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9 janvier 2018 2 09 /01 /janvier /2018 14:00

   Le réalisme socialiste est la doctrine officielle dans le domaine de l'art en vigueur tant en URSS que dans les pays directement soumis à son hégémonie politique. Cette doctrine trouve sa formulation complète au cours du premier congrès des écrivains soviétiques de Moscou en août 1934. Ce premier congrès clôt toute une série de débats sur l'esthétique et l'art, leur place dans le socialisme, qui bat son plein dans les années 1920. Le réalisme socialiste exige de l'artiste "une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l'éducation des travailleurs dans l'esprit du socialisme". Parmi ceux qui participent alors à l'élaboration de la doctrine, se trouvent GORKI, JDANOV et Karl RADEK. (John BERGER et Howard DANIEL).

    Jean-Michel PALMIER dans le Dictionnaire Critique du Marxisme écrit que "Marx et Engels ont salué le caractère révolutionnaire de l'oeuvre de Balzac, sa représentation de la révolution capitaliste sans faire du réalisme un dogme. Si, au XIXe et au début du XXe siècle, on trouve dans l'histoire de l'art de nombreuses discussions sur le réalisme, elles n'affectent pas immédiatement la critique marxiste. En Russie, la littérature russe était dans son encombre réaliste. ce fut le réalisme russe qui s'attacha à la description de la misère paysanne et dans leur ensemble ces romans étaient très progressistes. Le terme de "réalisme" appliqué à la littérature russe doit toutefois être nuancé par l'affirmation qu'il n'y a pas un mais des styles réalistes (Tourgueniev, Gogol, Tchekhov). Avec les romans de Gorki (La Mère), son théâtre (Les Bas-Fonds) apparut un nouveau réalisme orienté vers la description de la misère ouvrière. Si Lénine se garda bien s'imposer les goûts qui le poussaient vers le réalisme, une identification s'effectua rapidement entre "littérature progressiste" et "littérature réaliste". Si tous les styles purent se dérouler librement dans les années 1920 - du cube-futurisme au "réalisme prolétarien", ce dernier style aura tendance à se généraliser avec la AHRR (Association russe des écrivains révolutionnaires) et la RAPP (Association russe des écrivains prolétariens) et il faudra attendre 1934 pour voir le mot "réalisme socialiste" consacré par Gorki. 

S'il ne désigne alors qu'un style parmi d'autres de réalisme - Maiakowski lui-même se considérait comme "réaliste", il allait donner naissance, à l'époque stalinienne, à un style de plus en plus schématique, le "réalisme socialiste" qui consistait à développer systématiquement l'"esprit de parti" dans la littérature : le romancier se devait de décrire la réalité soviétique dans la perspective héro¨que de la construction du socialisme, en multipliant les évocations optimistes et les portraits de "héros positifs". Ce style, étranger à Marx comme à Lénine, imposé à tous les secteurs de la vie artistique, conduira bien vite à les stériliser (disparition des courants abstraits, disgrâce de V. Meyerhold, réhabilitation de Stanislavski, condamnation d'Eisenstein, élimination d'un grand nombre d'écrivains). Il faudra attendre le XXe Congrès  du Parti Communiste de l'URSS pour qu'il soit condamné comme dogme, laissant la parole à une nouvelle génération, celle du Degel d'Illya Ehrenbourg, mais aussi des poèmes d'Evtouchenko et de Voznessenski. En Europe, des critiques analogues seront menées par Miroslav Karleja en Yougoslavie, Tibor Dery en Hongire, E. Fischer en Autriche, R. Garaudy en France (D'un réalisme sans rivages). 

Georg Lukàcs, le plus important esthéticien marxiste d'origine hongroise, n'en continuera pas moins de combattre toutes les tentatives "formelles" des années 1920 - théâtre anti-aristotélicien de Brecht, roman prolétarien de E. Ottwalt ou de Willi Brede), mais aussi l'Expressionnisme. Ces affrontements qui eurent d'abord comme organe la revue Linkskurve (organe du BPRS, Association des écrivains prolétariens révolutionnaires) conduiront à la grande polémique de la revue Das Wort (1937-1938) sur l'expressionnisme et l'avant garde allemande. Née d'une discussion sur le ralliement du poète Gottfried Benn au national-socialisme, elle opposa partisans et adversaire de l'avant-garde allemande des années 1920 - en particulier de l'Expressionnisme. La qualité des participants - écrivains, esthéticiens, artistes en exil parmi lesquels G. Lukàcs, Anna Seghers, A. Kurella, E. Bloch - font de cette polémique théorique l'un des grands moments de la réflexion marxiste sur l'esthétique : elle enveloppe non seulement la question de l'avant-garde, de l'irrationnel, du formalisme, du classicisme; de l'héritage, de l'attitude par rapport aux classiques mais aussi l'opposition entre "réalisme" et "formalisme" qui sera abordée dans la dernière étape de cette polémique par une critique systématique des essais de Lukàcs par Brecht.

Toute la période qui suivra le XXe Congrès du Parti communiste de l'URSS donnera naissance à une série de tentatives de définir de nouveaux styles réalistes étrangers au réalisme socialiste. Georg Lukàcs, pour sa part, s'il condamna les tentatives "formalistes", "avant-gardistes", "expérimentales" des années 1920-1930 n'adhéra jamais au réalisme socialiste (Signification présente du réalisme critique) et continuera à défendre un certain style réaliste critique issu de Balzac, qui lui fit rejeter la plupart des grands auteurs contemporains (Proust, Kafka, Beckett, Faulkner...) et célébrer Thomas Mann comme le plus grand progressiste des "écrivains bourgeois". Il sera lui-même attaqué par la critique soviétique (et hongroise des années 1950) pour sa méconnaissance de "la valeur universelle du réalisme socialiste", tandis que Th. Adorno affirmait : "Mieux vaut la mort de l'art que le réalisme socialiste"."

 

     Louis-Marie MORFAUX distingue deux périodes : la période stalinisme et la période après Staline.

"C'est sous Staline (1879-1953), à partir de 1932, que se constitue une stéarique officielle et dogmatique. Les associations d'écrivains indépendants sont dissous et leurs membres inscrits autoritairement à l'Union des écrivains soviétiques soumise au Parti communiste. Elle impose le contenu et lui subordonne impérativement la forme, toute déviation étant considérée comme un délit ou un crime artistique et punie en conséquence. Au premier Congrès de cette Union, en 1934, sous l'inspiration de Gorki et sur l'ordre de Staline, est adoptée l'expression de "réalisme socialiste" pour désigner la doctrine scientifiquement établie de l'esthétique qui fait des écrivains des "ingénieurs de l'âme humaine". Rédigés sous l'impulsion du stalinien Jdanov, les statuts de l'Union précisent que le réalisme socialiste "exige de l'artiste une représentation véridique, historiquement concrète, de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l'éducation des travailleurs dans l'esprit du socialisme". Mais s'il est aisé de s'assurer de l'orthodoxie de la littérature, par rapport au dogme marxiste-léniniste, comment faire pour les autres arts? Le Comité central du Parti, en 1948, sur la proposition de Jdanov, n'en décidera pas moins que les compositions de Prokofiev et de Chostakovitch s'écartent du réalisme socialiste et leur prescrit de négliger les symphonies, de composer dorénavant des opéras, des oratorios et des chants dont la signification peut être facilement jugée. Mais le cinéma, dont Lénine disait qu'il est le premier des arts, est étroitement contrôlé et il est reproché à Eisenstein et à Poudovkine de s'occuper trop de l'action au détriment de la propagande que devrait prodiguer le film. Il leur est demandé, plutôt que de soigner la qualité de l'image, de porter désormais leur soin sur les dialogues.

Avec le XXe Congrès du Parti communiste de l'Union soviétique, en 1956, qui prétend consacrer la déstalinisation, il pourrait sembler que soit octroyée à la littérature et à l'art une liberté absolue. On lit, en effet, dans Le Communiste, revue du Parti : "Une condition fondamentale pour le développement d'une littérature et d'un art portés par de grandes idées et véritablement artistiques est la lutte sans merci contre le nivellement et l'uniformité de la création artistique... Le réalisme socialiste n'a pas de limites à cet égard." Mais cette liberté ne s'applique qu'à la forme et le contenu est strictement maintenu entre d'étroites limites politiques et sociales. Lors du IIIème Congrès des Ecrivains soviétiques, en 1959, il est rappelé que "le devoir des écrivains soviétiques est de montrer de façon vraie et vivante la beauté des exploits du peuple au travail". L'esprit stalinien règne toujours en ce domaine. C'est un postulat de l'esthétique marxiste que les grands écrivains et les grands artistique on en commun, quelles que soient leurs opinions, de rendre le plus exactement la réalité effective et de tendre vers la totalité. Encore faut-il que le pouvoir politique leur en accorde en fait le droit et ne soumette par leur oeuvre à une orthodoxie dogmatique. Ne doivent-ils pas aussi admettre que l'art ne peut non plus être réduit à une sociologie et à une psychologie sociale et s'il est toujours lié à l'évolution sociale, il atteint dans ses chefs-d'oeuvre à une valeur humaine permanente?"

    John BERGER et Howard DANIEL entendent porter sur le réalisme socialiste un regard qui va au-delà des intentions et des textes officiels. 

"L'application, écrivent-ils, de la doctrine aux différents arts produisit des effets variés et inégaux, et ne fut jamais quelque chose de parfaitement cohérent. Dans la mesure où ses significations échappaient à toute prise légale ou verbale, la musique se trouva moins atteinte que les autres arts. (...) La peinture et la sculpture se révélèrent particulièrement vulnérables du fait, notamment, qu'elles furent contraintes de revenir à un académisme artificiel et prérévolutionnaire qui était étranger à toutes les traditions russes dans le domaine des arts visuels et qui avait été importé arbitrairement par Pierre le Grand (...). C'est la littérature qui exerçait l'influence la plus profonde et la plus large sur les masses. Certaines oeuvres (...) purent franchir les écueils du dogmatisme doctrinaire et sa tailler une place importante en tant qu'oeuvres littéraires. Mais avec le temps, la chose devint de plus en plus difficile (...) L'impact sur le public russe rendit le parti extrêmement méfiant à l'égard des écrivains. Il ne suffisait pas de censurer ou d'interdire la publication. Il était toujours possible de glisser des significations cachées. Ainsi se forma progressivement un public capable de lire entre les lignes. Un langage "second" se constitua, qui servit à aller au-delà de la "réalité seconde" et permit de renouer avec la réalité vécue. On comprend que les écrivains durent, en tant que groupe constitué et proportionnellement à leur nombre, un des secteurs les plus persécutés de la population russe. Sur les 700 écrivains qui participèrent au premier Congrès des écrivains en 1934 - et dont plus de 70% étaient âgés à l'époque de moins de 40 ans - seulement 50 vivaient encore en 1954 pour participer au deuxième Congrès des écrivains. Beaucoup d'entre eux, certes, étaient morts à la guerre, mais les chiffres n'en demeurent pas moins éloquents.

Bien que la littérature officielle du parti eût fait un usage pléthorique des citations de Lénine,le fait d'associer son nom à la doctrine du réalisme socialiste est dû à une déformation de ses écrits : l'article fondamental de Lénine sur la question, L'Organisation du parti et la littérature du parti a été écrit en 1905, à un moment où le parti émergeait de la clandestinité, et il traitait en fait des textes politiques et de propagande. Corrigeant les déformations que les idées de Lénine avaient subies sa veuve, Nadejda Kroupskaïa, établit en 1937 que l'article cité plus haut et d'autres textes similaires de Lénine n'avaient rien à voir avec la littérature en tant qu'art. Jusqu'à ces dernières années, cette mise au point est restée ignorée, comme l'ont été les éclaircissements apportés par Lénine lui-même, dans une conversation avec Clara Zetkin : "Tout artiste, et tout individu qui se considère comme tel, a le droit de créer librement en accord avec son idéal personnel, et sans tenir compte de rien d'autre."

 

John BERGER et Howard DANIEL, Réalisme socialiste, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Louis-Marie MORFAUX, Esthétique marxiste, dans Vocabulaire d'esthétique, PUF, 2004. Jean-Michel PALMIER, Esthétique, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999.

 

ARTUS

 

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