sont à rechercher dans le domaine sumérien et sémitique." Ainsi Mardouk pour Babylone, Enlil pour Nippour, Yahvé pour le peuple juif. En revanche, la mythologie chinoise ne comporte pas de véritables divinités de la guerre comparables à Mars ou Odin,
C'est à l'aube de la religion grecque que cette trifonctionnalité éclate en une combinaison plus subtile, et cela se trouve dans ce que l'on peut reconstituer de la théologie crétoise à l'Age de Bronze, puis de la mythologie de Mycennes, avant l'écroulement brutal de cette dernière civilisation vers le premier Millénaire.
Pierre CRÉPON, les religions et la guerre, Albin Michel, collection Espaces libres, 1991. Pierre LEVÈQUE, Introduction aux premières religions, Le livre de poche, 1997. Mircea ÉLIADE, Le sacré et le profane, Gallimard, collection Idées nrf, 1965.
RELIGIUS
C'est à l'intérieur de ces conceptions, ces visions du temps que se développent pratiquement toutes les religions, c'est dans ce cadre temporel que la guerre notamment est sacralisée et que s'organisent les panthéons. Pierre LEVÈQUE poursuit sa périodisation, après les sociétés paléolithiques et néolithiques, en évoquant "le message des trois fonctions" des peuples, de l'Atlantique à l'Inde, regroupés de manière (très) large sous le vocable Indo-européens.
En reprenant les travaux de Georges DUMEZIL, "l'analyse des divers panthéons montre que, au coeur de la documentation la plus ancienne de chacune (des) religions, se trouve un classement des dieux en trois fonctions hiérarchisées : la première qui est celle de la souveraineté et de la puissance magico-religieuse ; la seconde, de la force physique et tout particulièrement de la guerre ; la troisième des activités agricoles et pastorales, donc de la fécondité, de la sexualité, de la richesse : ensemble plus complexe que l'on pourrait grouper sous les concepts de production et reproduction. D'où de très nombreuses triades, comme, à Rome, Jupiter, Mars, Quirinus, ou, chez les Germains de Scandinavie, Odinn, Thorr et Freyr (...). Le système est au reste encore plus complexe, car la première fonction se subdivise à son tour en une souveraineté magique et violente et une souveraineté juridique et modérée. Cela est particulièrement net dans l'Inde avec Varuna, le maitre redoutable de la magie paralysante, et Mitra, dont le nom signifie "contrat" ; mais aussi chez les Scandinaves avec Odinn le terrible et Tyr le juriste, protecteur des serments et des contrats (...). Le trifonctionnalisme dépasse au reste le cadre purement religieux : il est un mode de penser l'univers et la société, une prise idéologique sur le réel." Elle constitue un effort de la pensée pour comprendre et organiser l'imaginaire et la réalité dans des époques où le monde apparaît gigantesque pour des êtres à la vie très courte. Derrière tout cela, bien entendu, il y a la crainte de la mort (souvent violente) et de ce qui peut exister ensuite, il y a la présence de l'aléatoire qui peut mener à la disparition pure et simple d'un peuple entier, il y a le sentiment de l'immensité du monde (temps et espace) inconnu.
Pierre LEVÉQUE, résumant le rôle de la trifonctionnalité, écrit qu'elle représente, "comme les religions despotiques, une réponse idéologique à l'émergence de sociétés de classe et de formes étatiques plus solides. Mais, dans les gigantesques États du Moyen-Orient (qui constituent, nous devons préciser, des catégories qui n'ont rien à voir avec les États modernes tels que nous les connaissons), il y a une permanence forte des cultes immémoriaux de la fécondité/fertilité, qui correspondent bien aux besoins des travailleurs dépendants et permettent au despote de s'identifier à la divinité ou à son représentant et d'assurer ainsi la stabilité de son pouvoir. Dans les sociétés tribales de la steppe, où il n'y a pas concentration de l'autorité dans la personne d'un seul homme, où le pouvoir du roi est restreint et ambigu, où la couche dominante des prêtres et des nobles guerriers a un besoin pressant d'affirmer son hégémonie sur les masses qu'elle ne peut cependant réduire à la condition de stricts dépendants, l'idéologie tripartite se révèle éminemment opératoire. Elle récupère toutes les puissances de la Terre féconde et fertile qui peuplent la troisième fonction, mais elle les subordonne aux divinités des prêtres et des nobles qui dominent le surnaturel, unies malgré les contradictions qui les opposent souvent et qui transparaissent dans le mythe.
C'est donc un schéma relativement clair qui se dégage. Au moment où émerge une classe dominante de non-producteurs qui se réserve le monopole du maniement du sacré et de la conduite de la guerre, la trifonctionnalité apporte une réponse quasi directe aux problèmes posés par cette contradiction, une réponse qui trouve son expression la plus nette dans le mythe du conflit guerrier suivi d'une réconciliation définitive qui fondait dans l'imaginaire la solidarité sociale et la domination des prêtres et des chefs de guerre sur les producteurs, non sans une certaine modération puisque les dieux de la masse avait leur place, inamovible, dans la structure. Une classification imaginaire comme le trifonctionnalisme et la première émergence d'une société de classes dans la steppe entretenaient donc des relations dialectiques : une telle classification n'était possible que parce qu'elle correspondait globalement (...) à la hiérarchisation sociale qui elle-même se renforçait grâce au consensus généré par le fantasmatique."
Dans cette culture de la trifonctionnalité, certains dieux donc ont pour vocation première affirmée de faire, mener et guider la guerre : Indra en Inde, Mars chez les Romains, Thorr chez les Germains. Chez ces différents peuples, ces dieux guerriers sont souvent les plus importants, mais cette importance varie suivant l'orientation plus ou moins guerrière de leurs activités. ce qui explique dans dans le temps, la place de ces dieux puissent varier. Chez les Grecs, par exemple, Arès personnifie les batailles et le sang, et si dans les légendes homériques, il prend une place énorme, plus tard, à Athènes notamment, c'est plutôt Athéna qui est la plus honorée. Athèna est déesse de la guerre, mais pas seulement, c'est surtout la déesse de la Raison, et elle ne se livre à la guerre, à l'époque des Cités, que contrainte et seulement lorsque l'intérêt d'Athènes l'exige.
Dans la classification établie par Pierre CRÉPON, on trouve trois différents types de dieux guerriers, qui renvoient à l'état socio-politique des peuples qui les vénèrent : les dieux des peuples indo-européens, à la fonction guerrière prédominante ; les dieux des peuples sumériens et sémitiques, à la fonction guerrière première et les presque divins héros ayant une existence historique et qui symbolisent les vertus militaires. "Les exemples les plus riches et les plus convaincants de dieux dont la vocation militaire découle de leurs fonctions de protecteurs d'un peuple sont à rechercher dans le domaine sumérien et sémitique." Ainsi Mardouk pour Babylone, Enlil pour Nippour, Yahvé pour le peuple juif. En revanche, la mythologie chinoise ne comporte pas de véritables divinités de la guerre comparables à Mars ou Odin,
C'est à l'aube de la religion grecque que cette trifonctionnalité éclate en une combinaison plus subtile, et cela se trouve dans ce que l'on peut reconstituer de la théologie crétoise à l'Age de Bronze, puis de la mythologie de Mycennes, avant l'écroulement brutal de cette dernière civilisation vers le premier Millénaire.
Pierre CRÉPON, les religions et la guerre, Albin Michel, collection Espaces libres, 1991. Pierre LEVÈQUE, Introduction aux premières religions, Le livre de poche, 1997. Mircea ÉLIADE, Le sacré et le profane, Gallimard, collection Idées nrf, 1965.
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Relu le 23 avril 2019