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27 février 2018 2 27 /02 /février /2018 08:55

      Les débats menés dans deux organisations, l'American Peace Society de 1828 et la New England Non-Resistance Society en 1838, sont emblématiques des divisions idéologiques dans la mouvance abolitionniste américaine.

L'intention proclamée est le retour à un "vrai" christianisme, le christianisme des origines. Mais les différences entre les deux déclarations programmatiques sont importantes. Dans la première, de 1828, on affirme que le message évangélique ne peut être retrouvé dans sa pureté qu'en prenant nettement des distances avec l'Ancien Testament du fait qu'on y trouve bien présentes des guerres saintes ou guerres du Seigneur. Ceci d'ailleurs contre une tendance lourde qui affecte tant les protestantismes et dans une moindre mesure le catholicisme aux Etats-Unis. Dans la seconde, de 1838, Dieu "n'a pas limité aux individus les préceptes de l'Évangile", qui valent au contraire aussi pour les États. La condamnation de la guerre et de la violence sous toutes ses formes doit trouver sa réalisation concrète au niveau social. Les innovations s'avèrent claires en regard du christianisme des premiers siècles, dans le cadre duquel les garanties de continuité par rapport à l'Ancien Testament ne manquaient pas, et dont était absente une condamnation du principe du service militaire, comme ne manque pas de le rappeler Domenico LOSURDO. 

Pour cette seconde organisation, "abolition de l'esclavage fait partie de le doctrine de la non-résistance. On n'est pas ramené là au christianisme des origines ni même au quakers qui se gardent bien d'entrer dans un tel débat, car il faut bien dire qu'à l'intérieur de leurs communautés, le débat ne se pose même pas... Il est vrai que William PENN acheta et posséda des esclaves et qu'un gouvernement à majorité quaker légiféra durement contre les esclaves. En politique internationale, la violence est rejetés par les quakers tournés surtout vers l'Occident chrétien, comme il ressort de l'essai de 1693, dans lequel PENN invite à établir "la paix en Europe", afin de faire face à la menace turque. Les membres de la New England Non-Resistance ne sont pas, malgré les points communs de référence à la non-violence, dans la même démarche culturelle et intellectuelle que les quakers et même d'autres mouvements religieux installés aux Etats-Unis. Ces abolitionnistes pacifistes agissent d'abord dans le sillage de la Révolution français, qui, au cours de son développement avait d'une part aboli l'esclavage, et d'autre part avait vu émerger l'espoir que l'écroulement de l'Ancien Régime allait signifier la fin non seulement des guerres de cabinet mais aussi des guerres tout court. Ils se situent d'ailleurs dans le sillage bien plus ancien des Lumières, qui de KANT à l'abbé de SAINT-PIERRE, s'oriente vers la paix perpétuelle. C'est dans tout un ensemble de ces différents auteurs que les abolitionnistes trouvent leur inspiration, sans doute plus que dans la Révolution française, signalée très vite comme moment et lieu de violences extrêmes. 

Domenico LOSURDO, quel que soit la référence utilisée (MIRABEAU est cité par exemple) par les abolitionnistes pacifistes, a raison de souligner que l'on est là en face de la première promesse de réalisation de la paix perpétuelle dans le sillage d'une révolution ainsi que d'une promesse de transformation radicale des rapports politiques. Mais vu précisément les développements violents et guerriers de la Révolution française, le projet de dépassement de la condition de violence et de réalisation de la paix perpétuelle, est une perspective plus lointaine que certains leaders pouvaient penser. Malgré les déchaînements de la guerre en Europe et sur le sol américain, les leaders des deux mouvements pensent résoudre le problème à partir de la redécouverte du message chrétien "des origines" et de sa pénétration progressive dans la conscience des hommes.

Par ce retour aux sources, les deux mouvements rompent avec le constant recours à l'Ancien Testament que brandit la presque totalité des pasteurs pour légitimer à la fois les guerres contre les Indiens et celles contre les Français et les Anglais. Il s'agit en outre de construire un ordre politique qui ne soit plus caractérisé par la violence ni sur le plan international ni sur le plan intérieur. Un rapprochement s'ancre entre esclavage et guerre, l'un nourrissant l'autre. Dans Vers la paix perpétuelle, KANT loue la Révolution française, avant ses déceptions, d'avoir à la fois aboli l'esclavage dans les colonies et d'avoir posé également les prémices de la réalisation de l'idéal de la paix. Dans le pacifisme abolitionniste chrétien à l'oeuvre aux Etats-unis, la condamnation de la guerre en tant qu'expression la plus accomplie de la violence se mêle étroitement avec la dénonciation de l'institution de l'esclavage. C'est une dénonciation si nette et intransigeante qu'elle apparait comme "fanatique" aux idéologues du Sud esclavagiste, lesquels n'hésitent pas à comparer les abolitionnistes chrétiens des Etats-Unis aux jacobins français. 

Ce lien indissoluble entre les deux causes, qui fait tout de même de nombreux adeptes, est confirmé pas l'agression que les Etats-Unis déclenchent, quelques années avant le milieu du XIXe siècle, contre le Mexique. Dans ce Texas arraché et annexé à la république nord-américaine, les vainqueurs réintroduisent l'esclavage aboli au cours de la guerre d'Indépendance contre l'Espagne. C'est le moment de gloire du mouvement pacifiste américain, qui, dans ces années-là, malgré les articulations et divisions internes et les indignations provoquées par la "guerre pour l'esclavage", par cette "dépravation dépourvue de scrupules" : les événements semblent confirmer totalement le programme politique et conceptuel du mouvement pacifiste dans son ensemble. Tout en laissant dans l'ombre la question des relations avec les populations indiennes, car les violences subies par ces "païens" ne suscitent pas la même puissance d'indignation provoquée par l'esclavage imposé à un peuple largement christianisé... Mais cette période heureuse, où se multiplient meetings et ralliements au programme pacifiste et abolitionniste, notamment dans la presse, période où se diffusent manifestes et catéchismes non-violents...

Car quelle attitude prendre, pour des intellectuels très en prise sur ce qui se passe sur le vieux continent, à l'égard de la révolution de 1848 en Europe? Perçue, notamment pour la France pour l'abolition définitive de l'esclavage et l'avènement d'une République engagée à relancer les espoirs et les promesses de paix perpétuelle nés de la Grande Révolution de 1789. Mais aussi perçue comme une révolution violente qui ratifie l'abolition de l'esclavage. Dès lors, pacifistes et abolitionnistes, selon la perception qu'il se font de leur combat principal, se réfugient soit dans la réjouissance quant aux résultats en contournant le problème de la révolution qui les a produit, soit émettent des doutes profonds quant à la possibilité d'établir la paix...

S'ils refoulent en majorité, dans les deux organisations, le caractère violent des révolutions de 1848 en Europe, les dilemmes politiques et moraux resurgissent, à propos des événements liés à la révolte des Cipayes en Inde. Il faut bien se représenter que les opinions des habitants qui reçoivent les nouvelles d'Europe, pour la plupart immigrés de fraiche date, sont énormément influencées par ce qui se passe dans le Commonwealth, bien plus que par ce qu'ils savent de ce qui se passe dans les terres intérieures, là où vivent en revanche de nombreuses communautés rurales non-violentes, qui elles, ont une tendance de plus en plus marquée à l'autarcie. 

 

La non-résistance, un concept très particulier.

Adin BALLOU (1803-1890), dont la notoriété est très courte et très restreinte géographiquement, écrit dans son Catéchisme Non-Résistant que le terme "non-résistant" provient directement de paroles puisées dans l'Évangile de Mathieu : "Mais moi, je vous dis de ne pas résister au mal". Il désigne une noble vertu chrétienne, commandée par le Christ. Cette parole doit être comprise très précisément comme le christ l'a enseigné et non comme le fait de ne pas résister au mal quel qu'il soit. Il s'agit de ne pas rendre le mal pour le mal. Il faut résister au mal par tous les moyens légitimes, mais non pas par le mal. Dans le jeu de Questions-Réponses qui constitue ce catéchisme, il s'agit d'expliquer ce qu'on entend par non-résistance, de manière très précise. A l'inverse de ce qui est prêché dans l'Exode, le Lévitique ou le Deutéronome, il faut observer ce qu'a dit le Christ. Notamment par une interprétation littérale du Sermon sur la Montagne. Toute activité armée est proscrite, dans n'importe quelle circonstance et dans n'importe quelle armée. Non seulement toute activité directement violente, mais également toute activité qui pourrait alimenter une violence, impôts, taxes, participation aux tribunaux ou à l'administration du gouvernement. Il faut "montrer qu'il est possible d'extirper le mal de notre propre coeur, comme de celui de notre prochain. Cette doctrine interdit aux hommes de faire ce qui perpétue et multiplie le mal dans le monde. Celui qui attaque quelqu'un et lui fait du tort provoque un sentiment de haine, le pire de tous les maux. Offenser notre prochain parce ce qu'il nous a offensé, avec le motif allégué de "légitime défense", ne fait que renouveler l'action mauvaise contre lui comme contre nous, ça engendre, ou du moins déchaîne et encourage, l'Esprit mauvais que nous désirons expulser. On ne peut chasser Satan par Satan, on ne peur purifier la fausseté par la fausseté, et on ne peut vaincre le mal par le mal. La véritable non-résistance est la seule méthode de s'opposer au mal. Elle écrase la tête du serpent. Elle détruit et extermine tout sentiment mauvais."

Dans La Non-résistance par rapport au gouvernement (par opposition à un gouvernement qui applique la loi divine), le même auteur précise cette position. Pour lui le gouvernement est humain que lorsqu'il obéit respectueusement à la loi supérieure connue de Dieu. Le livre transpire d'espoir dans la propagation, la contamination de l'esprit divin dans les affaires traitées par les gouvernement. Participer au gouvernement pour le réformer est inutile et même contre-productif. C'est pourquoi la non-résistance doit être absolue. Dans la moitié du livre, à la question Comment réformer le gouvernement, Adin BALLOU écrit qu'il n'est pas possible de le faire tant que ce gouvernement n'obéit pas à une Constitution chrétienne. Et que pour ce faire, il faut d'abord que l'immense majorité de la population soient imprégnées des valeurs de l'Evangile et agissent conformément à elles. Quand cela sera, le pays pourrait avoir un gouvernement non-résistant, se passant de toute force coercitive en dehors ou à l'intérieur des frontières du pays et consacrant tous ses efforts à convertir le reste de la population et à développer toutes les potentialités humaines, jusqu'à l'avènement du Paradis sur Terre. "O ère glorieuse, écrit-il, que je vois approcher en souriant sur mon pays et le monde. Tu avances en silence majestueux à la limite lointaine de l'horizon. Des nuages de poussières s'interposent entre toi et le présent sauvage. Ils te cachent du regard de la multitude affairée et turbulente. Les prophètes même ne peuvent que faiblement discerner ta belle silhouette. Mais tu te rapproches. Des anges sont des avant-coureurs. Les étoiles du matin chantent ensemble à ta suite, et ceux qui croient en Dieu crient de joie. En temps opportuns les cieux embrasseront la terre de ta présence, et la terre sera renouvelé à la bénédiction du ciel." L'essence du gouvernement, écrit-il encore vers la fin du livre, "ne réside donc nullement dans la contrainte, dans l'emploi de la force (brute) ; ce qui le constitue avant tout, c'est un système de moyens et de pouvoirs, conçu dans le dessein d'arriver à la découverte de ce qu'il convient de faire dans chaque occasion, à la découverte de la vérité qui a doit de gouverner la société, pour la faire enter ensuite dans les esprits, et la faire adopter volontairement, librement. La nécessité et la présence d'un gouvernement sont donc très concevables, quand même il n'y aurait lieu à aucune contrainte, quand même elle y serait absolument interdite." Dans la conclusion, il évoque la réforme religieuse, morale et intellectuelle parmi les gens" La non-résistance constitue cette "noble tâche et la poursuivra jusqu'à son heureux avènement. Pour la faire avancer, les fidèles mettront de côté toute ambition militaire, politique, mondaine et pécuniaire (...) et hâtera le pas vers le but, en vue du prix de leur appel d'en haut en Jésus-Christ ; endurant la croix et méprisant la honte, jusqu'à ce qu'ils entrent dans sa gloire et participent à la majesté de son royaume (...)."

 

Adin BALLOU

     Ces deux ouvrages sont écrits parmi beaucoup d'autres par cet abolitionniste non-violent, fondateur d'une communauté basée sur l'idéal du christianisme primitif. D'abord ministre d'une secte, l'universalisme de 1824 à 1831 à New York et à Milford (Massachusets), il prend part au mouvement Restaurationniste de cette même dénomination chrétienne de 1831 à 1842. De plus en plus intéressé et impliqué dans des réformes sociales, notamment la tempérance et l'abolitionnisme, Adin BALLOU adopte la doctrine de non-résistance chrétienne en 1830. Fondateur d'un journal, le Practical Christian, comme il en existe de centaines dans les Etats-Unis d'alors, surtout dans les anciennes treize colonies anglaises, "pour la présentation, la défense et la propagation du christianisme originel". C'est à partir de 1842 qu'il organise, à 40 km de Boston, la "Communauté Fraternelle n°1", plus tard appelée "Communauté de Hopelade". Cette communauté qui compte à un moment 200 à 300 membres, dura jusqu'en 1856, expérimentant diverses formes de socialisme.

Durant ces années à Houppelande, il publie plusieurs de ses oeuvres principales, dont Christian non-résistance (1846) et Practical Christian Socialim (1854). En 1848, son journal fusionne avec le Non-Résistant, fondé par William Lloyd GARRISON en 1839. Le Non-Résistant and Practical Christian fondé ainsi est alors l'organe de diffusion de la New England Non-Resistance. Président de la Société de Non-Résistance en 1843, il s'efforce de faire abolir pacifiquement l'esclavage. Plusieurs textes diffusés lors du combat comme avec GARRISON nous sont parvenus, ainsi Les maux de l'esclavage et du racisme. Quand la guerre de Sécession emporte les Etats-Unis, il continue de dénoncer l'incohérence d'utiliser un moyen mauvais pour une fin jugée bonne. En 1889-1890, il est entrainé par son ami Lewis G. WILSON dans une correspondance avec Léon TOLSTOÏ, ce dernier faisant traduire en russe certains de ses oeuvres. Certains estiment qu'il a influencé TOLSTOÏ autant que ce dernier a pu influencer GANDHI. 

Dans le monde anglophone, son oeuvre est connue en même temps que l'intérêt porté à la connaissance de GANDHI. Un groupe, The friends of Adin Ballou, doté d'un site Internet d'ailleurs, s'est constitué au Massachusets en 1999, pour rassembler et diffuser cette oeuvre. Dans le monde francophone, par contre, Le Royaume de Dieu est en vous de TOLSTOÏ demeure une des rares sources d'information sur BALLOU. 

 

Afin BALLOU, Catéchisme de la Non-Résistance (1844, traduit récemment en Français, disponible sur Wiki source) ; La Non-Résistance par rapport au gouvernement (1839, idem).

V. H. ZIEGLER, The Advocates of Peace in Antebellum American, Indian University Press, Bloomington, 1992.

 Domenico LOSURDO, La non-violence, une histoire démystifiée, éditions delga, 2015.    

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