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10 juillet 2017 1 10 /07 /juillet /2017 07:35

  Chaque année, les armées de nombreux pays se livrent, notamment à l'occasion de leur fête nationale, à l'exhibition de (certaines) de leurs troupes et de (certains) de leur matériel. Surtout pour l'aspect tape-à-l'oeil et spectaculaire, avec un certain a-propos stratégique et tactique diplomatique, des défilés rappellent aux peuples la valeur de la violence armée pour la défense de leur pays, en même temps que l'événement souvent fondateur du régime politique en vigueur.

Pour la France, évidemment, il s'agit du 14 juillet de chaque année, afin de rappeler que la révolution est mère de toutes les républiques qui ont suivis l'année 1789. Mais pas de tous les régimes politiques qui s'y sont succédé, car des restaurations royales eurent lieu entre temps et des remises en cause de la République notamment. C'est dire que ces commémorations, plus que les autres (car il y en a une flopée...), ont une forte charge idéologique dans l'ensemble du pays.

    Défilés militaires, rassemblements autour de monuments, allocutions très officielles, festivités redondantes mais toujours appréciées des publics (mais pas de tous...) constituent le lot principal des commémorations, dont on peut se demander ce qu'elles remémorent. A part le souvenir douloureux de souffrances ou de joies passées, peu de choses, hormis quelques films ou émissions télévisées, ou encore éditions ou rééditions de livres... rappellent ce qui s'est réellement passé, avec souvent quelques bonnes orientations nationalistes et une dose plus ou moins grande d'informations fallacieuses ou de déformations historiques (la fête de la Jeanne d'Arc en France constitue là une perle brillante...).

Peu de vraies réflexions incluant causes et conséquences des événements célébrés, orientations idéologiques fortes (qui peuvent parfois diviser plus que rassembler) en fonction de l'actualité du moment, effervescence médiatique jusqu'à la logorrhée, voilà ce qui caractérisent ces commémorations en tout genre. Il ne suffit pas en effet de rappeler des faits bruts, des dates clés, des relations "éternelles", il faut encore comprendre ce qui s'est réellement passé. Or entre dénégations de massacres et de profits (notamment des industries d'armement...) et glorification de personnages ou d'entités politiques, et parfois des polémiques où le négationnisme se taille la part du lion, il ne reste plus grande place pour la réflexion et éventuellement le changement ou l'affermissement des comportements envers bien des aspects de la vie politique, économique ou/et sociale. 

    Ce qui devrait être l'occasion d'une réflexion sur les causes et les effets des événements célébrés devient simplement l'affirmation de postures et de réaffirmation d'allégeance ou encore - on peut se demander si c'est pire ou c'est meilleur - de rappel pour beaucoup de citoyens oublieux de leur propre histoire. 

   Les critiques précédentes découlent en fait de l'inscription des commémorations diverses et variées dans un roman tribal, national, fédéral... entre interprétation historique plus proche de la falsification que de la simplification et manipulation idéologique plus ou moins cohérente et plus ou moins constante, roman vise très souvent à faire entrer ou à maintenir des populations parfois relativement variées dans une même communauté.

Suite souvent à un conflit majeur dont beaucoup d'acteurs participants veulent clore les conséquences sur l'histoire de leur pays ainsi "unifié" dans une même ferveur collective. Il s'agit pour eux et pour maints observateurs extérieurs d'indiquer un nouvel avenir à partir d'un événement fondateur plus ou moins fabriqué à une époque où la "vérité historique" est la moindre des préoccupations. Il s'agit de construire une histoire tribale, nationale ou fédérale qui fasse le moins possible de place à l'expression de conflits souvent sanglants et difficiles à résoudre réellement, qui, même s'ils perdurent, sont ainsi mis "en perspective" par rapport aux bienfaits et aux nécessités d'un "vivre ensemble". Ce faisant, les esprits tendent à faire de ces mêmes conflits des repères parfois magnifiés pour tourner la page d'une histoire parfois sombre même si beaucoup y avaient placés de grands espoirs. Ces repères permettent à la fois de se rappeler plus ou moins clairement (de moins en moins clairement vus les sédiments festifs et commerciaux qui s'y rapportent) des conflits et souvent la "fin" de ceux-ci et d'opérer dans des manifestations rituelles le rapprochement qui scelle un destin commun. Jusqu'à faire de ces manifestations régulières dans le temps et dans l'espace des jalons de cette vie commune qui apparait comme quelque chose d'irrémédiable, d'acquis plus ou moins définitivement, d'obligatoire et porteur de bienfaits.

Même si en définitive, il s'agit là de mythes et de rites, ceux-ci permettent de faire d'agir, plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement sur certains aspects de ces conflits, au moins dans leur représentation. Ces dates, annuelles ou plus éloignées, constituent comme des repères dans ce "vivre ensemble", sortes d'exorcisme de leurs causes, effets et conséquences, en faveur de quelque chose d'autre que ce qu'ils ont accompagnés de douleurs et de séparations. Même si ce quelque chose d'autre n'est pas évoqué, il est pourtant nommé dans ce roman, dans ce mythe... dans les nominations mêmes de ces fêtes : royales, républicaines, fédérales, même si les uns et les autres ne mettent pas dans ces appellations la même chose...

  De ce fait même, de cette célébration, les conflits souvent non résolus sont mis en perspective des coopérations nécessaires entre les membres de populations plus ou moins étendues. Ces fêtes même donnent à ces conflits des "couleurs" des tonalités, des "sons" qui, d'une certaine manière, contribuent à les rendre moins dramatiques, plus banals, et surtout moins importants en regard des coopérations qui apportent aux communautés ainsi "soudées" en coeur et en esprit, les moyens de rendre leur vie possible, agréable et parfois, paisible. 

  On ne peut terminer ce billet sans évoquer les dérives journalistiques auxquelles donnent lieu ces commémorations. Outre que la fête nationale se transforme souvent en fête militaire, on en vient à évoquer le sens de la... victoire nationale. Ainsi un article du Monde publié le 12 juillet 2019, évoque t-il, plutôt que le sens du 14 juillet pour la France,... les commémorations précédentes, notamment celle de 1919... faisant réfléchir sur l'"expérience (de) la France de la victoire"... A moins que le journaliste se soit trompé de date (il y a un certain jour du mois de mai pour la "victoire" de la France lors du dernier conflit armé mondial), on peut se demander s'il n'y a pas là perte tout simplement de sens : il s'agit de la fondation de la République (même si le 14 juillet est plutôt la date de la prise de la Bastille, événement insurrectionnel par excellence...) et non pas d'une victoire militaire ... Mais les gouvernements s'entendent bien pour faire de la fête nationale une occasion de rappeler les principes.. de la défense et de la puissance... par l'invitation aux célébrations à Paris des puissances "intéressantes" et "intéressées"... On pourra noter que cette manière un peu tordue de voir les choses contamine d'autres pays : ainsi le Président (légèrement débile, si si j'assume...) des États-Unis veut-il "sa" fête militaire, en transformant la festivité du 4 juillet en spectacle de gesticulations d'armements et de troupes.

 

RAGUS

 

Actualisé le 14 juillet 2019

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10 décembre 2016 6 10 /12 /décembre /2016 08:59

   Sans craindre les anachronismes historiques, osons une comparaison entre les comportements lors des grandes pandémies en Europe au Moyen-Age et à la Renaissance et lors des pollutions chroniques contemporaines. 

Mettons pour l'instant de coté le fait que la dernière grande pandémie découle directement de la Première Guerre mondiale et que les grandes épidémies de peste proviennent en partie d'opérations militaires de siège de villes, suite à l'utilisation de cadavres d'hommes ou d'animaux comme armes biologiques. 

Lors des grandes pandémies au MA en Europe, contrairement à ce qu'on pourrait croire, les premières réactions ne furent pas de procéder à des prophylaxies radicales. Au contraire, entre le report des causalités sur des phénomènes religieux et les accusations contre les minorités, notamment dans les villes (juifs, autres confessions), il s'git d'abord comme aujourd'hui de désigner des coupables dont le châtiment est censé faire reculer le fléau. Les bûchers d'autrefois sont remplacés par des procès aux pollueurs, mais l'intention de bouc émissaire reste la même. On veut croire à des événements exceptionnels dont on peut éliminer les conséquences par des actes ponctuels contre des coupables (facilement) désignés. 

Il ne s'agit pas de prendre des mesures globales, et à cela plusieurs grandes raisons qui alimentent le déni sur la gravité et la profondeur et la longévité des maux :

- les intérêts économiques du moment interdisent des mesures radicales. Les premières réactions (qui perdureront d'ailleurs un certain) lors des épidémies anciennes étaient de fermer les portes des villes, non seulement pour empêcher des malades d'y entrer, mais surtout pour empêcher les populations de sortir, le commerce serait alors détruit, et avec la position financière des puissants... Comme aujourd'hui, malgré l'ampleur des pollutions (au caractère parfois spectaculaire!), il ne faut surtout pas bouleverser les grands équilibres économiques et encore moins toucher aux intérêts industriels, commerciaux et financiers des firmes polluantes (quel que soit la modalité de la pollution...). Le chantage à l'emploi demeure encore la meilleure arme pour dissuader de prendre des mesures profondes contre les atteintes (radicales)... à l'environnement

- les mentalités religieuses des époques anciennes mettent sur le compte de manifestations surnaturelles ces pandémies dévastatrices. La chasse aux sorciers et aux sorcières (juifs de préférence) demeure la meilleure manière de faire cesser le fléau. Il s'agit alors de les mettre sur le compte de puissances extra-humaines. Aujourd'hui, les climatosceptiques ne sont pas très différents de ces hommes-là : ils mettent sur le compte de phénomènes naturels malheureux (l'activité du soleil, des conjonctions malheureuses du climat...) ce qui pourtant s'avèrent bel et bien le résultat d'activités humaines. Sans compter que se conjuguent souvent entre eux ignorance scientifique, foi religieuse parfois outrageuse et intérêts matériels très bien compris... La recherche d'un bouc émissaire domine la nécessité de trouver des remèdes...

- les réactions sont d'abord individuelles et groupales plutôt que collectives. L'intérieur particulier passe avant un intérêt général mal compris. Les réactions des bourgeois à la peste sont d'abord de fuir les lieux où elle se manifestent, en tentant - mais les autorités des villes les contrarient pour cela - de quitter la ville pour la campagne (qui empeste moins...).

- L'hygiène était très défaillante à ces époques (on pouvait se laver tout habillé...), notamment dans les rues des villes, les épidémies pouvaient s'y propager très vite. L'hygiène envers l'air étant très défaillante à notre époque, les pollutions s'alimentent les unes aux autres, gaz toxiques et micro-particules alimentent les poumons de manière très collaboratives. Ce qui ne se voit pas immédiatement - les microbes comme les gaz polluants - est ignoré, n'existe pas, est soit-disant dilué dans un tout immense, sauf que la planète est une sphère fermée et cela rend difficile l'évacuation éternelle des polluants... Et lorsque cela est connu, notamment des autorités savantes (au MA) ou scientifiques (de nos jours), l'ensemble des autorités politiques préfèrent ignorer le mal pourtant massivement là, car tout changement dans les manières de faire menacent les "grands équilibres économiques". Au MA, cela signifie la conjonction des systèmes pénitentiels des Eglises et des petits commerces (notamment de viande et d'eau, mais aussi des chevaux) des villes. De nos jours, cela signifie la conjonction des croyances aux bienfaits des techniques et des petits (et des grands) commerces autour de la voiture et du pétrole.

- Enfin, dernier point d'analogie, les différents comportements des différentes couches de la population. Les classes sociales capables de comprendre le danger de la peste comme de la pollution cherchent d'abord à s'en prémunir - par isolement de quartiers des villes ou par emploi de technologies filtrantes dans les habitations, sans s'occuper de la totalité de la communauté. Des solutions techniques (illusoires mais c'est une autre affaire) sont recherchées, qui permettent des protections tout en gardant le fonctionnement "normal" de la société... Alors que ce sont souvent les classes les plus pauvres qui souffrent les premières de la pollution, des politiques globales ne sont mises en place que lorsqu'il apparait évident que les classes les plus riches ne peuvent s'en protéger... Et souvent, il est trop tard pour empêcher la propagation de la peste (ou du choléra) comme de la pollution, car on a perdu du temps à rechercher des solutions techniques particulières... 

RAGUS

 

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1 novembre 2016 2 01 /11 /novembre /2016 10:28

  On passe généralement sans s'arrêter à l'expression Société à Responsabilité Limitée comme à celle d'ailleurs de Société Anonyme. Pourtant, ce qui ne serait dans leur esprit que garantie juridique contre toute attaque concernant leur commerce, constitue un élément institutionnalisé d'une irresponsabilité qui court tout le long du système économique dans lequel nous vivons. Peu importe si l'on vend de la viande à la qualité limite (et parfois assez bien pourvue en staphylocoques), peu importe si l'on vend des boissons très sucrées ou très alcoolisées, peu importe si l'on fait circuler des objets plus ou moins dangereux, du moment que le chiffre d'affaires est garanti et que les comptables disent que l'affaire est rentable... Courre à travers tous les maillons de la chaîne économique, du producteur au consommateur une indifférence totale sur les conséquences de la circulation de milliards de produits, dont plus personne d'ailleurs ne veut contrôler la situation du moment que les soucis financiers s'évaporent... Ignorants ou/et stupides, les responsables politiques et notamment ceux qui sont chargés nommément de la sécurité au sens large des citoyens, se moquent de savoir si l'amiante est nocive, si les nanoparticules sont plus incontrôlables encore que les particules, si les divers objets dont ils protègent la destinée marchande soient dangereux ou pas. Le petit commerçant inoffensif et la grande multinationale rapace sont pourtant co-responsables de ce qu'ils font ou ne font pas...

Dans le même ordre d'idée, à nos yeux, les commerçants des ventes d'armes sont les premiers responsables de l'usage des objets qu'ils vendent à renfort de publicités tapageuses. Les vendeurs d'armes d'ailleurs sont les premiers informés de possibles guerres - donc de marchés juteux - dans maintes partie du monde, et ils se gardent bien de les prévenir (ils s livrent plutôt à une course à la vente...)... Ils sont aussi responsables des destructions et des victimes que les utilisateurs des divers armements et si maints champs de bataille en milieu urbain se multiplient à l'heure actuelle, c'est bien parce qu'elles distribuent à tout va les armements les plus performants et les plus miniaturisés possibles, afin que même le civil qui n'a jamais porté d'armes puisse tirer au but. Par comparaison, ils sont aussi responsables que s'ils distribuaient des couteaux de divers formats dans des cours de récréation de maternelles. Et d'ailleurs, on en retrouve sinon dans des maternelles, mais dans des cours d'écoles ou d'universités... Et ne venez pas me dire que ces officines ne vendent qu'à des responsables adultes, car on peut se demander précisément s'ils sont si adultes que cela...

  Malgré cette culture de l'irresponsabilité, les choses bougent peu à peu. On en est pas à inclure dans tous les contrats des clauses de suivi des objets vendus et des attendus de justice financière ou pénale, mais on y vient petit à petit. Diverse traçabilité sont inclues dans les législations et les règlements. Sous la pression d'urgences écologiques ou/et humanitaires, de plus en plus de marchandises sont déclarées sous surveillance voire interdites (mais cela prend du temps, voyez l'amiante dont les industriels connaissaient dès le début les propriétés toxiques...)... De plus en plus également, des voix s'élèvent pour les sociétés commerciales en général ne se désintéressent plus des conséquences sociales de leurs agissements économiques...

Il est dommage d'ailleurs que des avancées juridiques dans la responsabilité civile et pénale de mise en circulation de matières dangereuses ne soient pas toujours suivies des moyens adéquats de mise en oeuvre. L'affaiblissement des Etats, les défaillances de système de gouvernance faisant appel au secteur privé, une certaine mansuétude double à l'égard des "pauvres" commerçants et financiers engagés dans des affaires un peu sulfureuses et à l'égard de la violence au sens large, le regard constamment porté sur le court terme financier, tout cela se ligue pour retarder nombre de mesures nécessaires... Il est encore loin le système économique où feront place à des SARL et des SA, des sociétés responsables civilement et pénalement, mais surtout moralement. On en est encore à faire porter le poids des réparations aux multiples désastres (sociaux, financiers, écologiques...) causés à l'ensemble des populations (d'ailleurs victimes en première ligne souvent) plutôt qu'aux acteurs factuellement responsables. Quand on sait que même les erreurs financières du secteur privé sont prises en charge par les politiques publiques, il y a de quoi faire rager...

  La culture de l'irresponsabilité n'est pas que concentrée sur ces sociétés ; elle est largement partagée par nombre d'opinions publiques... C'est le comportement du déni qui l'emporte encore face aux multiples urgences planétaires... C'est encore un comportement focalisé sur le court terme, sur les plus proches, qui sous-tend la majeure partie des actes de la vie quotidienne. A croire que l'humanité n'est en définitive pas une espèce viable... Pour ne pas sombrer dans le pessimisme... dont se nourrit (encore une fois!) tout le système économique... les acteurs de la société civile ou/et de l'Etat ont fort à faire. Entre un sentiment qu'il est trop tard de toute manière (et l'enchainement des catastrophes soutient ce sentiment de plus en plus partagé) et la volonté coûte que coûte de renverser le cours des événements, beaucoup doutent et hésitent. Et pourtant, comme dans une situation de guerre, il faudra bien pour survivre que l'emporte la responsabilité.

 

RAGUS

 

 

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22 septembre 2016 4 22 /09 /septembre /2016 06:24

   La temporalité, définie dans les dictionnaires comme caractère de ce qui est dans le temps ; le temps vécu, conçu comme une succession dévénements et pourrait-on ajouter conçu comme relation entre les événements, est un mot peu utilisé dans le langage courant. On le retrouve cependant dans certains traités de sociologie, mais là aussi son usage est peu répandu. Pourtant, il a l'avantage de signifier certains décalages dans la succession des événements, suivant le domaine considéré.

La temporalité sociologique, la temporalité économique, la temporalité politique, la temporalité psychologique.... voilà des temporalités qui, si elles sont présentes dans la vie réelle ne vont pas au même ryhme. Il est pourtant une temporalité, celle des médias de tout genre, et plus la circulation de l'information est rapide dans ceux-ci, plus le phénomène s'enfle, qui est très caractéristique de nos société dites développées, qui contribue tant souvent à toutes les confondre (dans les représentations).

Ainsi, des politiques économiques dont les effets sont pourtant lents à se faire sentir, sont-ils mis régulièrement au compte de l'activité de personnels politiques qui n'étaient même pas là au moment des prises de décision invoquées. Ainsi une situation économique est-elle interprétée comme s'il y avait instantanéité entre activité politique et activité économique et même conséquences sociologiques. De quoi introduire dans des esprits qui ne suivent qu'en pointillé tout ce qui dépasse les frontières de leur petit monde domestique, des confusions en chaîne aux effets qui peuvent être redoutables. Invoquer de même les afflux migratoires récents pour expliquer des difficultés économiques structurelles, techniques favorites de nombre de démagogues relève de la même confusion. Un certain populisme s'alimente de confusions de ce genre, tant le populisme en soit n'existe que par une ignorance relative de la part des populations  du fonctionnement de leur propre société. 

Confusion aussi souvent dans le domaine de la défense entre temporalités tactiques et temporalités stratégiques. Un exemple flagrant vient de la temporalité médiatique de la guerre froide par rapport aux évolutions technologiques réelles dans les deux camps de l'Est et de l'Ouest. Souvent l'annonce d'une montée en puissance est confondue avec une réelle montée en puissance, que ce soit la sienne ou celle de l'adversaire, cette puissance qui pourtant met du temps à ... monter, étant déjà considérée comme réelle où moment où elle est annoncée, alors qu'il s'agit souvent que des premières évolutions (à moins que, plus, il ne s'agisse que d'anticipation) - qui ne trouvent parfois pas leur aboutissements - de puissance.

On en vient même à calquer une temporalité criminelle récente sur une temporalité psychologique, celles d' auteurs d'actes criminels importants (en nombre de victimes notamment), elle-même reliée à une temporalité politique...et même stratégique, celle d'une radicalisation des esprits dont on a peine tout de même à imaginer les cheminements... Comme si la vision d'informations sur Internet pouvaient modifier radicalement la personnalité... (ou alors il s'agit réellement d'esprits particulièrement faibles!)

La temporalité médiatique, celle par laquelle est perçue l'événement rassemble alors dans une même séquence temporelle, ne serait-ce qu'en quelques jours, temporalité psychologique, temporalité criminelle et temporalité politique (l'allégeance à une groupe politico-religieux), dans une certaine naïveté d'ailleurs en croyant qu'il s'agit de crier Allah akbar pour faire partie de la communauté des sauvés dans l'au-delà, naïveté dont on a l'impression qu'elle est partagée autant par les auteurs d'actes prétendument martyrs que par les multiples journalistes de dernière catégorie qui rapportent les événements eux-mêmes, eux-mêmes soutenus d'ailleurs par un tas d'experts auto-proclamés en terrorisme, qui trouvent là une source de notoriété et de revenus conséquents...

Le premier devoir de l'analyste, qu'il soit politique, économique ou criminel, est pourtant de démêler ces différentes temporalités, agglutinées par la grâce de la plume, du verbe ou de l'électronique, dans une même séquence courte. On peut regretter à cet égard la faible investigation dont font preuve maints orateurs, tout occupés par le court terme, par les multiples arrangements tactiques avec la vérité, et très peu par des perspectives stratégiques à moyen ou long terme.

Un des télescopages les plus navrants des temporalités est bien entendu la confusion entre temporalité économique et temporalité écologique. Croire que l'on peut en même temps sauver les emplois partout et l'avenir de nos petits enfants, face aux conséquences des bouleversements climatiques relève bien souvent soit de la naïveté, soit de l'irresponsabilité, soit encore de ce court-termisme qui est la calamité des temps qui courent. Plus on retarde les mesures économiques indispensables, plus on en subira les conséquences les plus néfastes. Plus nous tardons à les prendre, plus la manière dont ces conséquences peuvent être évitées seront douloureuses, voire sanglantes. Ne pas comprendre la temporalité de la nature, le temps long par excellence, avec ses à-coups souvent meurtriers et sa différence essentielle avec la temporalité économique, qui elle-même est déjà peu rapide, et encore la différence entre cette dernière et la temporalité politique qui se mesure en durées brèves de mandats. On peut  peut-être l'admettre de la part d'hommes et de femmes qui ont déjà abdiqués plus ou moins leurs statuts de citoyens. Mais pas de ceux qui, par leur formation intellectuelle et leurs activités, sont à même de comprendre l'urgence qu'il y a à penser des réformes en tenant compte de ces multiples temporalités et surtout de la nécessité à les entreprendre.

 

RAGUS

 

Relu le 5 juillet 2022

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9 juin 2016 4 09 /06 /juin /2016 06:24

    Sans esprit partisan, la première approche de l'idéologie consisterait à écrire qu'il s'agit tout simplement d'un ensemble d'idées cohérentes les unes aux autres, avec un projet de société, une vision du monde, une perspective du futur... Loin d'en faire un mot péjoratif, contrairement à une certaine presse bien complaisante qui dissimule sa vraie nature intellectuelle derrière ses attaques assez faciles contre l'idéologie communiste, l'idéologie anarchiste, l'idéologie socialiste, comme si l'idéologie libérale, l'idéologie néo-libérale, l'idéologie d'un système politique donné - d'ailleurs de tout système politique passé, présent et futur - n'existaient pas.

Ce serait d'ailleurs faire injure à beaucoup de philosophes, pour ne parler que d'eux, qu'ils soient de "droite" ou de "gauche" de dire qu'ils n'ont pas d'idéologie, ce qui voudrait dire qu'ils n'ont pas d'idées, et encore moins d'idées cohérentes entre elles. Je ne méconnait pas le fait que des hommes politiques donnent parfois l'impression qu'ils ont des idées en l'air (LR... sans doute. oup, je l'ai dit!..), ce qui n'est peut-être pas vrai, guidés qu'ils sont souvent par des conseillers en communication qui, ont, sans doute encore (que je suis charitable, là!), le cerveau relativement pauvre en idées réelles (les yeux et le cerveau rivés sur les sondages quotidiens...). Mais notre propos est ailleurs.

   Il s'agit de bien voir que sans idéologie aucune politique n'est possible, même celle qui consiste à favoriser la propriété privée, la concentration des richesses, l'imbécilité médiatique, l'esprit en l'air généralisé (ça y est, je recommence!) par des outils de "communication" constamment utilisés (on regardait autrefois sa montre plusieurs fois par heure, maintenant c'est le smartphone!, et pas seulement pour l'heure qu'il est...).

On peut même écrire que plus l'objectif est à long terme, plus on a besoin d'un ensemble d'idées qui guide l'action, que cet ensemble d'idées soit facilement catalogable selon des critères politiciens ou médiatiques, ou pas. Enfin, les idéologies n'existent pas dans les limbes, elle sont l'expression de représentations du monde et des intérêts... qui ne coïncident pas forcément (et d'ailleurs dans la majorité des cas, il y a de fortes discordances) avec la réalité. 

   Il faut en finir avec le sens péjoratif d'idéologie et d'idéologique, sauf à tirer un trait sur de nombreuses philosophies politiques sur la presque totalité du vaste champ de positions partisanes. A moins qu'effectivement, il y ait, dans le marché politique électoral, de moins en moins de gens avec des idées très précises et de plus en plus d'opportunistes carriéristes... Plus calmement, nous avons tendance à penser qu'un certain nombre de forces politiques aimeraient bien que certaines idées n'existent plus. Pourquoi pas alors ne pas les qualifier d'idéologiques, pour signifier qu'elles ont perdu tout lien avec la réalité bien comme il faut...

 

MORDUS

 

Relu (avec plaisir) le 9 juin 2022

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14 mai 2016 6 14 /05 /mai /2016 08:59

     Ce n'est pas seulement par humour que ce titre apparait, car dans le monde de l'édition des revues, circule en permanence des publications qui déclarent ou ne déclarent pas leur appartenance religieuse. Comme les temps sont à la tolérance religieuse, à l'introspection des religions et aux multiples études sur les religions dont l'ampleur dépasse largement de nos jours le prosélytisme religieux ou l'affermissement de la foi religieuse ou même l'engagement de certaines associations religieuses dans les domaines les plus divers, il n'est pas certain que la couleur religieuse des publications soit facile à identifier au premier abord.

    L'ensemble du monde éditorial religieux, autrefois dominé par une Église ou une autre, chargé de diffuser sa foi auprès de plusieurs sortes de populations (diversifiant les présentations et les formats des ouvrages... ainsi que leurs contenus!), subit, suit, encourage (c'est selon) tout le mouvement de sécularisation du monde occidental et bien au-delà. Pour ce qui est de l'Europe. Le public averti sait bien que les Éditions ouvrières sont liées à l'histoire du monde catholique, que les Éditions Odile Jacob présentent des thèses plus ou moins favorables à une lecture conservatrice des textes sacrés. Le public en général discerne assez bien la provenance des journaux La Croix, Témoignage Chrétien ou L'Humanité (non suspect de favoritisme au sujet de la religion), mais il existe des passerelles, des accointances plus ou moins avouées entre certains intégrismes intolérants et certains journaux conservateurs et même d'autres, qui peuvent se permettre de distiller des idées sur l'invisible, des doutes sur la valeur de la recherche scientifique en général par exemple.

     C'est qu'il n'est plus possible aujourd'hui sans rire de diffuser des vulgarisations illustrées des Livres Saints ou des prêches plus ou moins conservateurs confinés à un public largement conservateur et... relativement intolérant envers les religions non chrétiennes, et parfois même particulièrement acides envers l'Islam en particulier. On admirera ici le zèle de ces missionnaires des Témoins de Jévohah capables de débiter plus d'un postulat à la minute... Le fait que ces revues diffusent dans l'extrême droite ne doit pas étonner. Toute la toile religieuse conservatrice, plus ou moins grossie par des événements comme le schisme de Monseigneur Lefèbvre ou encore les flambées médiatiques sur un "renouveau" religieux qui touche surtout les associations évangélistes, a tendance parfois à déborder sur des publication a priori profanes. Les écrivains sérieux sont parfois sollicités par cette mouvance qui n'hésite pas à mêler la violence physique à la violence verbale, mais ils préfèrent de loin diffuser leur prose dans des journaux, des revues ou des publications considérées comme "sérieuses" et/ou scientifiques. Que l'on déplore le fait qu'ils le fassent souvent sous couvert de diplômes universitaires (parfois inventés!) et non au nom de leur foi est une chose, mais les faits sont là.

Des scientifiques de toutes les branches des sciences sociales ou des sciences politiques ou même des sciences physiques délivrent leurs messages plus ou moins élaborés, sans proclamer leur appartenance et cela encore plus dans le monde (de l'édition s'entend) européen que dans le monde américain. Car si aux États-Unis et en Grande Bretagne, on admet le "mélange" et même "l'alliance" entre la science et la foi, on en est plus circonspect en Europe... Aux États-Unis, les fondations américaines "pieuses" financent et s'immiscent ouvertement dans les domaines les plus divers, distribuant au passage la charité, et cela n'émeut personne. En Europe, les associations qui font le même genre d'entreprise préfèrent se cacher pour mieux défendre leur foi.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement ici, ce sont les revues qui traitent directement de la religion dans une perspective de recherche. Celles qui diffusent tout-à-fait officiellement une réflexion sur des aspects de la spiritualité (que l'on pense aux revues Études ou Projet) ou sur l'histoire, la sociologie... de phénomènes de manière "non" religieuses mais dans une perspective d'approfondissement en définitive de la foi et qui n'hésitent d'ailleurs pas à réaliser des études sur l'incroyance ou le paganisme sortent pour l'instant de notre champ. Car elles opèrent souvent aux marges d'une Église (mais de l'intérieur) avec un esprit critique tendant à les tirer souvent hors de ses conservatismes... et de sa bigoterie...

Et parmi les revues nous intéressent dans un premier temps, au détour d'une étude plus générale sur la tolérance, qui traitent directement de la religion, celles qui étudient leur histoire, leur sociologie, voire leur économie ou les relations entre politique et religieux, les Archives des sciences sociales des religions, la Revue de l'histoire des religions, ThéoRèmes, Cahiers d'études du religieux, la Revue des Sciences religieuses, Chrétiens et Sociétés, et pour dépasser un certain christiano-centrisme, la Revue des Études Juives et la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, puis pour aller au-delà de la sphère des revues plus ou moins bienveillantes envers les religions, Athéisme, l'homme debout et La Pensée, d'où est issue La Pensée Libre.

On peut observer que le niveau de compréhension de la religion dans ces revues est parfois bien supérieur à la moyenne des prêcheurs de tout bords. On peut tout juste souligner qu'en Europe, on est encore sourcilleux sur le mélange des genres qu'implique le "Godbusness" outre-atlantique...

     Le ton général qui se dégage de toute cette recherche n'est pas facile à distinguer, tant nous sommes plutôt dans un éclatement général des convictions qui s'éloignent très souvent de tout dogme clair, à l'image sans doute du monde des Églises proprement dit, jusque dans l'Église catholique, le "dernier rempart" du dogmatisme en univers chrétien semblant se trouver dans l'Église orthodoxe en Russie, qui semble reprendre nombre de pouvoirs spirituels et temporels que l'URSS lui avait déniés. Même en terre d'Islam et bien entendu en terre judaïque (mais là, il s'agit d'une tradition pluri-séculaire), le paysage est tellement bigarré qu'on serait même en peine de distinguer conservateurs et progressistes, à moins de prendre comme élément de sondage l'accointance des uns et des autres aux pouvoirs économiques et politiques. On peut même pointer l'existence au sein de ces recherches sur les religions une résistance forte dans toutes les occasions de revitalisation des vieilles lunes bibliques (créationnisme, péché originel...), par exemple lors de l'épidémie du SIDA sur la morale sexuelle, lors des élucubrations plus ou moins fortes des neurosciences à l'égard de problématiques de l'inné et de l'acquis...

 

FURIUS

 

Relu le 17 mai 2022

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3 janvier 2016 7 03 /01 /janvier /2016 09:05

      Le fossé qui sépare aujourd'hui le citoyen lambda de l'élite politico-économique ne tient pas seulement à l'écart des revenus (et des possibilités d'échapper à l'impôt), à la technicité des débats économiques ou à l'éloignement progressif des priorités politiques (entre les cours de la Bourse et l'emploi par exemple), ni non plus au désintérêt croissant vis-à-vis des affaires de la cité, individualisme ambiant oblige, mais aussi d'une tendance structurelle de la promotion dans les entreprises ou dans les institutions politiques.

Cette tendance se résume à la promotion, à un moment de leur carrière, des individus à leur niveau d'incompétence, de manière individuelle et collective, les solidarités à la même échelle socio-économico-politique consolidant cette même tendance...

Mais, il ne s'agit pas seulement de cela : il existe, parallèlement à cette désaffection sur la chose publique (les intérêts privés, quels qu'ils soient, primant en fin de compte), une tendance à la médiocrité générale. A la démocratie se substitue la médiocratie : une mauvaise démocratie (le déni du vote direct des citoyens ou une mauvaise conception de la représentation de ceux-ci, par exemple) produit de mauvais citoyens, comme de mauvais citoyens (vivant sciemment leurs individualismes au mépris du collectif) produisent une mauvaise démocratie, en un cycle infernal qui mène tout droit à la dictature consentie et désirée... Si cette médiocrité générale touche le domaine public, il n'épargne pas les activités économiques privées, ni la vie privée...

    La multiplication des sollicitations d'attentions, l'auto-imposition, sous forme d'addiction, de sources de détournement d'attention (smartphones, tablettes et autres) se traduit par un buzz constant de bruits ou d'informations parasites qui font de la vie quotidienne une multitude d'interruptions d'actions, une discontinuité carrément de l'espace et du temps. Pas étonnant qu'au bureau, dans les relations de travail ou même dans les relations interpersonnelles au travail, dans les relations entre adultes et entre parents et enfants au domicile soient empreints de cette sorte de perte de continuité, qui fait qu'on passe constamment dans la journée du coq à l'âne, il n'est pas étonnant si à une relation se superpose dans le même temps  ou dans le même espace ou presque, une autre relation... Le travail et la qualité de la relation en subit les conséquences, sans que l'on ne s'en aperçoive immédiatement... La médiatisation à travers la télévision se trouve démultipliée par ces petits appareils que l'on garde pratiquement en permanence sur soi... A la relation immédiate avec l'entourage, se substitue en importance (de qualité et de quantité) les perceptions médiatisées de la réalité, induisant une décroissance d'efficacité dans l'action, d'où une certaine médiocrité de toutes sortes de prestations de biens et de services, comme des relations entre individus... La médiocratie dont on parle ne ressort pas immédiatement de ce phénomène, mais cela fait partie du 'tableau d'ambiance".

Revenons donc pour le moment à ce que des sociologues et les managers appellent le principe de Peter, qui combiné avec d'autres éléments, forment la médiocratie... Les auteurs qui analysent ce principe et ceux qui traitent de la médiocratie ne se penchent pas sur ce phénomène-là, où le ludique immédiat se mêle à une baisse d'attention généralisée...

  Le principe de Peter, appelé parfois par des spécialistes (de ressources humaines notamment) "syndrome de la promotion Focus", est une loi empirique relative aux organisations hiérarchiques, proposée par Laurence Johnston PETER (1919-1990), pédagogue canadien, professeur agrégé de l'Éducation, installé en 1966 à l'Université de Californie du Sud et par Raymond HULL (1919-1985), écrivain canadien, poète, travaillant surtout à la télévision, dans leur ouvrage du même nom publié en 1970.  

Selon ce principe, dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever à son niveau d'incompétence et avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d'en assumer la responsabilité. L'ouvrage de PETER et HULL est rédigé sur un ton satirique mais le principe exposé fait ensuite l'objet d'études universitaires et de réflexions managériales, qui examinent sa validité en le confrontant au réel, avec des conclusions d'ailleurs de validité complète et partielle. Il existe des réflexions dans le management tendant à vouloir corriger les incidences du Principe de Peter dans l'entreprise. Mais comme ce principe touche tous les stades de la hiérarchie, plus on monte dans celle-ci, plus des solidarités socio-professionnelles s'opposent aux efforts déployés pour contrecarrer ses effets. La nature trop générale (toutes les organisations hiérarchiques) du principe de Peter, le fait que toutes les promotions ne se font pas suivant les compétences et le fait que les nominations ne soient pas toujours du fait des hiérarchies elles-mêmes (processus d'élection ou de sélection extérieure), modèrent la validité d'un tel principe. Les exemples pris par ces deux auteurs sont relativement nombreux, ce qui frappent le plus concernant le monde de l'enseignement.

C'est sur cet exemple qu'enchaine l'étude d'Hans Magnus ENZENSBERGER (né en 1929), comme l'écrit Alain DENEAULT dont le livre sur la médiocratie inspire cet article, portant sur l'être de "l'analphabète secondaire". Cet être est produit en masse par les institutions d'enseignement et de recherche ; il se fait fort d'une connaissance utile, moyenne, qui n'enseigne toutefois pas à remettre en cause ses fondements idéologiques. "Il se considère comme informé, sait déchiffrer modes d'emploi, pictogrammes et chèques, et le milieu dans lequel il se meut le protège, comme une cloison étanche, de tout désaveu de ca conscience" résume ce dernier dans son essai Médicroté et folie (Gallimard, 1991 (1988)). Le savant médiocre ne pense jamais par lui-même, il délègue son pouvoir de pensée à ses instances qui lui dictent ses stratégies aux fins d'avancement professionnel. L'autocensure est de rigueur pour autant qu'il sait la présenter comme une preuve de roublardise, d'autant plus, ajouterions-nous, qu'il n'accorde pas dans sa vie une importance centrale à son activité officielle...

Depuis un long processus déjà analysé par Karl MARX (Introduction générale à la critique de l'économie politique, 1857) où il réfléchit sur les conséquences des multiples pertes de qualification professionnelles entrainée par la révolution industrielle, le métier étant ravalé au rang de "moyen" interchangeable, les sociétés occidentales subissent une médiocrisation du savoir-faire général. La tendance à l'exclusion des non-médiocres (gêneurs, ennuyeux, voire dissidents) se voit confirmée régulièrement, mais comme l'écrit Alain DENEAULT, "on le fait aujourd'hui en prenant le parti de la médiocrité. Pour lui, "des psychologues trouvant toute leur place dans des écoles de commerce inversent les rapports de valeur en présentant les formes singulières de compétence comme un surcroit de "maitrise de soi". Il pointe les travaux par exemple de Christy Zhou KOVAL, de la Duke University's Fuqua School of Business, qui "présente les travailleuses et travailleurs qui se trouvent exigeants envers eux-mêmes comme des sujets quasi responsables du fait qu'on finit par abuser d'eux. Il leur revient d'apprendre à restreindre leur activité à un cadre étroit. Leur propension au travail bien fait et au sens large des responsabilités passe désormais pour un problème. Ils dérogent ainsi à leurs objectifs "personnels", soit leur carrière telle que la paramètrent leurs institutions de tutelle.".

Notre auteur s'appuie pour définir cet ordre médiocre érigé en modèle sur les travaux d'Alexandre ZINOVIEV (1922-2006), dans sa description des aspects généraux du régime soviétique en des termes qui le font ressembler à nos démocraties libérales. Dans son roman satirique Les hauteurs béantes, il déploie ses théorèmes : Je parle de la médiocrité, comme d'une moyenne générale. Il ne s'agit pas du succès dans le travail, mais du succès social. Ce sont des choses bien différentes. (...). Si un établissement se met à fonctionner mieux que les autres, il attire fatalement l'attention. S'il est officiellement confirmé dans ce rôle, il ne met pas longtemps à devenir un trompe-l'oeil ou un modèle expérimental-pilote, qui finit à son tour par dégénérer en trompe-l'oeil expérimental moyen."

Dans cette vision des choses l'expert s'érige comme la figure centrale de la médiocratie. "Sa pensée, écrit notre auteur, n'est jamais tout à fait la sienne, mais celle d'un ordre de raisonnement qui, bien incarné par lui, est mû par des intérêts particuliers." On peut aisément reconnaitre que la plupart des experts économiques aujourd'hui adoptent un modèle que la moyenne reconnait comme seul valide, lequel s'avère nettement incapable des performances attendues. De la même manière, la plupart des experts politiques, conseillers politiques à tous les étages des hiérarchies des partis ou des institutions, est adulée car adoptant le système politique moyen comme référence, lequel a une fâcheuse tendance à être contre-productif dans bien des domaines... L'expertise n'est vendable à large échelle que si elle confirme, émet, embelli une opinion commune très moyenne, et du coup, comme l'ensemble de la société considère les experts, surtout médiatisés, comme des références indépassables, celle-ci adopte des solutions moyennes à ses conflits de tout ordre, lesquels ont alors une fâcheuse tendance à s'accumuler, à croître en nombre et en puissance, à s'aggraver et à faire sombrer l'édifice social vers des lendemains qui chantent faux... La majorité des universitaires s'érige bien entendu comme la figure centrale de la médiocratie (Edward SAÏD, Reith Lectures de la BBC, en 1993). Cette médiocrité ambiante se camoufle sous le nom de professionnalisation, laquelle se présente socialement à la manière d'un contrat tacite entre, d'une part, les différents producteurs de savoirs et de discours, et, d'autre part, les détenteurs de capitaux. 

Notre auteur est sans concessions : "Les premiers fournissent et formatent sans aucun engagement spirituel les données pratiques ou théoriques dont les seconds ont besoin pour se légitimer. Saïd reconnait conséquemment chez l'expert les traits distinctifs des médiocres : "faire" comme il faut selon les règles d'un comportement correct - sans remous ni scandale, dans le cadre des limites admises, en se rendant "vendable" et par-dessus tout présentable, apolitique, inexposé et "objectif". Le médiocre devient dès lors pour le pouvoir l'être-moyen, celui par lequel il arrive à transmettre ses ordres et à imposer plus fermement son ordre.

Ce fait social mène fatalement la pensée politique à un point de conformisme qui se présente sans surprise comme le milieu, le centre, le moment moyen érigé en programme politique. Il se fait l'objet d'une représentation électorale porté par un vaste parti transversal n'ayant à offrir au public pour toute distinction qu'un ensemble de fétiches que Freud désignait par les termes de "petites différences". Les symboles plus que les fondements sont en cause dans cette apparence de discorde. Il faut voir comment, dans les milieux du pouvoir, comme les parlements, les palais de justice, les institutions financières, les ministères, les salles de presse ou les laboratoires, des expressions telles que "mesures équilibrées", "juste milieu" ou "compromis" se sont érigés en notions fétiches. Tellement, qu'on n'est plus à même de concevoir quelles positions éloignées de ce centre peuvent encore exister pour qu'on participe, justement, à cette proverbiale mise en équilibre. N'existe socialement d'emblée que la pensée à son stade pré-équilibré. Si sa gestation la prépare déjà dans les paramètres de la moyenne, c'est que l'esprit est structurellement neutralisé par une série de mots centristes, dont celui de "gouvernance", le plus insignifiant d'entre tous, est l'emblème. (...).(...) on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment. Cette violence symbolique est éprouvée.

La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et comme nécessaire ce qui est révoltant. Elle nous identifie. Que nous pensions le monde en faction de variables moyennes est tout à fait compréhensible, que des êtres puissent ressembler à tout point de vue à ces figures moyennes va de soi, qu'il y ait une injonction sourde ordonnant à tous d'incarner à l'identique cette figure moyenne est, par contre, une chose que d'aucuns ne saurait admettre. Le terme "médiocratie" a perdu le sens de jadis, où il désignait le pouvoir des classes moyennes. Il ne désigne pas tant la domination des médiocres que l'état de domination exercé par les modalités médiocres elles-mêmes, les inscrivant au rang de monnaie du sens et parfois même de clé de survie, au point de soumettre à ses mots creux ceux et celles qui aspirent à mieux et osent prétendre à leur souveraineté."

   Si nous exposons ici des termes de réflexion sur le principe de Peter et une médiocratie qui, non seulement aurait remplacé une démocratie au niveau politique, mais aurait installé des comportements de même type dans les milieux économiques et jusqu'aux aspirations sociales, c'est parce que cette dérive massive constitue un élément de négation des conflits, et parfois même de toute notion de conflit. Le conformisme tend à réserver le terme de conflits à des contradictions mineures et il faut l'éclatement fort de la violence pour qu'un réveil ait parfois lieu dans nos sociétés où les gens semblent devenus en majorité gras et paresseux...

 

Alain DENEUAULT, La médiocratie, Lux éditeur, 2015. Laurence PETER et Raymond HULL, Le principe de Peter, ou pourquoi tout va toujours mal, Le livre de poche, 1969 (réédition 2001). 

 

FURIUS

 

A noter que cette médiocratie se révèle sur le plan politique lors des fortes échéances électorales, comme le montre l'examen des propositions politiques émises par les oppositions au candidat-président MACRON... Comme cette médiocratie s'est propagée à l'ensemble des médias, elle entraine avec elle une médiocrité de l'ensemble de la campagne électorale. La médiocrité journalistique entretient la médiocrité politique et facilite le passage,probablement, de la démocratie à une dictature "molle", prélude à une dictature en bonne et due forme...

FURIUS

 

Oh là!,  Furius, vous nous foutez la déprime!!!

GIL

 

Je sais, je sais... C'est pour ça que je suis là!!!!  Tout comme je suis las de cette médiocrité ambiante...

FURIUS

 

Relu et commentaires ajoutés le 5 mars 2022

      

      

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20 novembre 2015 5 20 /11 /novembre /2015 07:27

     Le déferlement d'images liées aux attentats de novembre à Paris (loin d'être aussi intense que lors de l'attentat de New York de 2001, mais il y a une différence dans l'ampleur de dégâts et du nombre des victimes comme dans la nature de la naïveté politique de la majeure partie de la population...) oblige à mettre les points sur les i en ce qui concerne les responsabilités collectives.

Si le recrutement de terroristes est si important, si les armes se trouvent en abondance dans une économie parallèle en expansion, si les moyens financiers des commanditaires sont si amples, ce n'est pas seulement et de manière simplette parce que des islamistes riches et hargneux en veulent à des peuples qui n'adhèrent pas à leur moralité (sexuelle notamment) et à leurs croyances figées depuis des siècles dans des superstitions envahissantes. C'est aussi parce qu'ils trouvent dans les sociétés occidentales aux fortes injustices économiques un vivier miséreux (tant sur le plan matériel que moral) dans lequel ils peuvent puiser à loisir.

C'est aussi parce que les responsables politiques ont libéralisé tous les marchés, y compris celui des armes légères, sans contrôle, dans une sorte de démission collective. C'est aussi parce que les commanditaires s'enrichissent constamment des produits d'une rente pétrolière alimentée par les finances des millions de consommateurs de produits fossiles. Pour prendre un raccourci pourtant réaliste, nous payons les terroristes pour nous faire peur, nous payons les armes avec lesquels ils nous attaquent. L'étude des circuits financiers d'un groupe comme "État islamique" indique des sources (privées, mais cela s'explique par l'organisation tribale de ces sociétés...) concrètement présentes dans des États pétroliers parmi les plus riches de la planète.

     Nos économies, basées sur l'alimentation de cette rente pétrolière, financent - indirectement certes, mais la mondialisation financière est ce qu'elle est - les attaques terroristes dans le monde entier. S'il fallait une raison de plus, vus les changements climatiques actuels, pour renoncer à plus ou moins court terme aux substances fossiles, ce serait bien celle-là. La multiplication de discours guerriers - et de plans anti-terroristes sur les sols nationaux - ne changera rien à la réalité financière. Ce n'est pas que les différentes administrations et responsables politiques occidentaux ne l'ont pas compris - après tout les premières mesures américaines après le 11 septembre 2001 visaient les actifs financiers de certains milliardaires du Proche Orient - mais il existe une contradiction fondamentale entre stopper le terrorisme et continuer de libéraliser l'économie. Et réduire, c'est dans la logique, la puissance des États, donc leur capacité à défendre leurs citoyens contre ces mêmes menaces terroristes. Les États et organisations internationales ne peuvent intervenir efficacement dans ces circuits financiers qu'au prix d'une révision déchirante des a-priori libéraux et néo-libéraux. Ils ne peuvent intervenir efficacement également qu'au prix de changements fondamentaux dans les fonctionnements énergétiques des économies.

Ils ne peuvent réellement agir - au-delà d'une gesticulation médiatique assez vaine, sauf à contrôler davantage leurs propres populations - que s'ils effectuent un virage important dans la gouvernance mondiale, qui se traduirait concrètement par un retour aux contrôles inter-étatiques ou internationaux de tous les marchés : finance et commerce des armes possèdent trop de ramifications dans des domaines trop divers, de l'alimentation aux services de tout genre. Il s'agit aussi d'assécher le vivier miséreux dans lequel - sinon - les commanditaires continueront de puiser, dans une véritable armée de réserve nourrie de la misère économique et du marasme moral. Et pour cela, réorienter les économies vers la satisfaction des besoins les plus élémentaires de l'ensemble des populations, et cesser de faire des paiements des dettes, la priorité des priorités des budgets des États. Les gouvernements doivent choisir entre continuer de payer les yeux fermés des dettes qui ne pourront de toute façon jamais diminuer et financer de déjà super-riches commanditaires d'attentats ou assurer la sécurité des populations dont ils ont la charge. Combattre le terrorisme est en définitive impossible sans restructuration des dettes publiques et privées.

       Il faut donc cesser d'avoir des vues à court terme et des visions étroites des réalités. Celles-ci bousculent le confort - certains écriraient bourgeois - dans lequel s'est installé une grande partie des populations occidentales, mêlant ainsi égoïsmes personnels et collectifs et perception paresseuse de la vie. Il faut en finir avec des attitudes pavloviennes qui font qu'à chaque attentat - qu'on oublie quelques semaines après - lamentations et mesures sécuritaires passe-partout interviennent systématiquement en lieu et place de réflexions larges du phénomène terroriste. Ce n'est pas seulement en détruisant Daesh militairement, car cela est bien évidemment possible matériellement, que l'on va éradiquer toute forme de terrorisme. Avant lui et après lui, il a existé et existera toujours des commanditaires pour exprimer leurs désirs de puissance et leurs soifs d'une moralité affichée et pas toujours réellement suivie (mais tout de même imposée aux subalternes), tant la corruption des moeurs atteint même les milieux les plus réputés purs et religieusement conformes...

RAGUS

 

Relu le 12 février 2022

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17 mai 2015 7 17 /05 /mai /2015 09:38

   Au moment où de nombreuses élites entendent vivre en circuit fermé, tant en habitat qu'en économie, drainant vers eux les ressources nécessaires pour jouir dans le luxe et le raffinement quasi aristocratique, au moment où l'ensemble des médias, sous la coupe de ces mêmes élites, vantent encore, dans une sorte de déni, les joies et les vertus du capitalisme, de nombreux indices concourent à mettre en valeur l'adage bien connu des dictateurs de toutes tendances selon lequel il vaut mieux avoir affaire à des masses populaires incultes et pauvres pour mieux gouverner. Incultes et s'il le faut à rendre incultes comme le fait actuellement ce pseudo État islamique régit par des lois barbares venant du fond des âges, qui efface toute trace de mémoire qui ne serait pas la célébration d'une certaine lecture du Coran, ou même d'une partie du Coran. Bien utiliser Internet et les canaux de communication pour duper à la fois cette masse sous son pouvoir et les populations voisines et agir sous le couvert d'un Islam noir pour opérer ces fameux pillages qui, sans cet oripeau, indiqueraient ce qu'ils sont, ni plus ni moins, des bandits armés. Tant que le capitalisme appauvrit (et affame) suffisamment les populations environnantes et dans le territoire ainsi mis en coupe (occupé), il y aura toujours une masse de réserve pour constituer des bandes armées disciplinées se réservant droit de pillage et de viol au nom d'une religion dont ils abaissent par la même occasion l'honneur et la spiritualité. 

   Cette manière de faire n'est pas réservé à des bandes "islamiques" relativement faciles en fin de compte à stigmatiser (ce qui donne un regain de couches de vertu à d'autres groupes mus par les mêmes mobiles...). Elle est également du fait de gouvernements arabes, de gouvernements africains et d'Asie et d'Amérique Latine, et aussi de gouvernements pseudo-démocratiques en Europe, pour ne prendre qui que ceux-là. Dans de nombreux pays dits démocratique, des élites ne s'émeuvent même pas que les élus de leur pays soient de plus en plus mal élus. Détruire le système éducatif et le système de santé, pour ne réserver qu'à un petit nombre le bénéfice des découvertes pédagogiques et médicales, semble être la préoccupation de nombreux gouvernements européens, sous le prétexte fallacieux de rembourser une dette souvent fabriquée de toute pièce par des comptables pourvus d'une imagination débordante dans un marché aussi libre que des loups dans un poulailler. Ces mêmes masses d'argent iront alors à des élites qui font d'une pierre deux coups : rapatrier dans leurs beaux quartiers des richesses de toutes sortes et appauvrir des populations de plus en plus démunies intellectuellement et matériellement qui ne leur opposent qu'une résistance de plus en plus affaiblie...

   A la façon de l'Empire Romain, vivant dans un cocktail permanent de jeux et de distributions de pain, des gouvernants favorisent des entreprises d'occupation du peuple à coups de divertissements, non plus à domicile comme au temps de la télévision d'antan, mais au corps même (ces mignons "téléphones" qui leur colle à l'oreille...), l'envahissant de musiques et de jeux défouloirs. Tout est bon pour que le bon peuple se voit doter de bijoux technologiques de plus en plus élaborés, et dans le même mouvement, tout est bon pour mieux contrôler ses sautes d'humeur. Il est quand même mieux pour la paix sociale et la tranquillité d'élites hyper-riches (qui ne savent même plus au passage quoi faire de leur argent), pour mieux gouverner leurs semblables ignorants et manipulables à merci...

   De même que l'utilité des guerres est avérée, de même l'utilité de l'ignorance et de la pauvreté populaire sont des vertus cardinales d'une austérité et bientôt d'un puritanisme est décidément bien confirmée!

 

J K GALBRAITH, La paix indésirable, Rapport sur l'utilité des guerres, Calmann-Lévy, 1968. Christophe LASCH, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Flammarion, Champs essais, 2007.

 

RLB

 

Relu (par Mordicus) le 17 janvier 2022

 

 

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4 juin 2014 3 04 /06 /juin /2014 07:19

    Des statistiques plus ou moins sérieuses sur la démographie des États à celles nettement plus folkloriques des audiences d'émissions télévisées, sans parler de celles farfelues qui circulent sur les audiences des sites Internet, notre information quotidienne est remplie de chiffres qui représentent parfois autant d'arbres qui cachent les forêts de la réalité...

L'histoire des statistiques, derrière la "scientificité" des chiffres qui sont censés représenter la réalité sociale, économique et politique, nous indique que la subjectivité l'emporte de loin sur la froide comptabilité. Alors qu'un plus un fait deux dans les mathématiques, il est possible qu'il s'agisse en fait de un plus un, soit vingt-deux, soit tout à fait l'inverse! Ce n'est pas tant la multiplicité des statistiques que leur présentation dans les différentes presses écrites et audiovisuelles qui nous irrite. Aux yeux de beaucoup de nos concitoyens inattentifs, les différentes étapes de la construction d'une statistique et de sa présentation sont souvent confondues, ajoutant une certaine confusion de la représentation de la réalité. Il ne s'agit pas tant, à la lecture d'une statistique, de la comprendre réellement, à travers les graphiques, tableaux et interprétations proposés, que de savoir pourquoi, comment et par qui elle est présentée. Sauf à croire que les chiffres ne font que révéler la froide réalité, on oublie un peu facilement que ceux qui les produisent et les présentent ne sont pas des machines, et même si on en venant à robotiser l'ensemble de la chaine de la production et de la distribution des statistiques, il y aurait quand même des humains pour paramétrer l'ensemble de leurs caractéristiques. Et comme chacun sait, non seulement l'erreur est humaine, mais l'humain est un animal avant tout politique et qu'une statistique, avant d'être calculée est pensée dans une stratégie ou une intention précise. On ne calcule pas la réalité pour le plaisir de la calculer, sauf sans doute pour quelques techniciens un peu perdus, mais pour la présenter d'une manière ou d'une autre, pour favoriser ou défavoriser des perceptions de cette réalité. Il est vrai qu'à l'heure des vastes populations et de la mondialisation, il est difficile de se passer des statistiques, des évaluations chiffrées, mais il faut savoir que toute statistique part d'une intention, et que cette intention se prévaut souvent de l'intérêt collectif, et que cet intérêt souvent n'est pas si collectif que cela!

 

   Loin de se réduire à une succession d'actes techniques, l'élaboration des statistiques s'inscrit dans des dynamiques de conflits et de coopérations. Si le terme "statistiques" est relativement récent (XVIIe siècle), l'activité de recueil de données comme d'élaboration de tableaux de présentation de ces données est très ancienne et répond aux besoins d'organisation du gouvernement des grands empires comme des grands royaumes. Dénombrement liés à l'armée, aux impôts et à l'évaluation des richesses, les recensements connus apparaissent sur les tablettes d'origine sumérienne, pour des listes de biens et de... dettes. C'est de l'Empire romain que proviennent les dénombrements les plus systématiques, absolument indispensables pour le dressement des listes des assujettis à l'impôt ou à l'enrôlement dans les armées. Si les progrès, notamment mathématiques, apparaissent à la fin du XVIIe siècle, on trouve déjà depuis longtemps les différents protagonistes de l'élaboration des statistiques :

- les "cibles" de ces statistiques, plus ou moins rétives de se prêter au dénombrement, à commencer par le dénombrement des "feux" (foyers) dans les villages permettant de dresser les listes d'impôts. Les progrès des statistiques sont très liés aux politiques fiscales des différentes entités politiques et... commerciales. Ne parlons pas des réticences de plus en plus grande des sondés des multiples questionnaires, qui ont plutôt tendance à répondre à côté ou à carrément mentir...

- les enquêteurs qui collectent les données auprès des populations "cibles", dont la qualité varie de membres d'administration locale ou d'envoyés spéciaux du gouvernement "central". Suivant cette qualité, on peut déjà trouver un jeu entre recensés et recenseurs qui orientent dans un sens ou dans un autre l'importance des données recueillies. N e parlons pas de ces collecteurs de données qui, pour bien promouvoir quelques avancements, "arrangent" un peu leurs résultats...

- les commanditaires de ces enquêtes, gouvernements ou organisations privées, qui entendent avoir une vue globale sur les territoires ou/et les populations sur lesquelles ils/elles entendent exercer un certain pouvoir, et qui "attendent" des résultats "exploitables" ou simplement "présentables"... Il va de soi que si les résultats ne sont pas terribles, surtout lorsqu'il s'agit de mesurer la compétitivité de l'entreprise vers les actionnaires ou les pourvoyeurs de fonds, il faut absolument trouver de très bons analystes qui rendront les choses un peu plus optimistes...

- les analystes pris entre les impératifs des commanditaires, une certaine expertise arithmétique, une "conscience professionnelle" de recenser "dans le vrai" et les pressions, soit des enquêteurs ou même parfois directement des "cibles" des enquêtes...

   De la collecte des données aux analyses finales, en passant par l'élaboration des statistiques elles-mêmes, des phénomènes sociologiques de tout ordre interviennent. De plus, l'élaboration de la "science statistique" n'est pas uniforme dans toutes les civilisations et les différentes méthodes d'élaboration des statistiques, à commencer par la définition des données recueillies, peuvent donner des résultats différents, même si la présentation finale semble s'accorder sur les mêmes termes... De là des distorsions parfois importantes dans le temps et dans l'espace qui obligent à effectuer diverses analyses de fond avant de pouvoir faire des comparaisons "exploitables"...

 

Statistiques : des enjeux de pouvoirs

    Pour rester dans notre époque aux statistiques surabondantes que l'on retrouvent pratiquement dans n'importe quelle activité humaine, les statistiques constituent, ni plus ni moins, des enjeux de pouvoirs.

  Nous ne prendrons pour exemple que quelques cas, sans plus les développer, qui attirent notre irritation ou simplement notre attention, soit qu'ils peuvent nous induire carrément en erreur sur la réalité, soit qu'ils constituent des déformations fortes, laissant au vestiaire toute notion d'honnêteté ou de probité intellectuelles, et ce parfois de manière définitive, par la force des habitudes.

Tout d'abord, rares sont les ouvrages et encore moins les articles qui considèrent d'un oeil critique les données chiffrées qu'ils présentent, surtout dans le domaine économique. La confusion de l'information économique et de la propagande commerciale n'y est sans pas pour rien.

Ainsi les éditions successives de l'État du monde renferment un certain nombre d'observations très utiles pour la compréhension des statistiques. Comme il dresse un état du monde par régions et par pays dans lequel les données chiffrées ont presque plus d'importance que les analyses globales, soit 50 indicateurs portant sur la démographie, la culture, la santé, les forces armées, le commerce extérieur et d'autres grands indicateurs économiques et financiers, il indique les limites des comparaisons possibles d'évolution d'une année sur l'autre, comme les limites des considérations sur les données brutes. "Les décalages que l'on peut observer, pouvons-nous lire par exemple dans l'édition de 2006, pour certains pays entre les chiffres présentés dans les tableaux peuvent avoir plusieurs origines : les tableaux, qui font l'objet d'une élaboration séparée, privilégient les chiffres officiels plutôt que ceux émanant des sources indépendantes (observatoires, syndicats...), et les données "harmonisées" par les organisations internationales ont priorité sur celles publiées par les autorités nationales. Il convient de rappeler que les statistiques, si elles sont le seul moyen de dépasser les impressions intuitives, ne reflètent la réalité économique et sociale que de manière très approximative, et cela pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'il est rare que l'on puisse mesurer directement un phénomène économique et social : le "taux de chômage officiel" au sens du BIT (Bureau international du Travail), par exemple, même lorsqu'il a été "harmonisé" par les organisations internationales, n'est pas un bon outil pour comparer le chômage entre pays différents. Et même lorsqu'on compare la situation d'un même pays dans le temps, il se révèle être un indicateur trompeur, tant il existe de moyens pour l'influencer, surtout en période électorale. il faut aussi savoir que la définition des concepts et les méthodes pour mesurer la réalité qu'ils recouvrent sont différents d'un pays à l'autre malgré les efforts d'harmonisation accomplis depuis les années 1960. Cela est particulièrement vrai pour ce qu'on appelle "impôts", "prélèvements", "dette publique", "subvention", etc. De minimes différences de statut légal peuvent ainsi faire que des dépenses tout aussi "obligatoires" partout apparaissent comme des "impôts" dans les comptes d'un pays et comme des "consommations des ménages" dans l'autre."

  Et les auteurs de L'état du monde ne font référence qu'à des difficultés d'origine technique ou des différences qui tiennent à des traditions administratives divergentes d'un pays à l'autre, ou à des distorsions possibles en période politique importante. Des statistiques de population peuvent faire l'objet aussi de "distorsions" volontaires de la part des pays qui les présentent. L'état de collecte (en tant que machine administrative capable de les faire) des données diffère d'une région du monde et parfois radicalement. Quoi de commun entre l'appareil administratif ramifié des pays industrialisés avec ceux aux compétences restreintes au plan géographique, avec une tradition de contrôle très faible, ou tout simplement une immensité des populations à couvrir... Quel crédit peut-on finalement apporter, d'autant que s'y mêlent des considérations tout simple stratégiques, aux chiffres de la population chinoise ou africaine?  Quel attention faut-il accorder à des comparaisons complètement hors de la réalité entre certains flux migratoires ou entre taux d'emploi, quand le statut de citoyen ou de travailleur varie du tout au tout?  Et cela est encore plus brouillé par les présentations officielles ou officieuses, et par une presse de plus en plus paresseuse... Et encore faudrait-il que les différents médias sachent compter!  Or, en dehors de la question de fond posée par une étude relativement récente, combien de journalistes savent-ils lire les pourcentages des statistiques et combien de lecteurs comprennent qu'un doublement d'une quantité donnée ne se traduit pas 200% mais 100%!!!

  Le délabrement de structures administratives chargées des statistiques économiques, comme par exemple des services de recensement, sous les coups de butoirs d'un néo-libéralisme qui ne pense qu'à supprimer des emplois et d'un informatisation qui prétend remplacer les évaluations périodiques de populations ou de résultats économiques par des projections vérifiées simplement par sondages très sélectifs, provoque la question de la fiabilité même des données recueillies et analysées. 

   Pour ce qui est des chiffres proposés par les entreprises au public ou même à leurs actionnaires, comment ne pas se poser la question de leur fiabilité. Outre qu'ils ont toujours été soumis à au moins deux impératifs contradictoires : effectuer la publicité de leurs activités et de celles de leurs gestionnaires et tenter au contraire d'échapper à l'impôt jugé trop lourd, d'autant que semble bien l'emporter le désir de "participer" à la fraude fiscale généralisée.

   Conjoncturellement, il semble bien que les fausses statistiques chassent les vraies comme on dirait de la monnaie! (la mauvaise monnaie chasse la bonne)   Seules échappent sans doute à cette tendance les statistiques qui portent sur des réalités physiques, comme celle des changements climatiques actuels...

 

    On termine cette charge par une étude qui en dit long sur la perception des réalités économiques...

En effet, Yvan DEFFONTAINE, informaticien, s'exprime dans une Tribune libre de Le Monde du 4 mai 214, s'étonnant que pour la grande presse et même la presse économique, nous soyons depuis toujours ou presque, depuis au moins 1973, année du "choc pétrolier" en crise et que pour autant nous ne soyons apparemment pas entré dans une descente aux enfers socio-économique, ni dans une décroissance croustillante. Il se penche alors sur les statistiques de base pour voir les effets de la crise sur le PIB de la France : 1973 : 177,5 milliards d'euros ; 2013 : 2 060 milliards d'euros. trouvant cela bizarre de voir ces graphiques en couleurs et en noir et blanc montrer des pentes descendantes du PIB... En fait, les économistes oublient de dire, et peut être même l'ont-ils oublié eux-mêmes!, que pour que cette courbe soit orientée vers le haut, il faudrait que la croissance soit logarithmique (vous savez ce que c'est, j'espère...), ce qui est bien sûr impossible pour une économie déjà développée. En fait, tout repose sur un "mauvais" enchaînement des pourcentages : Année 1, vous produisez 100 ; Année 2, vous produisez 110. Bravo, les économistes vous adorent. Année 3, vous produisez 120... Bien, bien, mais hé, vous dises ces bons docteurs, votre taux de croissance est passé de 10% à 9,09%... Pas bien, ça, on va mal vous noter. Année 4, vous produisez 130 et vous êtes content de vous. mais non, vous vous faites tapez sur les doigts, la croissance baisse, dises les mêmes docteurs : 8,33%... Alors que vous pensiez avoir progressé de 30% en 3 ans... Vous renouvelez 40 fois l'opération. Ben, mon vieux, il est temps de prendre la retraite, la croissance n'est plus que de 2,04%! La mort est proche, les notations baissent, les financiers froncent les sourcils, la presse économique vous rétrograde.. En fait, à force de regarder pas plus loin qu'une année, ces bons docteurs on tout simplement oublié les chiffres... Et cela pour toute sorte de statistique. En fait, les graphiques devraient montrer, en prenant les chiffres de base, des courbes en pente ascendante!  mais ce n'est pas tout, les politiques, menés par le bout du nez par les erreurs de ces bons docteurs,  assènent à la population des morales sur l'endettement. D'où, conclusion de notre informaticien, nécessité de trouver de nouveaux indicateurs économiques afin de produire des statistiques qui reflètent quand même un peu plus la réalité!   En fait, cela reflète le court-termisme de nombreuses politiques économiques, qui à force de ne penser qu'en terme d'années (électorales?) oublient les données chiffrées sur plusieurs années... Même si nous ne partageons pas forcément l'optimisme final de Yvan DEFFONTAINE qui en déduit que le monde s'est finalement considérablement développé et que la crise en fait est au moins partiellement fictive, à tout le moins, voilà de quoi s'alarmer sur la fiabilité des statistiques!

 

On consultera avec profit : Alain DEROSIÈRES, L'histoire de la statistique comme genre, style d'écriture et usages sociaux, dans Genèses, n°39, 2000. Libby SCHWEBER, l'histoire de la statistique, laboratoire pour la théorie sociale, dans Revue Française de sociologie, n°37-1, 1996. L'État du monde 2006, La Découverte, 2005. Et aussi, en ce qui concerne les questions économiques de la défense : François BELLAIS, Martial FOUCAULT et Jean-Michel OUDOT, Économie de la défense, La Découverte, 2014.

 

MOTUIS

 

Relu le 7 novembre 2021

 

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