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13 octobre 2020 2 13 /10 /octobre /2020 10:03

      Alors que de nombreuses critiques à l'encontre de la non-violence s'adressent à ses "pré-supposés moraux et philosophiques", critiques qui tombent singulièrement dans le vide de nos jours, alors que beaucoup veulent réduire la non-violence à une sphère étroite de la vie politique (qui ne concerne que des aspects partiels de la vie en société) ou sociale (qui ne concerne que des gens déjà bien repus qui ont le loisir de penser à des choses secondaires comme l'environnement et la justice sociale...), nombre d'actions non-violentes se situent dans un cadre résolument politique, dans une stratégie politique, avec des buts politiques. Il est vrai que nombre de critiques proviennent de groupes ou de personnes qui se disent véritablement révolutionnaires (allant jusqu'à traiter les non-violents d'alliés objectifs (et aveugles des injustices) et que peu d'hommes politiques ou de sociologues, peu d'intellectuels en tout cas, pensent avoir un dialogue avec les "non-violents".

   Comme le rapporte Manuel CERVERA-MARZAL, chargé de recherche au FNRS (Université de Liège), docteur en sciences politiques, à l'exception des historiens qui consacrent à des acteurs non-violents (GANDHI, Martin LUTHER-KING, César CHAVEZ...) d'importantes biographies, le monde universitaire se démarque par le caractère largement insuffisant de l'attention qu'il a portée par exemple à GANDHI. Il est vrai que peu de sociologues par exemple ont consacré des études aux leaders et aux actions non-violentes (c'est plus vrai en Europe que dans le monde anglo-saxon...).

Raghavan IYER, professeur de philosophie à Oxford identifie quatre causes du déficit d'études sur la pensée politique et morale de GANDHI :

- la personnalité unique du Mahatma qui a capté toute l'attention, occultant ainsi ses très nombreux écrits ;

- le public s'est également focalisé sur ses trente années d'action politique en Inde (1914-1948) au détriment des dix années de conceptualisation éthico-politique en Afrique du Sud (1903-1914) : tous les principaux concepts - satyagraha, ahimsa, swaraj - datent de cette époque.

- GANDHI n'était pas un intellectuel classique. Il n'a pas rédigé d'exposé systématique de ses idées sur la politique et sur la non-violence. Son oeuvre se compose presque exclusivement d'écrits circonstanciés : articles de journaux, lettres et discours. Il n'avait pas le goût pour les dissertations formelles - il pensait comme un avocat, sa profession. Il ne se souciait pas de clarté philosophique ni de cohérence logique : il s'agit souvent de convaincre de la justesse de ses vues et de ses moyens d'action. Il pensait - il l'écrit souvent - que "son rôle est d'agir".

- sa pensée politique est intimement entrelacée avec ses convictions religieuses, ce qui rend difficile l'approche de la première, d'autant que ses convictions sont formées d'un syncrétisme majeur (christianisme, hindouisme, jaïnisme...).

  La pensée même de GANDHI, référence de toute la "pensée non-violente", nous enjoint de regarder ses actes, mais ses actes ne doivent pas occulter ses idées, comme l'écrit si justement Manuel CERVERA-MARZAL. Si GANDHI philosophe dans l'action et agit en fonction de sa philosophie, il n'en est pas moins, surtout en Inde, un homme politique. Et comme tel, dans les grands conflits qui agitent l'Inde de son siècle, il fait de la politique. Et comme tout homme politique, il ne cherche pas la perfection, il recherche une efficacité pragmatique.

Malgré qu'il soit précédé de nombreux penseurs dans la voie de la désobéissance civile, il s'en révèle le plus fin théoricien et le premier en tout cas à légitimer sa pratique dans l'État de droit démocratique comme dans les régimes autoritaires. Il est temps, comme l'écrit Manuel CERVERA-MARZAL, de "mettre en exergue l'essence conflictuelle de la politique, la viabilité politique de la recherche de la vérité absolue et l'exigence éthique de l'emploi d'une méthode de lutte non-violente. Ainsi, la politique de GANDHI a pour fondement l'adversité, pour finalité la vérité et pour moyen la non-violence." Pour le leader indien, l'engagement politique est une devoir religieux qui, lorsque les circonstance l'exigent, se concrétise à travers la mise en oeuvre d'actions de désobéissance civile.

Dans toute sa vie, GANDHI relie cette recherche de la vérité et l'emploi de moyens non-violents. Cette recherche se rattache à une vision forte de ce qu'est la vie sociale tout court et à un idée forte de la conflictualité. Il la pense sous la forme d'une opposition entre adversaires plutôt qu'entre ennemis. Le véritable ennemi, c'est le système dans lequel les hommes vivent et qui les enferment dans des relations d'injustices et de violences.

 

Lutter contre le véritable adversaire...

    GANDHI pense le combat politique, car il y a bien combat, sous la forme d'une opposition entre adversaires plutôt qu'ennemis. Il modifie l'acception classique de la notion d'adversaire. Selon R. IYER (The moral and political thougt of Mahatma Gandhi, New Delhi, Oxford University Press, 2000), pour GANDHI, l'adversaire "désigne le mal que font les hommes et non les hommes eux-mêmes." Contrairement à certaines philosophies politico-morales et religieuses, l'homme et ses actes sont deux choses bien distinctes, et "alors qu'une bonne action doit appeler l'approbation, et une mauvaise, la désapprobation, l'auteur de l'acte, qu'il soit bon ou mauvais, mérite toujours respect ou pitié selon les cas" (Gandhi, Autobiographie ou mes expériences de vérité; PUF, 2008).

En apparence, GANDHI semble admettre avec Carl SCHMITT qu'en politique, il faut viser la suppression de la partie adverse. Mais contrairement au juriste allemand, il ne conçoit pas l'adversaire comme un homme, mais comme un système qui amène l'individu à mal agir. Il souligne qu'un individu n'est jamais réductible à ses actes, que "l'être" ne se résume pas dans le "faire". Finalement, il y a au coeur de la pensée de GANDHI, "la certitude que l'adversaire est un autre homme avant d'être un ennemi" (Jean-Marie MULLER, Le courage de la non-violence, Gordes, Les Éditions du Relié, 2001). Gandhi enjoint le désobéissant civil à ne pas occulter ce qui le lie à son adversaire, leur commune humanité. (Manuel CERVERA-MARZAL)

L'action politique n'est pas exempte de stratégies et de tactiques qui, même si elle vise un système, luttant contre des personnes bien visibles, tant pour les priver d'influences ou de pouvoirs que pour les empêcher d'en avoir, et cela, GANDHI en avait parfaitement conscience, choisissant bien les temps et les lieux de l'action, qui même si elle n'attaque pas frontalement des hommes (et des femmes...), les plus efficaces et les plus pertinentes, et pas seulement sur le plan idéologique ou propagandiste, mais aussi dans des conjonctures politiques où elles pouvaient les empêcher également d'atteindre des buts opposés aux siens... GANDHI, membre du Congrès, membre d'une tendance du Congrès en Inde, même s'il se démarque des habitudes politiques parlementaires (qu'ont également d'autres forces politiques que le Congrès) en allant chercher au fin fond de pays les ressources de sa politique, est amené, de toute façon à affronter des factions attachées à certaines politiques, notamment de conciliation avec le colonialisme anglais. En  recherchant la vérité de la situation du pays et des millions de ses habitants qu'il veut fonder une politique face à la puissance anglaise, il se heurte à des organisations - et des personnes - bien concrètes. C'est pourquoi il faut se démarquer d'une image gentillette et consensuelle de la politique non-violente de GANDHI.

 

La force politique de la vérité...

  GANDHI propose une vision de l'action politique, qui insiste sur la viabilité de la recherche de la vérité. Il s'oppose ainsi au projet libéral qui fait primer la recherche d'un accord à la recherche de la vérité écrit fort justement Manuel CERVERA-MARZAL. Chez lui, point de ce relativisme et pas réellement de multiculturalisme. La Vérité absolue existe et est présente à chacun sous un angle particulier et de manière fragmentaire, et aucun homme ne peut prétendre posséder cette Vérité. Et certainement pas un leader, aussi charismatique qu'il soit (même si lui-même était charismatique!).

Quelle est pour lui la définition de cette Vérité? Reprenant des écrits épars dans l'oeuvre du Mahatma, le philosophe italien Giulano PONTARA distingue au moins trois significations :

- dans une acception éthico-philosophique, il désigne par la notion de vérité certaines propriétés humaines comme le fait d'être sincère, honnête, fidèle ou transparent. La vérité s'apparente à l'authenticité et désigne la capacité à être en accord avec soit-même, de présenter une cohérence interne, et à se présenter à autrui sans faux-semblant ni dissimulation;

- dans une acception épistémologie, la vérité est ce que nous croyons vrai à un certain moment. Il a une conception objectiviste et réaliste de la vérité : un jugement est vrai si et seulement s'il correspond à la réalité. Une perception est vraie lorsque la représentation des faits est en adéquation avec les faits eux-mêmes. Personne ne peut jamais parvenir à une certitude absolue et GANDHI, à de nombreuses reprises, se rend souvent compte qu'il s'est trompé et est disposé à abandonner ou modifier une thèse ou une conviction;

- dans une acception théologique, la Vérité est Dieu. Mais Dieu se rend concret à GANDHI dans un syncrétisme religieux très sophistiqué et qui ne correspond pas entièrement à l'idée que s'en font le jaïnisme, l'hindouisme ou le christianisme. Même s'il n'explicite pas souvent, en partie par prudence politique..., ce qu'il tire de chacune de ces trois religions et des trois religions en même temps, on peut penser qu'il retient des trois la vérité comme force à la fois intérieure à chaque individu et englobant l'humanité tout entière, du jaïnisme, le souci de détachement ascétique et le respect de toute vie (ce qui le conduit au végétarisme), gardant une croyance panthéiste, de l'hindouisme l'idée que le salut individuel et collectif n'est pas possible dans le retrait du monde et la méditation autarcique et du christianisme, l'amour christique et le pardon inconditionnel.

On avance souvent seulement l'un ou l'autre de ces aspects pour qualifier sa politique non-violente, mais pour lui la vérité n'est pas à théoriser sans fin, elle est à rechercher dans l'action dans le monde et dans sa vie quotidienne. Si le pouvoir politique n'est pas une fin en soi, il est un moyen nécessaire pour les hommes d'atteindre la vérité.

Pour comprendre la politique gandhienne - qui est la référence dans l'ensemble des mouvances non-violentes, mais certainement pas la seule - il faut admettre que toute théorie politique repose sur une conception donnée de la vérité et sur la volonté de défendre cette dernière envers et contre tout, mais sans dogmatisme et sans violence.

Dans son activité politique, il s'efforce de s'appuyer sur une exigence (la politique doit se fonder sur la recherche de la vérité) et sur un constat (une politique menée au nom de la vérité entraine souvent les pires violences). Il existe même une contradiction entre vérité et politique, visible dans l'action politique elle-même, et le Mahatma s'efforce de la résoudre - mais y parvient-il toujours?, dans ses écrits émerge souvent le doute à cet égard - en distinguant Vérité absolue et vérités relatives. Il en résulte une conception dualiste de la vérité : d'un côté il existe la Vérité, que l'on doit s'efforcer d'atteindre, et de l'autre, l'homme est si imparfait qu'il ne peut jamais l'atteindre et ne fait que l'approcher partiellement. Il tire de cela une règle d'or, la tolérance mutuelle, laquelle exclut l'usage de la violence. Si épistémologiquement, cette conception peut se tenir, la réalité politique, l'exercice politique du pouvoir, l'art du compromis mais aussi du choix (et souvent entre mauvaises solutions...), elle est parfois d'un faible secours. L'action non-violente est pensée par GANDHI plus du côté d'une résistance à un système (raciste ou colonial) que de l'exercice d'un pouvoir (même si en tant que leader, il doit prendre des décisions, et prendre de nombreuses positions politiques...) et c'est ce qui rend difficile une analyse de la politique non-violente comme d'un tout...

 

La politique non-violente dans l'action...

  Si la politologie ou la sociologie politique (qui s'intéresse surtout aux partis politiques et au système électoral, à part quelques travaux sur le monde associatif) ne s'intéresse guère à la non-violence, c'est aussi parce que la grande majorité des leaders et des mouvements non-violents ne s'intéresse pas du tout à la prise du pouvoir d'État. GANDHI lui-même, même s'il parvient au sommet de l'État, dans la foulée d'une indépendance enfin reconnue, pense la politique surtout par le bas, du côté des gouvernés plutôt que des gouvernants. Si la politique se déploie sur deux versants complémentaires, la gestion des institutions établies et l'élaboration de mouvements de contestation collective, ses efforts vont dans le sens d'une dévolution du maximum de pouvoir à la base - voir son programme des communautés rurales de base - et il se méfie du pouvoir qui corrompt par contagion. Critiquant constamment les institutions coloniales de son temps, il reste convaincu qu'une purification du pouvoir politique est à la fois possible et nécessaire.

Cette purification donnerait au pouvoir une forme nouvelle qu'il nomme autonomie ou swaraj. Manuel CERVERA-MARZAL rappelle fort justement qu'en concentrant toute leur attention sur la non-violence (satyagraha), les commentateurs de GANDHI oublient souvent qu'il est aussi un penseur de l'autonomie. Et dans son ouvrage majeur - son seul ouvrage de théorie politique, Hind Sawaraj, republié récemment en 2012 à New Delhi aux éditions Rajpal ans Sons, et qui gagnerait à être d'ailleurs traduit en français, il développe, outre une critique du machinisme et de la civilisation occidentale, dans une soixantaine de pages, ce qu'il appelle cette autonomie politique. Situation d'une communauté dans laquelle aucun individu n'exerce de pouvoir sur les autres, ou dans laquelle n'importe quel individu a autant de pouvoir sur chaque autre que chaque autre en a sur lui. Elle exige une décentralisation radicale des instances de décision, car le centralisme et la concentration des pouvoirs sont incompatibles avec une structure sociale non-violente. L'autonomie est la véritable démocratie que réclament d'ailleurs de leur voeux nombre d'organisations non-violentes dans le monde, quel que soit le nom qu'elles leur donne. En France, un temps, nombre de groupes non-violents se réclamaient, en participant directement à la lutte politique, du socialisme autogestionnaire, en ayant en tête ou non les options de GANDHI. Cette autonomie doit pouvoir être établie autant sur le plan politique que sur le plan économique.

 

Non-violence politique ne signifie pas pacifisme...

   Fréquemment, pour souligner l'aspect "pacifique" de la politique de GANDHI (vue par une certaine imagerie en Occident), on rapproche la non-violence de l'ahimsa traditionnel en Inde. Or, non seulement la non-violence va au-delà de la renonciation de la volonté de tuer et à l'intention de nuire et désigne bien plus que le simple refus de la violence (certains comme Manuel CERVERA-MARZAL souligne le trait d'union entre les deux mots pour le différencier d'une non violence), mais GANDHI, qui ne suit pas du tout alors cette tradition indienne, distingue deux sens de l'ahimsa. Le premier est dit étroit, restrictif, négatif ou passif : l'ahimsa est le refus de tuer ou de blesser quelqu'un. Dans son sens positif, large ou actif, elle est le fait de promouvoir l'amour et le bien-être d'autrui, et se rapproche alors du sens chrétien au contenu identique à celui du Sermon sur la Montagne. Mais la spécificité de l'ahimsa gandhienne par rapport à l'injonction chrétienne à tendre l'autre joue est immense. Il politise le contenu éthique du Sermon sur la Montagne, et l'applique bien au-delà du domaine religieux ou inter-individuel. Il s'appuie sur deux idées : qu'il faut chercher à convaincre et non à contraindre l'adversaire ; et que la souffrance personnelle, en permettant d'émouvoir notre adversaire constitue le meilleur moyen de la convaincre qu'il se trouve dans l'erreur.

   Questionnant la relation du satyagraha à l'ahimsa, la pratique vis-à-vis de la théorie, Manuel CERVERA-MARZAL rappelle que GANDHI, à cette question de pouvoir mener une stratégie politique en dehors de la philosophie de l'ahimsa, a toujours lié les deux : on ne peut réaliser le satyagraha comme une tactique que l'on peut abandonner suivant les circonstances, car le styagraha lui-même est une croyance...

  Maintenant, GANDHI a toujours considéré, comme beaucoup, la politique comme l'art du possible et dans nombre de cas de conflits, la non-violence n'apparait pas possible. D'où ses différents positionnements politiques par rapports à la guerre intra-étatique pendant les première et deuxième guerres mondiales : refus de soutenir l'impérialisme anglais dans la première, appel à lutter contre les nazis par la violence qui reste la seule ressource disponible pendant la seconde. Mais jamais, dans la lutte pour l'indépendance de l'inde, comme d'ailleurs contre l'apartheid en Afrique du Sud GANDHI n'est aller plus loin que le boycott économique, étant même réticent à l'endroit du sabotage matériel. Il mènera d'ailleurs lors de ses campagnes des actions de jeûne et de grève de la faim pour faire cesser des violences de ses partisans. ou de ses alliés. La question reste entière s'il faut considérer le gandhisme comme un anti-machiavélisme, étant donné d'une part que la philosophie politique de MACHIAVEL reste soumise à question et que la pratique politique de GANDHI n'est pas exempte de l'usage d'une certaine ruse politique, sans compter qu'il est difficile de comparer les deux contextes historiques de leur existence et de leur action.

 

De la politique...

    Le plus gandhien des auteurs sur la non-violence, Jean-Marie MULLER, restitue bien le problématique décrite ci-dessus :

"L'exigence fondamentale de la philosophie politique est de construire une société libérée de l'emprise de la violence. Dans une société, la justice et la paix sont réalisées dans la mesure où les diverses formes de violence se trouvent éliminées dans rapports entre les individus et les groupes. Il en résulte que la violence, dont la visée est toujours la mort, se trouve en contradiction avec le principe même de l'action politique. Politique et violence s'opposent par leur nature même. Pourtant, les idéologies dominantes ont constamment affirmé le contraire en soutenant que la violence est inhérente à l'action politique. Selon ces discours, le recours aux moyens de la violence serait inéluctable en politique et il serait légitime parce que lui seul permettrait l'efficacité dans l'action. Renoncer à la violence, ce serait renoncer à l'action politique elle-même et s'évader dans l'idéalisme. Quand ces idéologies concèdent que la violence ne saurait être justifiée du point de vue de la moral pure, c'est pour mieux affirmer qu'elle ne saurait être condamnée du point de vue du réalisme politique." Il faut bien noter que les adversaires face à face (tenants de l'ordre établi et révolutionnaires de toute sorte, de droite ou de gauche) sont très heureux de s'entendre sur ce point, la violence étant marquage amenant la reconnaissance de l'autre, en dehors d'ailleurs de toute analyse sur l'efficacité réelle...

"En réalité, poursuit notre auteur, face à tout ce que la violence commet d'irréparable lorsqu'elle devient le moyen spécifique de l'action politique, il n'est pas nécessaire de faire le détour par des réflexions morales pour la récuser. Le réalisme politique lui-même apporte de nombreuses raisons pour discréditer la violence. Et elles sont impératives.

La cité politique naît lorsque des femmes et des hommes, qui se sont reconnus égaux et semblables, décident de se réunir pour vivre ensemble, c'est-à-dire parler, décider et agir ensemble pour construire un avenir commun. Ce "parler ensemble", ce "décider ensemble" et cet "agir ensemble" constituent la vie politique. Ce qui inaugure et fonde l'action politique, c'est la parole échangée, la libre discussion, la conversation entre les citoyens, la délibération publique, le débat démocratique. Fonder une société revient, littéralement, à créer une associations. Celle-ci s'exprime à travers une constitution, c'est-à-dire un contrat social par lesquels les citoyens décident du projet politique qu'ils entendent réaliser ensemble. Ce qui fonde la politique, ce n'est donc pas la violence, mais son contraire absolu : la parole humaine. Un régime totalitaire se caractérise par la destruction totale de tout espace public où les citoyens auraient la liberté de parler et d'agir ensemble.

L'essence même du politique, c'est donc le dialogue des hommes entre eux. La réussite du politique, c'est donc le succès de ce dialogue. Parce que l'apparition de la violence entre les hommes signifie toujours l'échec de leur dialogue, la violence signifie toujours l'échec du politique. L'essence de l'action politique c'est d'agir les uns avec les autres. Lorsque des individus agissent les uns contre les autres, ils sapent les fondements mêmes de la cité politique. Certes, la vie des hommes au sein d'une même communauté peut à tout moment être troublée pas des conflits provoqués par des individus qui ne respectent pas le pacte fondateur, l'alliance originelle. Il importe de résoudre ces conflits pour rétablir la pais sociale et rendre à nouveau possible le dialogue entre les citoyens. la résolution des conflits est une condition de la vie politique mais elle ne la constitue pas. Les individus qui recourent à la violence pour réaliser leurs passions, satisfaire leurs désirs ou faire prévaloir leur intérêts particuliers ont déjà quitté le lieu où s'élabore et se réalise le projet politique de la communauté à laquelle ils appartenaient. Leur action ne s'inscrit plus dans l'espace public qui constitue la cité politique; Ils doivent être neutralisés par les "agents de la paix". Ceux-ci doivent privilégier les méthodes pacifiques et ne recourir à la violence qu'en cas de stricte nécessité."

Sans doute, c'est le passage du texte qui apparait le moins convaincant et il n'est guère étonnant qu'à la fin, on en vient exactement au même type d'argumentation que les tenants de "l'ordre établi". La position du conflit semble être historiquement seconde, alors qu'on peut penser que le conflit est consubstantiel à la relation entre les hommes, pour de multiples raisons. Dans les faits, la politique semble beaucoup a voir avec précisément ces conflits et la question de la violence intervient justement à cause de ces conflits. Dans l'histoire, ce n'est pas la non-violence qui est première, elle intervient dans le processus de maturation de la politique. Opposer politique et violence reste cohérent, mais la cité politique se construit d'abord avec la violence. Dans l'histoire des idées d'ailleurs, la nouveauté de la non-violence est d'introduire une rupture avec la présence et l'idéologie de la violence. Et elle ne peut le faire précisément que si elle réussit à proposer des alternatives aux manières violentes de faire de la politique... Il est par ailleurs très juste d'opposer politique et violence, car la dynamique de la violence finit par détruire les liens politiques. Elle en vient à remplacer, dans les coeurs et dans les esprits, la recherche du bien commun et du savoir vivre ensemble. Mais cette dynamique même provient de l'existence de conflits qui sont toujours là, non résolus. Leur résolution est en réalité l'objectif de la politique et la violence donne l'illusion d'y parvenir, et seulement l'illusion, car elle possède en elle-même une dynamique qui supplante n'importe quel but politique. La suite d'ailleurs de l'argumentation de notre auteur se situe dans cette perspective...

"Il convient, poursuit Jean-Marie MULLER, de toujours définir le politique en rapport avec le projet qu'il porte en lui ; ce projet qui vise à rassembler les hommes dans une action commune, ne laisse aucune place à la violence. Dans sa finalité comme dans ses modalités, l'action politique se trouve organiquement accordée à la non-violence. La philosophie de la non-violence restitue la cité politique dans sa véritable perspective et lui redonne ses réelles dimensions. Si l'action politique se caractérise en effet par le fait d'être non-violente, la violence, par sa nature même, est "anti-politique", quelle que puisse être parfois sa nécessité. Au mieux, faudrait-il concéder qu'elle est pré-politique", dans la mesure où elle précède et se donne pour objectif de préparer et de rendre possible l'action politique.. L'action politique doit viser à pacifier la vie sociale en sorte que tous les citoyens bénéficient d'un espace dans lequel ils puissent vivre en toute sécurité et en toute liberté. La politique exige de cultiver l'art de la gestion non-violente des conflits qui surgissent entre les citoyens au sein de la cité. Cela implique d'instaurer la paix sociale par des moyens pacifiques. Dans ce domaine, tout n'est pas possible, mais dans chaque institution, il revient à ceux qui sont aux postes de responsabilité d'avoir la volonté politique d'expérimenter tout ce qui est possible."

 

Jean-Marie MULLER, Le dictionnaire de la non-violence, Le Relié Poche, 2014. Manuel CERVERA-MARZAL, Politique de la non-violence, Michalon Éditeur, collection le bien commun, 2015.

 

PAXUS

 

 

  

 

 

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