Georg SIMMEL considère souvent dans ses oeuvres la dynamique entre individus et société comme une dynamique tragique. Il a tendance non seulement à dramatiser le conflit mais, malgré tous ses exemples historiques, à comprendre la dynamique sociale comme une dynamique métaphysique et vitaliste. A l'inverse de Karl MARX qui théorise et recherche les fondements de l'aliénation et de la fétichisation des marchandises et de l'argent, Georg SIMMEL les déshistorise et dédialectise. C'est sans doute pourquoi on a voulu par la suite dissocier la pensée de Georg SIMMEL de l'ensemble du courant sociologique et socialiste, alors que ses points de départ se trouvent souvent dans la littérature marxiste alors largement diffusée en Allemagne (beaucoup plus qu'après la guerre de 1914-1918). La culture est analysée de manière plus tragique qu'historique et au lieu de la considérer comme un processus productif, SIMMEL la conçoit comme une sorte de substance destructrice. Au lieu de concevoir la culture en interaction avec la vie, il oppose l'une et l'autre comme la vie et la mort, et oublie parfois ses propres préceptes méthodologiques, ce qui a fait écrire à Emile DURKHEIM que ses écrits recelaient souvent un caractère inachevé et obscur. Il faut redire ici que l'oeuvre de SIMMEL n'est pas un ensemble cohérent en soi malgré ses tentatives de synthèse. C'est seulement dans son livre sur Le conflit que l'on peut découvrir le fond d'une pensée qui le considère comme essentiel à la vie sociale. Appartenant à un monde en pleine évolution, un monde où l'individu perd effectivement beaucoup de sa valeur face aux mécanismes de l'industrialisation, il considère son destin comme tragique.
Comme l'écrit Frédéric VENDERBERGHE, "lorsque son attention se tourne vers l'individu, le drame de la vie se transforme en tragédie de la culture et de la société. Le même processus fatal, qui, dans la sphère culturelle, entraîne inévitablement la "perte de sens", est aussi à l'oeuvre dans la pH!re matérielle de la société; où elle tend à entraîner la "perte de liberté" acquise lors du passage de la communauté à la société. De même que les sphères axiologiques s'autonomisent, les sphères de l'économie et de l'État se cristallisent dans des sous-systèmes autoréférenciés et autogérés. Ensemble, elles forment la "société", et, aliénée, celle-ci fait face à l'individu et lui impose ses contraintes. "Les éléments sociaux d'origine individuelle confluent dans la figure spéciale de la "société" et celle-ci acquiert ainsi ses propres supports et organes, qui affrontent l'individu avec leurs exigences et leurs capacités exécutives, à la manière d'un parti qui lui serait étranger." (Sociologie et épistémologie, PUF, 1981).
Ce conflit entre la société et l'individu se poursuit à l'intérieur de celui-ci et, dès lors que l'individu le ressent comme un conflit entre la partie sociale (le Moi) et la partie non sociale (le Jeu) de sa personne, en reprenant les termes de G. H. MEAD. A première vue, SIMMEL rend la critique marxiste de l'inversion aliénante du sujet et de l'objet. Mais le processus d'aliénation, qui est chez MARX un processus socio-historique, est généralisé par SIMMEL et réinterprété comme un processus métaphysique (suivant l'analyse qu'en fait HABERMAS). Le philosophe et sociologue allemand semble réellement pris à certains moments par un pré-romantisme quine plait pas à tout le monde... Si ce ne sont pas des forces historiques socio-économiques qui animent l'opposition entre le sujet et l'objet, mais des forces cosmiques, on peu concevoir que le conflit entre la société et l'individu soit insoluble, ce qui évidemment un caractère dramatique et fataliste...
Comment la société est-elle possible?
Georg SIMMEL, se posant la question, face à ce conflit notamment, se pose la question : Comment la société est-elle possible? Dans Soziologie (1908), il fait ce qu'il nomme lui-même une digression qui peut être éclairante. Reprenant la problématique de KANT sur la nature et la transposant, l'étendant, aux processus "qui en dernier ressort se produisent dans les individus et qui conditionnent l'être-société de ces individus".
La question est à comprendre, écrit-il "dans un sens encore plus fondamental (qu'une simple synthèse des individus qui s'appelle une société)". "Je disais que la réalisation de l'unité synthétique est une fonction qui dans le cas de la nature incombe au sujet percevant ; dans le cas de la société cette fonction revient aux éléments de la société eux-mêmes. La conscience de former une société n'est certes pas présente in abstracto dans l'individu, toutefois chacun sait que les autres lui sont liés, même si ce savoir que j'ai des autres en tant qu'êtres socialisés et cette aperception de tout complexe en tant que société ne se réalisent en général que par rapport à des contenus particuliers et concrets. Mais peut-être que ce cas n'est pas différent de celui de "l'unité de la connaissance" ; dans les processus de conscience, nous procédons réellement conformément à elle en coordonnant un contenu concret à un autre, sans pour autant avoir conscience de l'unité elle-même de façon détachée, autrement que dans le cas d'abstractions rares et ultérieures. La question est maintenant celle-ci : qu'est-ce que généralement et a priori sert de fondement , quelles sont les présuppositions qui doivent être opérantes pour que les processus particuliers, concrets, dans la conscience individuelle, soient réellement des processus de socialisation, quels sont les éléments inclus en eux qui font que leur réalisation soit, exprimée en termes abstraits, la production d'une unité sociale à partir des individus?" SIMMEL répond en trois éléments, qui n'épuise pas la question :
- "L'image qu'un homme acquiert d'un autre par le contact personnel est déterminée par certains glissements qui ne sont pas de simples illusions émanant d'une expérience incomplète (...) mais qui sont plut^to des changements principales de la complexité de l'objet réel. Et ces glissements (...) sont de deux types. Dans une certaine mesure nous percevons l'autre comme étant généralisé. Et cela, parce qu'il ne nous est peut-être pas donné de nous représenter pleinement une individualité différente de la nôtre. (...) C'est précisément à partir de l'entière unicité d'une personnalité que nous construisons une image de cette personnalité qui n'est pas identique à sa réalité, mais qui n'est cependant pas non plus un type général, mais plutôt l'image que cette personnalité présenterait si elle était pour ainsi dire tout-à-fait elle-même, si elle réalisait vers le bon ou le mauvais côté la possibilité idéale qui est en tout homme." SIMMEL affleure là toute une problématique de l'empathie, de la sympathie et de l'antipathie, tout en abordant la question de la (mé)connaissance du réel de l'autre.
- "Il existe une autre catégorie sous laquelle les hommes se voient eux-mêmes ainsi que les autres, et se transforment en vue de produire la société empirique, ce qui peut être formulé par le principe en apparence banal : que chaque élément d'un groupe n'est pas seulement une partie de la société, mais est en plus quelque chose d'autre." Les hommes se voient en action et non sous la forme d'un portrait "naturel". Ils se voient non de façon isolée mais souvent dans un groupe en action. La socialisation ramène l'individu dans la double position : il est contenu en elle et il se trouve en même temps en dehors d'elle, membre de son organisme en même temps qu'il est tout organisme clos, un être-pour-elle et un être-pour-soi.
- La société est une configuration composée d'éléments inégaux. Car, là-même où les tendances démocratiques ou socialistes projettent une "égalité" ou l'atteignent partiellement, il ne peut s'agir que d'une équivalence entre les personnes, les réalisations, les positions, tandis qu'une égalité entre les hommes, du point de vue de leur nature, de leurs contenus de vie ou de leur destin ne peut pas du tout entrer en ligne de compte. Cette inégalité s'accroit avec la complexification sociale, avec la multiplication des métiers, avec l'accroissement de la population...
SIMMEL ne veut pas entrer dans un débat proprement épistémologique (même s'il écrit beaucoup dessus!) : "la question sociologique se propose l'abstraction de ce qui dans le phénomène complexe que nous appelons vie sociale, est réellement société, c'est-à-dire socialisation ; elle se propose d'éloigner de la pureté de ce concept tout ce qui ne constitue pas la société comme telle, comme une forme d'existence unique et autonome, mais qui se toute façon ne peut être réalisé historiquement qu'à l'intérieur de la société. Par là, nous avons affaire à un noyau de problèmes clairement définis ; il se pourrait que la périphérie des sphères du problème touche à d'autres sphères de façon provisoire ou durable, et que les délimitations deviennent problématiques, mais le centre n'en reste pas moins solidement à sa place."
Georg SIMMEL, "Disgression sur le problème comment la société est-elle possible?", traduction jean Martin RABOT, Université de Minho Braga, Portugal, dans Georg Simmel, La sociologie et l'expérience du monde moderne, sous la direction de Patrick WATIER, Méridiens klincksieck, 1986.
Frédéric VANDENBERGHE, La sociologie de Georg Simmel, La découverte, collection Repères, 2001.
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