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12 août 2017 6 12 /08 /août /2017 11:45

   Depuis les destructions des deux villes japonaises qui mettent fin, quel que soient les autres possibilités qui s'offraient alors aux belligérants, à la seconde guerre mondiale, l'horizon d'une guerre nucléaire n'a pas cessé de hanter à la fois les responsables civils et militaires de la défense et les populations. La perspective dans les opinions publiques d'une guerre nucléaire  est revivifiée à chaque grande crise mondiale, tandis que la littérature, la télévision, le cinéma, les jeux videos... maintiennent toujours présentes cette possibilité. On ne compte plus les oeuvres de fictions qui entretiennent parfois crainte et peur de cette guerre nucléaire, et souvent, en pointent les conséquences, souvent présentées comme assez définitives pour l'humanité. Souvent, d'ailleurs, ces conséquences sont étayées par une série d'études scientifiques où sont présentés des effets d'explosions nucléaires multiples sur l'environnement, le climat, le devenir de la planète. Même lorsque ces craintes ne sont pas avivées, les responsables civils et militaires élaborent des plans de guerre plus ou moins longue et plus ou moins globale, impliquant l'utilisation d'un arsenal qui demeure suffisant pour détruire plusieurs fois la surface de la Terre. Les plans "nucléaires" sont toujours là depuis des dizaines d'années, se modifiant au fur et à mesure des évolutions technologiques, plus ou moins prêts à l'emploi. Lorsque des crises porteuses de dangers globaux se développent, la presse écrite et audio-visuelle s'empare de cette perspective, et c'est singulièrement le cas, après de multiples crises plus ou moins bien résolues, avec le conflit grandissant entre la Corée du Nord et ses voisins. Puissance nucléaire émergente, ce petit pays (en terme de démographie et de puissance économique) prend à son compte les théories de dissuasion nucléaire, dans une rhétorique belliqueuse émise par un pouvoir dictatorial qui a le soutien, à l'instar de l'Allemagne nazie, de sa population. C'est le moment de rappeler les précédentes crises, les soubassements de la pensée stratégique que possède à des degrés sans doute différents les Etats-Unis et la Corée du Nord. La guerre entre la Corée du Nord et la Corée du Sud avait déjà été l'occasion, notamment dans les milieux militaires américains, dans les années 1950, d'envisager l'utilisation de bombes atomiques sur le terrain.

     La guerre nucléaire, soit l'utilisation d'armes nucléaires en temps de guerre pour infliger des dégâts majeurs à l'ennemi, est envisagée historiquement comme représailles massives, barreau dans l'échelle de l'escalade militaire et intégration dans l'usage des armées conventionnelles. Par rapport à la guerre conventionnelle, la guerre nucléaire est capable de causer des dommages sur une échelle beaucoup plus importante en moins de temps. Les frappes nucléaires, qu'elles soient réalisées sur des villes ou des concentrations de troupes, peuvent entrainer de graves effet à long terme, essentiellement dus aux retombées radioactives mais également à cause du haut degré de pollution atmosphérique qui pourraient installer un hiver nucléaire durant des décennies, voire des siècles. Tous les analystes, y compris ceux qui prônent, souvent en dernier recours l'usage des engins nucléaires, considèrent une guerre nucléaire comme un risque majeur pour l'avenir de la civilisation moderne. Seuls varient dans leurs écrits les formes de chances de survie de l'humanité...

    Décrite déjà dans des romans de fictions écrits par des auteurs très au fait des dernières découvertes et théories scientifiques comme H.G WELLS (La Destruction libératrice, 1914), l'utilisation de l'atome à des fins militaires fait une entrée fracassante (à beaucoup de points de vue...) dans la réalité historique avec les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945. La destruction de ces villes par une seule arme, au lieu de milliers de tonnes de bombes conventionnelles (plus ou moins, les bombes au phosphore sont classées dans des catégories particulières) utilisées jusque là dans les bombardements stratégiques (de villes), puis le syndrome d'irradiation aigüe provoqué par les radiations ont marqué les esprits. On peut même dire que l'ensemble de la pensée (philosophique par exemple), notamment européenne, par bien des aspects en est marquée. 

    Le développement technologique des armements nucléaires (en qualité et en quantité) permet d'envisager la destruction de régions entières, notamment avec la sans doute illusion de construire des armements anti-nucléaires (interceptions...) qui permettrait d'échapper aux destructions tout en en causant à l'ennemi. 

    La guerre nucléaire a failli se produire, en dehors des crises, par accident à de nombreuses reprises. On a recensé 14 accidents entre 1956 et 1962 entre les Etats-Unis et l'Union Soviétique, à la suite de fausses alertes, d'erreurs humaines ou informatiques (lesquelles sont devenues plus nombreuses avec le développement des ondes hi-fi et d'Internet...). Parmi celles-ci, onze ont été des incidents durant la phase la plus aigüe de la crise des missiles de Cuba de 1962. En 1973, durant la guerre du Kippour, des rumeurs non confirmées indiquent qu'Israël était prêt à faire usage de l'arme atomique, alors que la situation sur le front du Golan était critique (hypothèse reprise dans le film La somme de toutes les peurs, de Phil Alden ROBINSON, 2002, lui-même issu du roman éponyme de Tom CLANCY paru en 1992...). A la suite d'attentats, la confrontation conventionnelle et nucléaire atteint un paroxysme en mai-juin 2002 entre l'Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires régionales. 

   La prolifération nucléaire, tant au niveau des puissances nucléaires que des pays cherchant à produire ou à acquérir l'arme atomique, ou des organisations terroristes cherchant à se procurer des bombes sales, accroît le risque d'une guerre nucléaire. Si, pour la plupart des experts, le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires de 1968 et les accords créant des zones exemptes d'armes nucléaires, ont permis de limiter ce risque, la présence à la surface de la Terre de multiples arsenaux plus ou moins opérationnels fait craindre le pire.

   La stratégie nucléaire, dans les pays détenteurs, constitue le pivot de la stratégie de défense adoptée. A un point tel que les théories militaires anciennes sont revisitées à la lumière de l'expérience de l'ère atomique. Les doctrines de dissuasion diverses fleurissent, parfois à grande vitesse, dans les états-majors comme dans les think tank étatiques ou privés. De manière générale, la situation est comprise de manière complètement différente selon que la théorie fait se confronter des puissances nucléaires (à peu près symétriques) ou met en scène les relations entre puissances nucléaires et puissances non-nucléaires ou encore entre puissances nucléaires majeures et puissances nucléaires mineures (positions asymétriques). 

    Ainsi Edward LUTTWAK qui réfléchit longuement à cette dernière position qui concerne surtout à l'heure actuelle la Corée et les Etats-Unis, préfère parler de manière générale de suasion armée plutôt que de dissuasion. Pour lui, la suasion est inhérente à la force : "toute perspective de recours à la force suscite une réaction des acteurs - ceux qui en attendent un bénéfice, comme ceux qui en redoutent les conséquences."

"Il me parait, poursuit-il, légitime d'introduire ce néologisme - suasion - parce que le contexte politique et culturel très particulier de la "dissuasion" obscurcit la dimension universelle du phénomène. La suasion armée est à la dissuasion ce que la force en général est à la force défensive. ". Ayant défini ce concept, le spécialiste en stratégie et en géopolitique américain, revient au langage commun pour l'aborder sous sa forme négative - la dissuasion - et sous sa forme positive - la persuasion -, "la première se manifestant quand un acteur est amené à agir dans le sens voulu par son adversaire, la seconde lorsqu'un allié est encouragé à persister dans son attitude en échange d'un éventuel soutien armé."

Abordant les types de suasions, notre stratégiste s'attarde sur le cas, qu'il juge riche d'enseignements, de la Corée du Nord. 

"Hormis ses effets routiniers, silencieux, non intentionnels et pour l'essentiel invisible, il arrive que la suasion armée occupe seule le devant de la scène, pour le meilleur et pour le pire. Si Rome a dû combattre deux siècles pour soumettre Carthage, sa domination hellénistique, pourtant plus vaste et plus riche fut obtenue au prix d'une seule bataille et d'une bonne dose d'intimidation. De la même manière, Hitler conquit la Tchécoslovaquie sans tirer un seul coup de canon, agissant au moyen de la suasion, alors qu'il dut livrer bataille pour envahir la Pologne. Hormis les destructions causées, dans le second cas, par les combats, les deux méthodes aboutirent au même résultat. Dans le cas de la Corée, notons aussi que la défense par la guerre, de 1950 à 1953, et la protection du pays par la suasion armée, beaucoup moins coûteuse, depuis, ont produit des résultats équivalents. L'exemple coréen est riche d'enseignements, non comme illustration exemplaire du fonctionnement de la dissuasion mais parce qu'il est, au contraire, atypique. Dans le cas coréen, la conception simpliste, quasi mécaniste de la "dissuasion" comme action intentionnelle et non comme réaction politique d'un adversaire est moins inappropriée que dans d'autres situations. En premier lieu, la perception d'une menace en provenance de la Corée du Nord n'est pas une extrapolation, fondée sur un calcul du potentiel militaire de l'ennemi et sur la construction de circonstances hypothétiques. Le danger a une forme physique indiscutable : la majeure partie de la considérable armée nord-coréenne est massée sur la frontière et, de toute évidence, prête à attaquer. Quant aux intentions des dirigeants nord-coréens, avant l'effondrement économique du pays, ils n'hésitaient pas à les proclamer, et des préparatifs très réels confirmaient leurs déclarations, qu'il s'agisse de tunnels creusés sous la ligne démilitarisée, d'attaques sporadiques de commandos ou de multiples tentatives d'assassinats contre des officiels sud-coréens - une méthode que même les pays arabes et Israël ont toujours évité. De plus, la perception par les Sud-coréens, que la menace pèse avant tout sur eux ne relève pas d'une erreur d'appréciation (contrairement à l'estimation par les Israéliens que l'effort militaire irakien de 1989-1990 était dirigé contre eux, n'imaginant pas que la cible était le Koweït), la situation géographique montre que l'armée nord-coréenne peut combattre exclusivement contre le Sud. Aussi le terme de menace est-il ici approprié, dans la mesure où le phénomène est permanent et orienté dans une direction spécifique - en conformité, dans ce cas particulier, avec la conception mécaniste de la dissuasion. En règle générale, le danger n'est pas continu, il constitue une éventualité, susceptible de prendre forme dans des circonstances exceptionnelles pour ouvrir une crise grave et il n'est caractérisé ni dans sa forme, ni dans son intensité, ni dans sa direction, si bien qu'aucun moyen prédéfini de la contrer ne s'impose de lui-même. 

Dans le cas de la Corée, la dissuasion se distingue par un autre trait. Bien que subsiste la possibilité de bombardements postérieurs à une attaque pour punir le voisin du Nord d'avoir entrepris une invasion, c'est en premier lieu, sur l'efficacité de la défense du Sud, que repose la dissuasion. Toute défense comporte une dimension de dissuasion par interdiction, par opposition à la défense par punition (ou par "représailles") de même qu'une dimension de persuasion est inhérente à toute force offensive. Mais chacune de ces deux formes de dissuasion peut, en principe, être isolée ; et la différence entre l'une et l'autre a des conséquences sur l'organisation et la composition des forces armées."

  Cette analyse montre toute l'importance de la rhétorique dans le cas d'une menace agitée de manière permanente et perçue comme toujours réelle. Si le bouclier américain en Corée du Sud et le jeu croisé des alliances militaires entre les Etats-Unis et les Etats de la région a toujours constitué une sécurité contre l'assimilation de la rhétorique nord-coréenne à l'imminence d'une action réelle, tant par la Corée du Sud que pour les Etats de cette région. L'émergence de la Corée du Nord comme puissance nucléaire, dont l'arsenal pourrait être considéré comme suffisamment réel pour les Etats-Unis pour que cette super-puissance hésite dans la permanence de ce bouclier, peut remettre en question la perception de cette rhétorique nord-coréenne (qui pourrait tendanciellement être considérée comme le seul moyen d'allégeance de la population de la Corée du Nord à ses dictateurs, à usage surtout interne). Ce qui change également la situation, c'est la propension à la rhétorique, récente, des Etats-Unis, sur le même registre, dans le même ton, dans la même hargne que la Corée du Nord. Comme dans toute situation de pré-guerre, où les invectives, les "incivilités", les actions symboliques, s'accumulent,   les protagonistes se préparent "au pire". Il n'est jamais sûr, même au regard de la puissance de feu des armes possédées, que les dirigeants mesurent les conséquences d'une guerre, fut-elle nucléaire. Les essais d'armements n'ont pas cessé en France et en Allemagne avant la Première guerre mondiale qui a pourtant montré l'incompétence (assez crasse) des états-majors, devant les conséquences dévastatrices de l'usage des nouveaux armements...

C'est pourquoi, sans doute, il faut prendre au sérieux toute menace de guerre nucléaire, même s'il s'agit d'abord, dans l'esprit des protagonistes de prendre des gages, de faire des avancées diplomatiques, d'occuper une place reconnue sur la scène internationale, voire de se voir accorder le droit d'usage de terres ou d'eaux... C'est que tout repose sur la perception de la situation de "l'ennemi", notamment intérieure. Comme les dirigeants nord-coréens ont l'habitude d'une organisation pyramidale de la société, ils pourraient leur sembler, à un moment ou à une autre (même bref) que le haute administration américaine soit désorganisée à cause d'une incompétence politique assez rare à la présidence. "Oubliant" d'un coup à la fois l'histoire militaire des Etats-Unis et le fait que l'arsenal nucléaire américain est prêt depuis de longues décennies à chaque heure du jour et de la nuit... La rhétorique de la peur de la guerre agit à double sens, sur ceux à qui elle est destinée et sur ceux qui la profèrent...

Si la guerre nucléaire fait surtout partie d'un horizon à ne jamais explorer pour de nombreuses opinions publiques, rien n'indique qu'il en est de même pour les dirigeants civils et militaires. Tout occupé par ailleurs à monter (voire à prouver) qu'une guerre, donc qu'une guerre nucléaire, pourrait être limitée, surtout si aucune ville n'est visée et que les "échanges" de missiles pourraient avoir lieu uniquement en mer...Après tout la dernière rhétorique critique de la guerre froide (lors de l'installation des missiles américains en Europe de l'Ouest et de nouveaux missiles soviétiques à l'Est dans les années 1980) concernait la possibilité d'une guerre nucléaire limitée en Europe, à l'Europe....

 

Edward LUTTWAK, Le grand livre de la stratégie, De la paix et de la guerre, Odile Jacob, 2002.

 

 

 

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