A travers huit articles parus entre 1914 et 1916 dans la presse allemande, Georg SIMMEL (mort en 1918), se positionne face à la guerre en Europe. Il le fait, comme nombre de philosophes de part et d'autre du Rhin, en soutenant son pays, dans une perspective belliciste, tout comme Henri BERGSON le fait en France. On peut mesurer comment les philosophes, qui s'expriment là bien plus en penseurs du lien social qu'universitaires, peuvent s'aveugler en pleine Grande Guerre. Georg SIMMEL en particulier suit un courant que situe bien dans une post-face à cette édition, Jean-Luc EVARD, par ailleurs éditeur et traducteur de ces articles. Le nationalisme bien partagé ne suit pas exactement les mêmes méandres de la pensée en Allemagne et en France, mais il y a bien chez eux la conscience que l'avenir de l'Europe se joue à travers le modèle industriel et consumériste américain, déjà bien présent dès les dernières années du siècle précédent.
Chez Georg SIMMEL en particulier, domine le sentiment que la guerre peut apporter les bouleversements nécessaires en Europe pour un sursaut civilisationnel. Ceci dans une épreuve douloureuse, personnelle et intellectuelle, notamment lorsqu'il s'adresse aux philosophes de la même école de pensée que lui en France et aux Etats-Unis. SIMMEL, pour Jean-Luc EVARD, "inscrit (l'évènement qu'est la Grande Guerre) dans un ensemble plus vaste : non pas l'axe du temps historique, mais l'espace géopolitique où le duel de 1789 et de 1914 se complique du fait de la présence d'un tiers exclu de moins en moins lointain, l'Amérique. L'Amérique, c'est l'Europe, mais réduite à un parc industriel et au "culte de Mammon" (N'oublions pas que le philosophe allemand a consacré tout un livre à la sociologie de l'argent), et elle incarne par excellence ce que Simmel, en adepte intégral de Nietzsche, appelle "la tragédie de la culture", la menace signifiée à "l'homme intérieur" par l'utilitarisme, subordination intégrale des moyens de l'existence à ses fins. La tragédie personnelle de Simmel, dans la tragédie collective, tient à sa certitude qu'en réalité l'Amérique a déjà commencé de modeler la vie européenne, avant d'y envoyer ses contingents, la guerre précipitant donc un processus endogène sur lequel la logique des alliances n'a pas d'influence réelle ni profonde. L'avenir américain d l'Europe ne rapproche pas les deux philosophes de la vie (BERGSON et SIMMEL), il cristallise au contraire un différend entre Européens sur leur destin commun. En sociologue, Simmel est bien placé pour savoir que l'avenir de l'Europe est "américain" (sans la guerre il le serait aussi) et que c'est même à ce destin du monde que la sociologie doit sa naissance et sa raison d'être - si, par "Amérique" on désigne, dans la langue de Weber, le "désenchantement du monde", concomitant à sa rationalisation. Il sait de plus que, des trois grandes puissances européennes entrant en guerre en 1914, l'Allemagne est en trait de ravie à la Grande-Bretagne la place de premier moteur de cette américanisation des sociétés américaines. A la différence de Bergson, sa culture de guerre le met donc en contradiction frontale avec le cours géopolitique de l'événement : la guerre avec les Etats-Unis porte en elle une symbolique historique aux effets destructeurs pour les buts de guerre allemands. Simple ne se cache pas de la penser : l'un de ses article, celui précisément qu'il intitule "l'Europe et l'Amérique", et qui, datant d'avril 1915, est antérieur de deux ans à l'entrée en guerre des Etats-Unis, lui vaudra les foudres et la censure de l'état-major impérial (...)". Dès l'entrée en guerre et à la lecture des articles contenu dans ce livre, on le voit clairement, Simmel multiplie les signaux de son adhésion à un certain nationalisme ultra que l'on retrouve dans les organisations politiques les plus réactionnaires d'Allemagne. Le traducteur de ces lettres demande d'apprendre à décrypter ces lettres deux fois et c'est pourquoi il faut les lire lentement. "On reste frappé, écrit-il, par le caractère hétérogène et mal ficelé de la "doctrine de guerre" de Simmel : pas de nationalisme politique, mais une adhésion sans réserve au nationalisme culturel ordinaire de l'intelligentsia allemande ; pas d'accents réellement martiaux, mais une méconnaissance profonde de la matérialité de la guerre et un pathos de certains accents voilés de l'oeuvre philosophique et anticipe sur la carrière fulgurante d'un thème comme celui de l'"homme nouveau". (...)".
Ces articles "L'idée d'Europe" (7 mars 1915, Berliner Tageblatt), "Deviens ce que tu es" (10 juin 1915, Der Tag), "L'Europe et l'Amérique, Considérations sur l'histoire universelle" (4 juillet 1915, Berliner Tageblatt), "La crise de la culture" (13 février 1916, Frankfurter Zeitung), "La dialectique de l'esprit allemand" (28 septembre 1916, Der Tag), "Transmutation de l'âme allemande" (conférence à Strasbourg en novembre 1914), "Eclairer l'étranger" (16 octobre 1914, Frankfurter Zeitung) et "Bergson et le "cynisme" allemand" (1 novembre 1914, Internationale Wochenschriftt für Wissenschaft, Kunst und Technik) indiquent qu'une certain sombre ombre pourrait "entacher" l'ensemble de son oeuvre, surtout pour un public intellectuel non allemand. Mais, outre que les hommes agissent et écrivent sans savoir l'histoire 'politique et philosophique) qu'ils font, pour l'oeuvre de Simmel comme pour celle de beaucoup d'autres, la postérité intellectuelle ne se mesure jamais seulement en fonction du contexte dans lesquelles elles émergent et perdurent. Elles influencent, de par leur contenu, bien plus que de par leur objectif les générations qui suivent. Et singulièrement, si Simmel semble s'égarer dans les eaux d'un certain obscurantisme socio-politique à mille lieues de ses études sur le conflit, c'est non par incohérence personnelle, mais parce (on pourra faire toutes les réserves qu'on veut) il est périlleux pour des philosophes ou sociologues comme lui de s'aventurer dans des eaux non familières, dans lesquelles ils ne sont ni à l'abri des humeurs collectives, ni à l'écart de toutes possibilités de manipulations et de récupérations diverses...
Il faut lire les commentaires du germaniste Jean-Luc EVARD, à la suite de ces traductions, car il permet, par un regard distancié critique, d'à la fois comprendre et réfléchir sur ce que signifie réellement ces articles souvent véhéments.
Georg SIMMEL, Face à la guerre, Écrits 1914-1918, Edition de Jean-Luc EVARD, Éditions Rue d'Ulm/Presses Universitaires de l'Ecole normale supérieure, 2015.