Des statistiques plus ou moins sérieuses sur la démographie des États à celles nettement plus folkloriques des audiences d'émissions télévisées, sans parler de celles farfelues qui circulent sur les audiences des sites Internet, notre information quotidienne est remplie de chiffres qui représentent parfois autant d'arbres qui cachent les forêts de la réalité...
L'histoire des statistiques, derrière la "scientificité" des chiffres qui sont censés représenter la réalité sociale, économique et politique, nous indique que la subjectivité l'emporte de loin sur la froide comptabilité. Alors qu'un plus un fait deux dans les mathématiques, il est possible qu'il s'agisse en fait de un plus un, soit vingt-deux, soit tout à fait l'inverse! Ce n'est pas tant la multiplicité des statistiques que leur présentation dans les différentes presses écrites et audiovisuelles qui nous irrite. Aux yeux de beaucoup de nos concitoyens inattentifs, les différentes étapes de la construction d'une statistique et de sa présentation sont souvent confondues, ajoutant une certaine confusion de la représentation de la réalité. Il ne s'agit pas tant, à la lecture d'une statistique, de la comprendre réellement, à travers les graphiques, tableaux et interprétations proposés, que de savoir pourquoi, comment et par qui elle est présentée. Sauf à croire que les chiffres ne font que révéler la froide réalité, on oublie un peu facilement que ceux qui les produisent et les présentent ne sont pas des machines, et même si on en venant à robotiser l'ensemble de la chaine de la production et de la distribution des statistiques, il y aurait quand même des humains pour paramétrer l'ensemble de leurs caractéristiques. Et comme chacun sait, non seulement l'erreur est humaine, mais l'humain est un animal avant tout politique et qu'une statistique, avant d'être calculée est pensée dans une stratégie ou une intention précise. On ne calcule pas la réalité pour le plaisir de la calculer, sauf sans doute pour quelques techniciens un peu perdus, mais pour la présenter d'une manière ou d'une autre, pour favoriser ou défavoriser des perceptions de cette réalité. Il est vrai qu'à l'heure des vastes populations et de la mondialisation, il est difficile de se passer des statistiques, des évaluations chiffrées, mais il faut savoir que toute statistique part d'une intention, et que cette intention se prévaut souvent de l'intérêt collectif, et que cet intérêt souvent n'est pas si collectif que cela!
Loin de se réduire à une succession d'actes techniques, l'élaboration des statistiques s'inscrit dans des dynamiques de conflits et de coopérations. Si le terme "statistiques" est relativement récent (XVIIe siècle), l'activité de recueil de données comme d'élaboration de tableaux de présentation de ces données est très ancienne et répond aux besoins d'organisation du gouvernement des grands empires comme des grands royaumes. Dénombrement liés à l'armée, aux impôts et à l'évaluation des richesses, les recensements connus apparaissent sur les tablettes d'origine sumérienne, pour des listes de biens et de... dettes. C'est de l'Empire romain que proviennent les dénombrements les plus systématiques, absolument indispensables pour le dressement des listes des assujettis à l'impôt ou à l'enrôlement dans les armées. Si les progrès, notamment mathématiques, apparaissent à la fin du XVIIe siècle, on trouve déjà depuis longtemps les différents protagonistes de l'élaboration des statistiques :
- les "cibles" de ces statistiques, plus ou moins rétives de se prêter au dénombrement, à commencer par le dénombrement des "feux" (foyers) dans les villages permettant de dresser les listes d'impôts. Les progrès des statistiques sont très liés aux politiques fiscales des différentes entités politiques et... commerciales. Ne parlons pas des réticences de plus en plus grande des sondés des multiples questionnaires, qui ont plutôt tendance à répondre à côté ou à carrément mentir...
- les enquêteurs qui collectent les données auprès des populations "cibles", dont la qualité varie de membres d'administration locale ou d'envoyés spéciaux du gouvernement "central". Suivant cette qualité, on peut déjà trouver un jeu entre recensés et recenseurs qui orientent dans un sens ou dans un autre l'importance des données recueillies. N e parlons pas de ces collecteurs de données qui, pour bien promouvoir quelques avancements, "arrangent" un peu leurs résultats...
- les commanditaires de ces enquêtes, gouvernements ou organisations privées, qui entendent avoir une vue globale sur les territoires ou/et les populations sur lesquelles ils/elles entendent exercer un certain pouvoir, et qui "attendent" des résultats "exploitables" ou simplement "présentables"... Il va de soi que si les résultats ne sont pas terribles, surtout lorsqu'il s'agit de mesurer la compétitivité de l'entreprise vers les actionnaires ou les pourvoyeurs de fonds, il faut absolument trouver de très bons analystes qui rendront les choses un peu plus optimistes...
- les analystes pris entre les impératifs des commanditaires, une certaine expertise arithmétique, une "conscience professionnelle" de recenser "dans le vrai" et les pressions, soit des enquêteurs ou même parfois directement des "cibles" des enquêtes...
De la collecte des données aux analyses finales, en passant par l'élaboration des statistiques elles-mêmes, des phénomènes sociologiques de tout ordre interviennent. De plus, l'élaboration de la "science statistique" n'est pas uniforme dans toutes les civilisations et les différentes méthodes d'élaboration des statistiques, à commencer par la définition des données recueillies, peuvent donner des résultats différents, même si la présentation finale semble s'accorder sur les mêmes termes... De là des distorsions parfois importantes dans le temps et dans l'espace qui obligent à effectuer diverses analyses de fond avant de pouvoir faire des comparaisons "exploitables"...
Statistiques : des enjeux de pouvoirs
Pour rester dans notre époque aux statistiques surabondantes que l'on retrouvent pratiquement dans n'importe quelle activité humaine, les statistiques constituent, ni plus ni moins, des enjeux de pouvoirs.
Nous ne prendrons pour exemple que quelques cas, sans plus les développer, qui attirent notre irritation ou simplement notre attention, soit qu'ils peuvent nous induire carrément en erreur sur la réalité, soit qu'ils constituent des déformations fortes, laissant au vestiaire toute notion d'honnêteté ou de probité intellectuelles, et ce parfois de manière définitive, par la force des habitudes.
Tout d'abord, rares sont les ouvrages et encore moins les articles qui considèrent d'un oeil critique les données chiffrées qu'ils présentent, surtout dans le domaine économique. La confusion de l'information économique et de la propagande commerciale n'y est sans pas pour rien.
Ainsi les éditions successives de l'État du monde renferment un certain nombre d'observations très utiles pour la compréhension des statistiques. Comme il dresse un état du monde par régions et par pays dans lequel les données chiffrées ont presque plus d'importance que les analyses globales, soit 50 indicateurs portant sur la démographie, la culture, la santé, les forces armées, le commerce extérieur et d'autres grands indicateurs économiques et financiers, il indique les limites des comparaisons possibles d'évolution d'une année sur l'autre, comme les limites des considérations sur les données brutes. "Les décalages que l'on peut observer, pouvons-nous lire par exemple dans l'édition de 2006, pour certains pays entre les chiffres présentés dans les tableaux peuvent avoir plusieurs origines : les tableaux, qui font l'objet d'une élaboration séparée, privilégient les chiffres officiels plutôt que ceux émanant des sources indépendantes (observatoires, syndicats...), et les données "harmonisées" par les organisations internationales ont priorité sur celles publiées par les autorités nationales. Il convient de rappeler que les statistiques, si elles sont le seul moyen de dépasser les impressions intuitives, ne reflètent la réalité économique et sociale que de manière très approximative, et cela pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'il est rare que l'on puisse mesurer directement un phénomène économique et social : le "taux de chômage officiel" au sens du BIT (Bureau international du Travail), par exemple, même lorsqu'il a été "harmonisé" par les organisations internationales, n'est pas un bon outil pour comparer le chômage entre pays différents. Et même lorsqu'on compare la situation d'un même pays dans le temps, il se révèle être un indicateur trompeur, tant il existe de moyens pour l'influencer, surtout en période électorale. il faut aussi savoir que la définition des concepts et les méthodes pour mesurer la réalité qu'ils recouvrent sont différents d'un pays à l'autre malgré les efforts d'harmonisation accomplis depuis les années 1960. Cela est particulièrement vrai pour ce qu'on appelle "impôts", "prélèvements", "dette publique", "subvention", etc. De minimes différences de statut légal peuvent ainsi faire que des dépenses tout aussi "obligatoires" partout apparaissent comme des "impôts" dans les comptes d'un pays et comme des "consommations des ménages" dans l'autre."
Et les auteurs de L'état du monde ne font référence qu'à des difficultés d'origine technique ou des différences qui tiennent à des traditions administratives divergentes d'un pays à l'autre, ou à des distorsions possibles en période politique importante. Des statistiques de population peuvent faire l'objet aussi de "distorsions" volontaires de la part des pays qui les présentent. L'état de collecte (en tant que machine administrative capable de les faire) des données diffère d'une région du monde et parfois radicalement. Quoi de commun entre l'appareil administratif ramifié des pays industrialisés avec ceux aux compétences restreintes au plan géographique, avec une tradition de contrôle très faible, ou tout simplement une immensité des populations à couvrir... Quel crédit peut-on finalement apporter, d'autant que s'y mêlent des considérations tout simple stratégiques, aux chiffres de la population chinoise ou africaine? Quel attention faut-il accorder à des comparaisons complètement hors de la réalité entre certains flux migratoires ou entre taux d'emploi, quand le statut de citoyen ou de travailleur varie du tout au tout? Et cela est encore plus brouillé par les présentations officielles ou officieuses, et par une presse de plus en plus paresseuse... Et encore faudrait-il que les différents médias sachent compter! Or, en dehors de la question de fond posée par une étude relativement récente, combien de journalistes savent-ils lire les pourcentages des statistiques et combien de lecteurs comprennent qu'un doublement d'une quantité donnée ne se traduit pas 200% mais 100%!!!
Le délabrement de structures administratives chargées des statistiques économiques, comme par exemple des services de recensement, sous les coups de butoirs d'un néo-libéralisme qui ne pense qu'à supprimer des emplois et d'un informatisation qui prétend remplacer les évaluations périodiques de populations ou de résultats économiques par des projections vérifiées simplement par sondages très sélectifs, provoque la question de la fiabilité même des données recueillies et analysées.
Pour ce qui est des chiffres proposés par les entreprises au public ou même à leurs actionnaires, comment ne pas se poser la question de leur fiabilité. Outre qu'ils ont toujours été soumis à au moins deux impératifs contradictoires : effectuer la publicité de leurs activités et de celles de leurs gestionnaires et tenter au contraire d'échapper à l'impôt jugé trop lourd, d'autant que semble bien l'emporter le désir de "participer" à la fraude fiscale généralisée.
Conjoncturellement, il semble bien que les fausses statistiques chassent les vraies comme on dirait de la monnaie! (la mauvaise monnaie chasse la bonne) Seules échappent sans doute à cette tendance les statistiques qui portent sur des réalités physiques, comme celle des changements climatiques actuels...
On termine cette charge par une étude qui en dit long sur la perception des réalités économiques...
En effet, Yvan DEFFONTAINE, informaticien, s'exprime dans une Tribune libre de Le Monde du 4 mai 214, s'étonnant que pour la grande presse et même la presse économique, nous soyons depuis toujours ou presque, depuis au moins 1973, année du "choc pétrolier" en crise et que pour autant nous ne soyons apparemment pas entré dans une descente aux enfers socio-économique, ni dans une décroissance croustillante. Il se penche alors sur les statistiques de base pour voir les effets de la crise sur le PIB de la France : 1973 : 177,5 milliards d'euros ; 2013 : 2 060 milliards d'euros. trouvant cela bizarre de voir ces graphiques en couleurs et en noir et blanc montrer des pentes descendantes du PIB... En fait, les économistes oublient de dire, et peut être même l'ont-ils oublié eux-mêmes!, que pour que cette courbe soit orientée vers le haut, il faudrait que la croissance soit logarithmique (vous savez ce que c'est, j'espère...), ce qui est bien sûr impossible pour une économie déjà développée. En fait, tout repose sur un "mauvais" enchaînement des pourcentages : Année 1, vous produisez 100 ; Année 2, vous produisez 110. Bravo, les économistes vous adorent. Année 3, vous produisez 120... Bien, bien, mais hé, vous dises ces bons docteurs, votre taux de croissance est passé de 10% à 9,09%... Pas bien, ça, on va mal vous noter. Année 4, vous produisez 130 et vous êtes content de vous. mais non, vous vous faites tapez sur les doigts, la croissance baisse, dises les mêmes docteurs : 8,33%... Alors que vous pensiez avoir progressé de 30% en 3 ans... Vous renouvelez 40 fois l'opération. Ben, mon vieux, il est temps de prendre la retraite, la croissance n'est plus que de 2,04%! La mort est proche, les notations baissent, les financiers froncent les sourcils, la presse économique vous rétrograde.. En fait, à force de regarder pas plus loin qu'une année, ces bons docteurs on tout simplement oublié les chiffres... Et cela pour toute sorte de statistique. En fait, les graphiques devraient montrer, en prenant les chiffres de base, des courbes en pente ascendante! mais ce n'est pas tout, les politiques, menés par le bout du nez par les erreurs de ces bons docteurs, assènent à la population des morales sur l'endettement. D'où, conclusion de notre informaticien, nécessité de trouver de nouveaux indicateurs économiques afin de produire des statistiques qui reflètent quand même un peu plus la réalité! En fait, cela reflète le court-termisme de nombreuses politiques économiques, qui à force de ne penser qu'en terme d'années (électorales?) oublient les données chiffrées sur plusieurs années... Même si nous ne partageons pas forcément l'optimisme final de Yvan DEFFONTAINE qui en déduit que le monde s'est finalement considérablement développé et que la crise en fait est au moins partiellement fictive, à tout le moins, voilà de quoi s'alarmer sur la fiabilité des statistiques!
On consultera avec profit : Alain DEROSIÈRES, L'histoire de la statistique comme genre, style d'écriture et usages sociaux, dans Genèses, n°39, 2000. Libby SCHWEBER, l'histoire de la statistique, laboratoire pour la théorie sociale, dans Revue Française de sociologie, n°37-1, 1996. L'État du monde 2006, La Découverte, 2005. Et aussi, en ce qui concerne les questions économiques de la défense : François BELLAIS, Martial FOUCAULT et Jean-Michel OUDOT, Économie de la défense, La Découverte, 2014.
MOTUIS
Relu le 7 novembre 2021