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22 février 2018 4 22 /02 /février /2018 13:02

        Brigitte Van WYMEERSCH, musicologue et philosophe, chercheur qualifié auprès du FNRS, de l'Université catholique de Louvain, rappelle que Theodor ADORNO (1903-1969) est l'un des premiers penseurs à élaborer une critique de la culture et de l'art du XXe siècle. Situé dans la mouvance de l'École de Francfort le philosophe allemand, même s'il abandonne la carrière musicale dès 1930, possède une solide formation de musicien. S'il se consacre complètement à la philosophie, il garde des contacts avec le milieu musical, notamment les groupes d'avant-garde. En exil pendant la Seconde guerre mondiale aux Etats-Unis, il retourne en Allemagne et directeur de l'Institut für Sozialforschung de Francfort à la suite de Max HORKHEIMER (1895-1973), il poursuit jusqu'à sa mort une carrière de penseur, de sociologue et d'esthète. 

Ses études sur l'art contemporain et la "nouvelle musique" sont indissociables de sa philosophie et de sa vision de la société. Marqué par le marxisme comme les autres auteurs de la mouvance de l'École de Francfort, il ne cesse d'avoir une attitude critique sur les dérives de la société industrielle et technocratique, avec la même vigueur qu'il dénonce les régimes totalitaires du XXe siècle. On retrouve la même attitude dans ses études à portée esthétique ou musicologique (Malher, une physionomie musicale, 1960, réédition chez Minuit en 1978 ; Écrits musicaux I et II, Gallimard, 1982 ; Fragments pour le Beethoven, Revue d'esthétique, n°8, 1985).

Il met en lumière chez tous ces auteurs la manière dont les techniques de composition, la grammaire et la texture d'une oeuvre sont imprégnées de l'idéologie du moment. De la même façon, dans son Essai sur Wagner (1952, traduit en français et publié en 1966 chez Gallimard), ADORNO démontre que la technique musicale utilisée par le compositeur allemand porte la marque des caractères autoritaire et antisémite qui aboutiront au fascisme et dont il a analyse l'origine dans La personnalité autoritaire (1950).

La lecture de l'art contemporain que livre ADORNO est également redevable de sa théorie négative de la raison. La dialectique de la raison, oeuvre écrite en collaboration avec HORKHEIMER, analyse le développement de la rationalité en Occident. Si la raison a conduit à l'émancipation de l'homme, elle a également mené à l'appropriation de la nature et à la domination de l'homme par l'homme, au capitalisme et au totalitarisme. Source de libération de l'homme, la raison genre aussi des systèmes autoritaires qu'ADORNO dénonce avec virulence. Ce caractère dialectique de la raison se retrouve dans l'oeuvre d'art qui est en soi une aporie : lieu de liberté et de critique, mais aussi de conditionnement et de manipulation.

La société post-industrielle engendre une bureaucratisation croissante et la production d'une culture de masse, qui infantilise et endort le peuple. cette "industrie culturelle" distille des oeuvres non sophistiquées, standardisées et marquées par l'émotion superficielle et un charme facile. C'est la critique de l'entertainment d'une façon générale. Si cet art semble plaisant, il mène cependant à une impasse, car il engendre de faux besoins qu'il satisfait certes, mais il n'atteint pas les vrais besoins de liberté, de créativité et d'expression de l'homme.

Or, comme le philosophe allemand le démontre dans sa Théorie esthétique (1969, oeuvre incomplète interrompue par la mort de l'auteur, publiée en Français aux éditions Klincksieck, 1974), l'art reste un espace de liberté et de créativité dans ce monde technocratique. L'oeuvre d'art a un rôle critique à jouer, et se doit d'être le lieu de l'utopie, "lieu du désir et donc ferment d'un monde libéré". Notons que la lecture de cette oeuvre inachevée, parce que d'ailleurs elle est inachevée, est difficile, et on doit recommander les éditions qui s'entourent d'un commentaire et d'un appareil critique suffisant. 

Pour que l'art libère, il faut que les artistes utilisent résolument les matériaux en constante évolution et rejettent toute tentative passéiste. Au procès de la raison correspond le progrès des matériaux engendré par un processus historique qu'il importe de suivre et non de freiner. Il est impératif de ne pas céder à la facilité d'un retour vers le passé en adoptant des structures existantes, mais d'utiliser un matériau qui se trouve à l'apogée de son développement....

C'est pourquoi ADORNO se montre un fervent partisans de l'école musicale de Vienne qui se donne comme principe de rejeter la grammaire musicale existante et utilise une syntaxe totalement nouvelle - l'atonalité - dans le souci d'une nouvelle expressivité. Dans sa Philosophie de la nouvelle musique (1949, Gallimard 1979), il défend une modernité radicale. Il considère les musiques faciles, le jazz, celle de Stravinsky, comme "faisant fausse route". Alors que la démarche de Schönberg symbolise "le progrès".

Sans doute ses opinions musicales sont-elles sujettes à... critique! Quand on sait ce qu'historiquement représente le jazz (continent musical en soi il est vrai), on peut se demander si cela va dans la direction qu'il regrette... ADORNO lui-même d'ailleurs est conscient que la musique nouvelle qu'il prône n'est pas facilement accessible. Elle demande un effort d'écoute que tous ne peuvent fournir, même si dans l'avenir, il croit que le public l'appréciera et affinera sa conscience critique. Mais même ceux qui progressent dans le sens qu'il espère n'ont pas tous l'oreille musicale! Il admet d'ailleurs qu'en définitive, il est nécessaire d'établir une coexistence entre un art "inexorable" et un art "de convention", ente une "musique nouvelle" et une "musique conciliante".

La position d'ADORNO reste ambigüe. Il dénonce les pratiques culturelles de son époque, tant en étant conscient que cette culture de masse est la seule qui rende accessible à tous l'oeuvre d'art. (voir entre autres, Raymond COURT, Adorno et sa nouvelle musique, Art et modernité, Paris, Klincksieck, 1981 ; Marc JIMENEZ, Adorno, Art, idéologie et théorie de l'art, Paris, 1973 ; Marc JIMNEZ, Vers une esthétique négative, Adorno et la modernité, Le Sycomore, 1983).

 

     La pensée d'ADORNO, notamment sur l'esthétique, continue de susciter maints essais. Gilles MOUTOT, par exemple, interroge l'ensemble de l'oeuvre du philosophe allemand, cherche à en dégager l'unité, ce qui n'est pas facile, sachant que précisément cette oeuvre est inachevée. Il entend par une étude à mettre à jour les traits spécifiques d'un matérialisme porté par une attention aigüe aux expériences de la non-identité, ce qui est tout un programme... Ces expériences, pour lui "se manifestent entre ces deux pôles : celui de la souffrance, exprimant  une individuation mutilé par les normes du comportement qu'impose un mode de socialisation pathogène ; celui des objets et de l'expérience esthétiques, où s'ébauchent un rapport à la différence qui, comme Adorno en formule le projet dans la Dialectique négative, cesserait de mesure celle-ci à une exigence de totalité." Il étudie entre autres, les "Écarts de l'art, en tentant de cerner ce qu'ADORNO entend par progrès et régression en musique, par relation entre l'expérience de l'art moderne et l'expérience moderne de l'art, sans oublier ce que son oeuvre doit aux différentes discussions à l'intérieur du cercle de Francfort. D'utiles réflexions sur le cinéma, entertainment par excellence permet d'éclairer les rapports d'ADORNO à l'art. La dialectique du sérialisme, de la répétition, de l'enregistrement et de la création est ici essentielle, ceci sans oublier le rapport artiste-spectateur qui est au fait au coeur de sa conception. C'est l'occasion aussi pour Gilles MOUTOT de préciser les analyses des musiques de Stravinsky et de Schönberg qu'effectue le philosophe allemand, analyses bien plus nuancées qu'on le pense généralement. Les commentaires d'auteurs des époques suivantes l'oeuvre d'ADORNO jettent eux aussi d'autres perspectives dans le débat, renouvelant les articulations entre Matériau et signifiant. 

 

 

Brigitte Van WYMEERSCH, Adorno : la culture du XXe siècle, L'esthétique dans la mouvance de l'école de Francfort, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014. Gilles MOUTOT, Essai sur Adorno, Payot, 2010. 

 

ARTUS

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