Daniel CHARLES dans son Histoire de l'Esthétique accorde une place à l'oeuvre du philosophe danois Soren KIERKEGAARD (1813-1855) que l'on ne retrouve cependant pas dans le Vocabulaire d'esthétique (Souriau) ni dans le Vocabulaire des philosophes (Ellipses). Le fait qu'il écrit dans sa langue natale et que son rayonnement intellectuel se trouve réduit du coup à son petit pays, avec sans doute une diffusion dans d'autres pays scandinaves n'y est pas étranger. Pour cette même raison, les traductions en anglais ou en français sont lentes à venir et à l'heure actuelle tout n'est pas traduit. Mais sans doute parce que sa philosophie contient un certain nombre d'éléments qui - en propre - ont une grande influence sur la philosophie au XXe siècle, et sur l'esthétique en particulier, on peut facilement en inférer une certaine diffusion... Toutefois, par l'intermédiaire de la pénétration conjointe entres cultures scandinaves et cultures germaniques, sa philosophie influence les réflexions de Karl JASPERS, Martin HEIDEGGER, Gabriel MARCEL, Jean-Paul SARTRE. En fin de compte, le philosophe danois anticipe des acquis de l'existentialisme moderne, à la recherche constante de l'authenticité, avec l'engagement au service d'une subjectivité sans faille, le tout à la recherche, pour ce qui le concerne, d'un Dieu vivant.
En tout cas, notre auteur écrit que "de la pensée de Kierkegaard, on peut dire qu'elle s'oppose à celle de Hegel avec autant d'âpreté que celle de Nietzsche à celle de Kant. Dans l'esthétisme tel que le dépeint l'auteur d'Ou bien... ou bien (1843), l'histoire devient mythe : la subjectivité ne rejoint pas la totalité, mais s'émiette en instants discontinus : il y a un style de vie, comparable aux perspectives nietzschéennes, qui est présenté d'autre part sous le nom d'ironie (le Concept d'ironie, 1841)".
"On pourrait croire, poursuit-il, que Kierkegaard, qui définit l'ironie comme une étape négative et minimise apparemment le stade esthétique par rapport aux stades éthiques et religieux, est prêt à reprendre la critique hégélienne de l'ironie, de l'individu abstrait. Mais, au contraire, il insiste sur la profondeur de ce moment : car jamais l'existence ne s'abandonne vraiment à la simple succession des sensations. Le stade esthétique doit être pensé en termes de nostalgie : dans la musique - et Kierkegaard se livre à une analyse éblouissante du Don Juan de Mozart -, il convient de connaître l'art d'exprimer l'instant et la sensualité ; mais cet art a été imposé par le christianisme contre l'art plastique, essentiellement hellène. Les Grecs déterminaient la sensualité dans son accord avec l'esprit, le christianisme la réprime, et, par là, lui confère un sens étrange, de séduction et d'angoisse. La musique apparait donc comme ironique en tant que, à l'instant où elle est imposée par la religion, elle est antireligieuse : l'art est érotisme profond, "démoniaque" ; il relève du Séducteur ; il est Nature, réfutation de l'Esprit.
A l'égard de l'esthétisme, Kierkegaard a lui-même une attitude ironique ; il le rejette et le condamne, mais avoue aussi : "L'esthétique est primitivement mon élément". Cette ambivalence est celle même de toute la pensée "existentielle" à propos de l'art : songeons, par exemple, aux analyses que Sartre consacre à Jean Genêt (Saint-Genêt, comédien et martyr, 1952). Que l'artiste soit en réalité un esthète, cela signifie que l'art est un piège, un dispositif d'hypnose à l'égard du spectateur ; l'artiste fait éprouver au public les émotions qu'au fond, il ne ressent pas - c'est le thème de la communication possible, de l'art comme volonté mutuelle de mystification, de la part du créateur comme de celle du spectateur. Révélation de la non-vérité plutôt que de la vérité, l'art moderne est un art sacré à l'envers : par l'entremise de Kierkegaard, le nihilisme est plus qu'accepté, il est revendiqué. Kierkegaard contribue ainsi à la consommation post-nietzschéenne du retournement du platonisme ; il participe à l'insurrection de la subjectivité esthétique, synonyme de l'autosuppression de cette subjectivité même. Sa responsabilité, dans l'élaboration des problématiques esthétiques du XXe siècle, apparît immense."
Pour Jean BRUN, parmi ses "trois sphères de l'existence" de sa pensée tragique, "la sphère de l'esthétique est celle où demeure celui qui ne vit que dans l'instant et qui se plonge dans une aventure perpétuelle tout au long de laquelle il fut à la fois lui-même et les autres. trois personnages archétypiques offrent des exemples d'une telle fuite. Tout d'abord le juif errant qui ne s'arrête nulle par et qui a le mal du pays sans avoir de pays ; chaque sol qu'il foule n'est pour lui qu'une étape désespérée et hagarde dont le but se déplace et, n'étant nulle part, est toujours sans visage. Faust, l'aventurier du savoir, incarne le démoniaque spirituel ; sa véritable recherche est celle de l'Esprit ; il demeure sombre et sans joie : l'innocence de marguerite rafraîchit un instant son âme brûlante embarquée sur la mer de la Connaissance, où il pourrait trouver la puissance faisant de lui le grand rival de Dieu. Enfin Don Juan est le grand aventurier de l'Éros ; pour lui, chaque femme est une étape à laquelle il ne s'arrête jamais, car il cherche la possession de la femme en soi dont chacune de ses conquêtes n'est qu'une abstraction à dépasser et à intégrer dans une chasse qui n'a jamais de fin.
Ce qui caractérise donc la sphère de l'esthétique, c'est qu'elle fait de la vie une suite d'essais et qu'elle voit dans l'instant un atome de temps qu'il importe de cueillir ; elle donne à croire que le centre est à la fois nulle part et partout, que le devenir est innocent. Elle conduit finalement à un désespoir qui se ment à lui-même et cherche des consolations dans des actes gratuits : l'hystérisme de l'esthéticien traduit la détresse d'un homme qui ne sait à quoi s'accrocher. Mais que surgisse quelqu'un qui rapporte sans cesse les particularités de ce monde fini à une exigence éthique infinie et il fera éclater la contradiction d'où naîtra l'ironie. Certes l'ironiste n'est pas l'éthicien, mais il l'annonce."
Sous la direction de Eric ZIOLKOWSKI, Kierkegaard, literature, and the Arts, Northwestern university Press, 2018. Theodore ADORNO, Kierkegaard, Construction de l'esthétisme (1933), Payot, 1979.
Jean BRUN, Kierkegaard et Daniel CHARLES, Histoire de l'Esthétique, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
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