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24 octobre 2017 2 24 /10 /octobre /2017 08:23

     Dans ce gros livre, Jean-Jacques LANGENDORF (né en 1938), historien, écrivain et saisisse suisse, met à jour les traditions prussiennes restées vivaces au sein de la Wehrmacht de la seconde guerre mondiale, au-delà des clichés sur l'affreux Boche. Ce livre, conclusion de plusieurs décennies de recherches, qui décrit et explique la pensée militaire prussienne de Frédéric le Grand à Schlieffen, se lit comme une histoire des doctrines stratégiques émergées en Prusse entre le milieu du XVIIIe et le début du XXème siècle, restitue l'éclat de l'univers intellectuel de cette époque. Il le fait en mettant en parallèle l'univers artistique, intellectuel et philosophique contemporain. Sa réflexion lie deux univers apparemment inconciliables sur bien des plans, qui se rejoignent dans le contexte post-napoléonien de transformation de la guerre professionnelle et limitées, "scientifique", sous le règne de Frédéric II le Grand, en une confrontation générale des peuples, où l'ardeur des forces morales se combine aux derniers apports techniques de la modernité. En l'espace d'un siècle et demi, des batailles de Hohenfriedberg (1745) et Rossbach (1757) au Plan Schlieffen de 1906, le "laboratoire militaire prussien" va tout conceptualiser et, fait rare, tout expérimenter, le choc et la manoeuvre, le feu, le système et le risque calculé.

Le premier moment prussien, au sens psychologique du terme, est dû à l'inflexible volonté du roi de Prusse Frédéric II. C'est à lui que le privilège revient, si nous suivons l'auteur, d'avoir introduit la philosophie des Lumières dans les plans de bataille. Consignée en 1748 dans ses Principes généraux de la guerre, sa pensée, imbue de rationalisme ne s'en inscrit pas moins dans le prolongement des méthodes éprouvées par son aïeul le Grand Electeur. S'il lui arrive parfois de céder à l'esprit de système lors de ses campagnes, le roi-philosophe ne perd ainsi jamais de vue les capacités limitées de la Prusse. la guerre est certes une science dont il estime être l'unique praticien en son royaume (agissant en véritable empereur sur ses terres), rabaissant volontiers les mérites de ses généraux ; elle est aussi affaire de réalisme, ce qui se traduit par Frédéric II par des guerres rapides et agressives, propres à être remportées au terme d'une bataille voulue décisive. Ce faisant, il pose les bases d'une pensée militaire durable, tout d'énergie et manoeuvrière, qui mise sur la prise de risque pour atteindre son objectif.

Il n'est cependant pas de doctrine qui ne finisse, avec le temps, par découvrir ses points faibles. Comme un séisme renverse un édifice vermoulu, la cinglante défaite d'Iena-Auerstaedt en 1806 va consacrer la rupture entre la jeune garde des officiers subalternes, avides de réformes, et leurs aînés devenus plus frédériciens que Frédéric II lui-même. Au fil des décennies, les systèmes élaborés par ce dernier se virent élevés au rang de théorèmes infaillibles, applicables en toutes occasions, indépendamment des circonstances. Aussi oublieux de son génie créateur que dépouvus d'inventivité, ses successeurs s'adonnèrent aux spéculations mathimatico-géométriques les plus fantaisistes, faisant fi des siècles de pensée stratégique. Lesquels se retrouvent dans des milliers de fascicules qui font la joie des illustrateurs... Des divagations intellectuelles balayées sans pitié par les armées napoléoniennes, que dénonçait déjà dans les années 1760 Georg Heinrich Berenhorst, à maints égards précurseurs de Clausewitz. Dans un chapitre intitulé "Le Sage et le Fou", véritable livre à l'intérieur du livre, LANGENDORF lui rend hommage, par opposition au graphomane "fou" Adam Heinrich von Bulöw (sa vie, narrée par le menu, est en soi, un roman), sous sa palme le parangon de ces stratégies de la règle et du compas.

La première partie du XIXe siècle, considérée à bon droit par LANGENDORF comme l'âge d'or de la pensée militaire prussienne, réagit aux excès de l'Aufklärung, dans le domaine qui nous occupe avec la même ardeur que dans les arts ou la philosophie. Concomitante de la poussée du romantisme en Allemagne, une nouvelle compréhension des ressorts de la guerre s'affirme, dont les influences sont autant à rechercher dans les idées du temps que dans les leçons apprises lors des campagnes de 1813-1814. Le nom de Clausewitz, s'il domine rétrospectivement la période, ne saurait faire oublier la génération spontanée de réformateurs prussiens don Vom Kriege (De la guerre), paru à titre posthume en 1832, reprend et affine bon nombre de développements. Parmi ceux-ci, le plus important est sans conteste la requalification de la guerre en art, voire en "artisanat", et sa subordination aux objectifs du pouvoir politique. Reformulée par Clausewitz, cette idée-force - La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens - est devenue axiomatique ; elle n'en est pas moins due, à l'origine, aux travaux de ses compatriotes von Lossau et Rühle von Lilienstern. Les guerres de libération mettent en application les réformes conçues et imposées par Gerhard von Scharnhorst et August von Gneisenau à partir de 1807, non seulement du point de vue tactique (abandon de l'ordre linéaire, assouplissement de la discipline, autonomie des cadres subalternes), mais dans la composition même des armées, avec la constitution de milices supplétives ou Landwehr, organisés sur le modèle français de l'enrôlement du plus grand nombre. La nécessité d'accroitre la formation théorique des officiers conduit la Prusse à se doter d'une école, l'Allgemeine Kriegsschule (future Kriegsakademie), en 1810. Créée par Scharnhorst, Carl von Clausewitz y enseigne la tactique avant de la diriger à la fin de sa vie.

Entre le sursaut national de 1813 et le triomphe retentissant de la Prusse en 1871, entre la mort de Scharnhorst au combat et l'entrée de Moltke au panthéon des stratèges, LANGENDORF revient dans un chapitre de transition sur le cas Willisen. Homme d'une seule bataille soldée par une cinglante défaite, Karl Wilhelm von Willisen, qui se targuait dans ses écrits d'avoir saisi les fondements de la guerre, fut battu à plate couture par les Danois à l'été 1850. Il annonce, par là, bien malgré lui, le renouveau de la pensée militaire prussienne, laquelle, constate notre auteur, menaçait de retomber dans l'ornière du dogmatisme.

Cette renaissance est la conséquence directe de la réforme militaire entamée en 1860 sous l'égide du roi Guillaume et de son chef d'état-major, Helmuth von Moltke. Aux tentations du schématisme et de la rigidité hiérarchique, toujours très en cours dans l'armée prussienne (pas seulement d'ailleurs...), Moltke oppose l'audace et l'initiative personnelle. L'adaptation est, avec l'intelligence du terrain, son mètre mot, la qualité première qu'il attend de ses chefs de corps d'armée. Il y a néanmoins une similitude entre ses campagnes et celles de Frédéric II : courtes (5 mois en 1864, 7 semaines en 1866, 11 mois en 1870-1871), chacun se conclut par une bataille décisive.

Lorsque Alfred von Schlieffen est nommé chef d'état-major en 1891, les règles de la stratégie allemande sont établies. Schliefen ne remet en cause ni les vertus de l'offensive ni l'enveloppement de l'ennemi au terme d'une manoeuvre de grand style. C'est pourtant son idée d'un plan de bataille parfait, car envisageant tous les possibles, qui scelle le sort de l'Allemagne en 1914. Sa mort, survenue un an plus tôt, lui épargne ce chagrin. A trop vouloir intégrer les tenants et aboutissants, Schlieffen renouait-il avec les vieux démons de la pensée militaire prussienne? On ne note pas parmi ses successeurs - formés par lui il est vrai, de contestation sérieuse de son plan, même après son départ à la retraite en 1905.

Jean-Jacques LANGENDORF, La pensée militaire prussienne, Economica, septembre 2013, 615 pages.

Laurent SCHANG, recension, Institut de Stratégie Comparée, 2014/1, n°105, www. cairn.info

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