S'il est un domaine où les conflits idéologiques sont particulièrement intenses, c'est bien celui de l'esclavage, où s'affrontent, dans le contexte de sociétés à l'importance variable de l'utilisation de main-d'œuvre captive, principalement d'hommes et de femmes de couleur de peau noire, esclavagistes et anti-esclavagistes. Le mélange particulier tenace de racisme et d'intérêts économiques rend difficile l'émancipation des esclaves, mais à des degrés très différents selon que l'on a affaire aux sociétés françaises, anglaises, espagnoles ou (sud et nord) américaines. Les milieux pacifistes ont dû non seulement se positionner, mais parce qu'ils sont issus souvent de milieux chrétiens et faisant de la foi chrétienne une chose très sérieuse, agir, combattre pour l'abolition des institutions (notamment juridiques) mises en place pour réglementer et favoriser l'esclavage. Le combat à la fois contre la guerre et contre l'esclavage est d'autant plus compliqué, notamment quand on regarde de près les pratiques sociales des combattants, pour ceux qui combattent également l'usage de la violence, ou qui font de la violence un objet aussi important de réflexions et d'actions aussi important que l'extinction de la guerre et de l'esclavage.
L'histoire de ces hommes et de ces femmes, blancs comme noirs ou/et métis, est encore méconnue et n'a fait l'objet que d'études parcellaires et souvent polémiques, même avec le recul du temps. Elle l'est d'autant plus que, une fois l'esclavage officiellement aboli, des mentalités, des comportements et des intérêts économiques restent attachés aux pratiques des périodes antérieures très sombres de la traite des noirs et des marchés d'"ébènes". Par ailleurs, entre le monde anglo-saxon et la sphère francophone ou lusophone, existent de profondes différences à la fois dans la pratique de l'esclavage et dans le combat pour l'abolition de celui-ci. Par exemple, même dans les milieux pacifistes et/ou non-violents en France, on ne connait que très mal le mouvement non-violent et abolitionniste américain. Et les rares livres tout public qui abordent le sujet sont parfois empreints de préjugés qui entachent leurs méthodes d'investigation, accordant, comme par exemple celui de Domenico LOSURDO sur La non-violence démystifiée (éditions delta, 2015) beaucoup trop d'importance aux stratégies déclaratoires et souvent journalistiques par rapport aux actions entreprises. Heureusement, il existe une foule de travaux en littérature grise (dans les revues ou dans les écrits encore moins largement diffusés), rendue plus accessible par la grâce d'Internet (nous ne sommes pas complètement anti-Internet, tout de même!), qui, dans des études contextualisées, rendent compte de l'activité de maints groupes de ce genre...
Même si souvent, l'activité des personnes et des groupes se situent dans des ambiances un peu trop optimistes pour la libération de tous ces hommes et de toutes ces femmes, promettant ou se promettant des avenirs de paix et de prospérité, sans guerre ni violence, elle est pourtant souvent l'aiguillon nécessaire pour que les mentalités, les institutions et les structures sociales évoluent, lentement mais souvent sûrement. Ces personnes et ces groupes évoluent dans des contradictions sociales importantes et il n'est pas envisageable qu'ils n'en soient pas influencés, même dans leurs propos ou leurs actions. Dans un monde où l'esclavage a irrigué les mentalités et les situations sociales depuis des générations, il est même tout à leur honneur d'avoir tenté de s'y soustraire, lorsque, par traditions familiales souvent, ils ont bénéficié de ces richesses fabuleuses dont l'Ancien monde européen a tiré des autres mondes, qu'ils soient africains ou américains.
Abolitionnisme, chrétien, pacifisme, non violence aux Etats-Unis
Les Etats-Unis naissent dans la violence, non seulement celles des guerres de l'indépendance, mais aussi des conflits entre Européens et contre les tribus indiennes. Avant même cette Indépendance, des groupes - religieux pour la plupart - s'établissent, colonisant la plupart du temps pacifiquement quelques terres d'un continent aux populations clairsemées. Ainsi les groupes Quakers, sous l'égide de William Penn et de quelques uns de ses compagnons, créent des fermes et des ports.
Après l'Indépendance, il faut quelques temps pour que l'esclavage devienne un enjeu crucial pour les diverses sociétés américaines. Ce n'est que pendant les guerres napoléoniennes en Europe, pendant que les Etats-Unis sont eux-mêmes en guerre contre la Grande Bretagne, que des groupes de chrétiens s'organisent contre la guerre. En 1812, David L DODGE publie ce qu'on peut considérer comme le premier manifeste du mouvement non-violent naissant : "War Inconsistant with the Religion of Jesus Christ".
Si jusque là les divers groupes religieux chrétiens ruraux qui se réclament de la non-violence se tiennent plutôt à l'écart de la guerre, il en est autrement des groupes habitant en milieu urbain, dont les individus appartiennent la plupart du temps au monde politique, journalistique et mondain. Il ne peut être question, d'autant que les membres de leur famille tombe sous le coup des appels aux armes, de rester indifférent. L'argumentation de ce premier manifeste est bien propre à la situation des Etats-Unis d'alors. Sa tonalité diffère de celle que l'on peut trouver en Europe, même si des ponts sont depuis longtemps établis entre intellectuels des deux côtés de l'Atlantique. Il faut en toutes circonstances s'abstenir de la violence et ne pas y participer, fut-ce de manière indirecte ; il ne faut pas non plus hésiter à défier les gouvernements qui ne respectent pas la loi divine. Si les diverses communautés rurales, quakers, par exemple, s'efforcent d'établir le "royaume de Dieu" sur terre, en abolissant en leur sein le recours à la violence, il est question là d'un projet bien plus vaste, inspiré de messianismes révolutionnaires, d'édifier un ordre politico-social sous le signe de la non-violence. Tout acte qui contredit le Sermon sur la montagne est criminel, l'esprit du martyre est le véritable esprit du christianisme.
Très vite se constituent des mouvements pacifistes et/ou non-violents dont l'expression est véritablement propre, dans des termes parfois difficilement compréhensibles pour des Européens et encore plus pour des Français, qui ne sont pas imprégnés de la même façon dans un univers mental et social religieux qui ne distingue ou sépare ni la vie privée, ni la vie morale, ni la vie intellectuelle... On assiste d'ailleurs parfois à un mouvement inversé : si les Français notamment se détachent de la religion pour trouver les ressources d'un rationalisme pacifiste et/ou non-violent, il s'agit pour les Américains de faire retrouver à leur société les vraies racines de leur croyances religieuses.
En 1928 se constitue l'American Peace Society, dont se détache dix ans plus tard une organisation plus radicale, la New England Non-Resistance Society.
Pour avoir une vue d'ensemble des réalités de la société américaine, de l'arrivée des Européens à la guerre de Sécession, et de l'importance des thèses abolitionnistes, pacifistes et/ou non-violentes qui la traverse, il faut avoir en tête plusieurs éléments
- le territoire se parsème de diverses communautés anglaises, hollandaises, allemandes, irlandaises jusqu'à une période avancée, lesquelles souvent sans être en contact régulier les uns avec les autres, développent en leur sein leur propre style de vie, plus ou moins violent de manière interne et externe (relations avec les Indiens notamment), plus ou moins austère, plus ou moins farouchement indépendant. Tant st si bien que nombreuses resteront au stade social et technique de la moitié du XIXeme siècle, et encore aujourd'hui...
- la ville de Philadelphie, en Pennsylvanie, ville fondée par les quakers, devient très importante par rapport aux autres villes des futurs Etats-Unis, à la fois en population, en activités, et en foisonnement intellectuel. En particulier, elle constitue le lieu d'un précipité des convictions abolitionnistes, non-violentes et pacifiques, tout en développant des caractéristiques qui la rapprochent de ce qui se fait ailleurs, sur le plan des moeurs, sur le plan des affaires, et sur les plans politique et même militaire. C'est de Philadelphie que part le mouvement d'Indépendance des Etats-Unis et c'est de Philadelphie encore que part le vaste mouvement abolitionniste qui aboutit à la guerre de Sécession... Benjamin FRANKLIN est originaire de Philadelphie.
La découverte de pétrole en 1859 dans le nord-ouest de la Pennsylvanie fait basculer définitivement l'Etat dans un capitalisme industriel aux caractéristiques très voisines de celui de l'Angleterre. Au tant les débats auront été vifs sur l'esclavage et la guerre, autant l'intelligentsia dans son ensemble ne manifeste pas une grande sympathie pour la situation de la classe ouvrière.
- Dans ces colonies proches de Philadelphie, et New-York n'est finalement pas si loin, l'esclavage est une réalité, mais il est très loin d'atteindre l'acuité développée plus au Sud, en Virginie par exemple, où se développe surtout une activité agricole d'exportation (coton notamment). Les plantations de coton emploient des dizaines ou des centaines d'esclaves en provenance des marchés organisés par l'autorité publique... Le contraste est grand entre Philadelphie et les villes de Virginie : dans cette ville aux tendances anti-esclavagistes marquées, ce sont surtout des domestiques urbain alors qu'au Sud les travailleurs ruraux forment la majorité de la population.
- Les luttes politiques autour de l'esclavage et du droit à la guerre sont nettement plus intenses à Philadelphie qu'ailleurs... Et c'est justement parce que le gouvernement de la Pennsylvanie développe une politique souvent agressive, même s'il applique des lois contrastées, que les groupes abolitionnistes sont si virulents, parfois plus en paroles qu'en actes. Ce qui caractérise ces leaders abolitionnistes, pacifistes et non-violents est pourtant leur engagement fort dans l'aide aux esclaves en fuite, bien plus nombreux que ne veulent le faire croire les colons du coton.
- Ce qui domine l'idéologie abolitionniste, non-violente et/ou pacifiste de ces groupes à la fois en lutte contre des agissements de leur propre gouvernement et de ceux du Sud, c'est une approche résolument religieuse des problèmes. On a du mal en Europe à comprendre par exemple des manifestes de non-résistance!
- Entre les groupes qui vivent dans les communautés qui e réclament ouvertement de la non-violences et ceux qui habitent les villes, côtières notamment, les débats sont de nature différente et surtout dans un rapport très différent par rapport aux débats européens sur l'esclavage ou/et sur les droits de l'homme. Si une certaine effervescence anime des classes aisées cultivées, visible notamment dans la presse, celle-ci ne se propage pas rapidement, dans un territoire où les communisations sont relativement lentes. Les rythmes de vie différents engendrent des manières différentes d'aborder ces problèmes politiques.
- Si les débats restent vifs au Nord comme au Sud depuis le début de l'installation des colons, il faut bien suivre les tonalités différentes dans les treize colonies anglaises originelles, et les intérêts nettement divergents des classes riches et possédantes : la façon de concevoir le rôle de la mécanisation est très différente dans l'Etat de Virginie et dans l'Etat de New York, et partant les conditions d'exercice des esclavagistes. Si l'initiative de l'interdiction de l'importation d'esclaves du début du XIXe siècle est prises par les politiciens du Nord, la mise en pratique décroit nettement quand on regarde vers le Sud, et l'importation illégale d'eclaves dépasse alors nettement l'arrivée légale antérieure de la main-d'oeuvre captive...
- Les débats à l'intérieur des mouvements abolitionnistes/Non-violents/Pacifistes varient énormément de la non-acception morale de l'esclavage proprement dit à l'affirmation des droits égaux entre Blancs et Noirs. D'ailleurs, les débats seront aussi vifs entre esclavagistes noirs et esclavagistes blancs qu'entre Blancs entre eux.... Ces débats deviennent de plus en plus clivants au fur et à mesure qu'on se rapproche des années 1850-1860...
- Si le débat sur l'esclavage emplit tant la scène politique et de la presse, au point d'éclipser une certaine lutte des classes, c'est aussi parce que les Noirs eux-mêmes agissent, constituent des acteurs à part entière, qui se revendiquent comme tels, au grand dam de politiciens au Nord comme au Sud, Qu'ils se livrent à une désobéissance rampante que la lenteur au travail ou à des expressions culturelles de plus en plus ouvertement anti-esclavagistes, malgré tous les efforts de disciplines et les répressions, notamment en Virginie et en Caroline, ou opèrent des tentatives d'insurrection ou des fuites plus ou moins massives, les hommes et les femmes noirs se montrent suffisamment "embarrassants" ou "virulents" pour que ce débat demeure toujours ouvert, comme une plaie dans le moralisme américain. Entre l'attitude qui consiste à encourager toutes ces formes de résistance et de revendication d'abolition et l'attitude inquiète qui consiste à considérer que les manifestations trop vives des Noirs empêchent en définitive leur libération, les combats idéologiques sont vifs, jusqu'à l'intérieur des mouvements non-violents... Il n'est pas sûr qu'aujourd'hui, les individus qui se réclament de la non-violence penchent vers l'attitude de ces derniers...
- Enfin, les thèses abolitionnistes ne sont pas les plus diffusées ni les plus populaires dans les colonies d'avant l'Indépendance comme dans les Etats-Unis d'avant la guerre de Sécession. La majorité des classes au pouvoir et des Blancs, notamment des Blancs pauvres qui se trouvent parfois mis en concurrence, ou pire mises à contribution dans la maîtrise du travail des noirs, considère l'esclavage comme faisant partie du paysage... Même au plus fort de la guerre de Sécession, combien parmi les soldats du Nord et du Sud qui se combattent férocement sont-ils même conscients de ces thèses ou des débats sur l'esclavage. Beaucoup réagissent par discipline, par fidélité envers leur colonie, qu'elle soit esclavagiste ou anti-esclavagiste, en dépit de tous les liens, de West Point (l'école militaire de référence...) aux relations familiales ou commerciales tissées depuis longtemps. Ce n'est, paradoxalement ou pas, qu'après la guerre de Sécession que la question noire devient une question incontournable pour la majorité des Américains. Les conditions même de l'application des multiples législations ambigües alors mises en place ne résolvent pas - elles les aggravent même d'une certaine façon, la question centrale réelle, la question sociale. On ne peut être pas écrire comme beaucoup d'auteurs que la guerre de Sécession n'a rien résolu ; elle a servi de révélateur et les combats pour l'égalité des Blancs et des Noirs ne font alors que se poursuivre sous d'autres formes dans de nouvelles conditions politiques et économiques.
Howard ZINN, Une histoire populaire des Etats-Unis, Agone, 2004. Domenico LOSURDO, La non-violence, une histoire démystifiée, éditions delta, 2015.
PAXUS