Comme le constate Hervé COUTEAU-BÉGARIE, la pensée stratégique japonaise, dont l'état est peu connue en Europe, sauf sans doute en ce qui concerne son application en économie, a un contenu assez pauvre. Société féodale sur la plus longue partie de son histoire, la société japonaise n'a produit qu'une pensée très dépendance de l'influence chinoise. Elle se constitue d'ailleurs principalement de commentaires, influencés par la tradition des arts martiaux, par le code du Bushido et tout ce qui touche la vie morale et physique des samouraïs, membres presque exclusifs de la classe militaire de l'Archipel jusqu'à la formation de l'Empire. La constitution d'un Etat unificateur d'un grand territoire, à laquelle se rattache généralement une pensée stratégique qui dépasse le niveau de la tactique militaire, fut particulièrement laborieure dans l'Archipel, et aujourd'hui encore les puissances dominantes politiques et économiques dérivent des vieilles grandes familles féodales.
Le stratégiste écrit à ce propos : "Elle est dominée par les écrits sur l'art du sabre et des arts martiaux, inspirés par le boudhisme zen et par le code du Bushido, mélange de shintoïsme et de confucianisme. Les maitres sont deux guerriers devenus mythiques, Miyamoto Mushashi et Yagyù Munenori. Le premier a laissé des écrits centrés sur la recherche de la victoire, avec des exemples de tactiques, le deuxième se livre plutôt à une réflexion éthique sur l'art de la guerre, qui combine des influences zen et taoïste et privilégie la dimension psychologique de la stratégie. Celle-ci est représentée par un concept, qui se traduit littéralement pas "dehors et dedans", dont un commentateur contemporain dit qu'il équivaut à la stratégie (Il s'agit de Thomas CLEARY, dans The Japonese Art of War. Understanding the culture of strategy, Boston-Londres, Shmabala, 1992). Il place au premier plan l'art de duper : "Il faut utiliser le faux pour gagner le vrai". Musashi, dans Le Livre des cinq sphères, insiste sur la connaissance de l'ennemi.
C'est le reflet de l'influence chinoise qui a été déterminante. Sun Zi est introduit dans l'archipel au VIIe sicèle, probablement par une ambassade chinoise qui a apporté en présents des livres, et il est traduit dès l'adoption de l'écriture. Il rencontre immédiatement un grande succès, et les autres classiques chinois avec lui. Mais il faut attendre le XVIIe siècle pour qu'apparaissent des commentateurs japonais de Sun Zi."
Hervé COUTEAU-BÉGARIE cite :
- Hayashi Razan (1583-1657), philosophe confucéen et idéologue officiel du gouvernement shôgunal : Sonshu Genkai, explication des maximes de Sun Zi (1626). il développe un raisonnement philosophique et pragmatique qui devient la base de l'édéologie dominante du bakufu jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. il fonde son projet politique en partie sur l'idée que les samouraï forment la classe gouvernante cultivée (bien qu'ils fussent en grande partie illétrés au début du shogunat Togugawa).
- Yamaga Soko (1622-1685), stratège et philosophe confucéen lui aussi : Sonshi Genji, les principes des maximes de Sun Zi (vers 1670). Il définit un code de l'honneur qui permet de redéfinir le but et le rôle du samouraï. Fondateur de l'école du yamaga-ryù, il met sur pied un service de renseignement militaire.
- Arai Hakuseki (1657-1725), fonctionnaire, universitaire et écrivain polygraphe confucéen, conseiller du shogun Ienobu Tokugawa : O Sonshi Heiko Shaku, interprétation de L'Art de la guerre de Sun Zi (vers 1710). il contribue à lancer (mais cela a des effets limités) une série de politiques économiques, notamment monétaires et renforce le contrôle sur le commerce (fiscalité). Impressionné par la culture occidentale, il joue un rôle important dans l'extrême prudence du Japon à l'époque concernant ses tentatives d'ouverture vers l'Europe.
- Ogyu Sorai (1666-1728), un des penseurs les plus influents de l'époque d'Edo : O Sonshi Kokujikai, explication de Sun Zu en japonais (vers 1720). Il défend l'ordre féodal, hiérarchique et militaire. Pour lui, le croisement des obligations - obéissance des inférieurs vis-à-vis de leurs supérieurs, responsabilité des derniers vis-à-vis des premiers - doit assurer la stabilité de l'ordre politique, social et moral. Cela est renforcé par le fait que rien ne peut modifier le cours des événements, inscrits dans la structure surnaturelle de la Voie.
Le succès de l'oeuvre de SUN ZI ne cesse pas à l'ère Meiji ; les éditions se succèdent jusqu'aux années 1940, pour reprendre à partir des années 1970, avec les maximes de Sun Zi transposées dans le domaine économique.
Le système politique féodal au Japon jusqu'au moins 1868, date du début de la Restauration Meiji, n'est pas propice à l'établissement d'une pensée stratégique d'ensemble, ni à une réflexion profonde sur la géopolitique de l'Archipel. A l'Extrême Orient, seule une période au XVI-XVIIemes siècle marque une certaine évolution vers une centralisation étatique plus poussée, sans d'ailleurs que l'essentiel des pouvoirs échappent aux familles féodales. Lesquelles emploient comme membres principaux de leurs armées des samouraïs (fantassins ou cavaliers), sorte de mercenaires professionnels privés qui ne laissent pas de place à la constitution d'une armée permanente en tant que tel.
Luce PIETRI retrace bien l'évolution d'ensemble du Japon, depuis une entrée dans l'histoire datée vers le VIe siècle, moment de l'établissement du shintoïsme jusqu'aux temps modernes, toujours marquée par la prédominance de quelques familles qui monopolisent, chacun dans des territoires bien définis et rarement à l'ensemble de l'Archipel, pratiquement tous les pouvoirs, sauf le pouvoir religieux toutefois bien mis sous contrôle. Si la culture japonaise retient les aspects les plus importants du confucianisme tout en se rendant indépendante de l'univers chinois (et coréen) elle ne réussit pas à se solidifier, notamment par la faiblesse des écoles de fonctionnaires. Les réformes successives, fiscales et agraires notamment ne renforcent finalement que les pouvoirs de la noblesse des clans. Le vrai Japon, loin de ce qui se passe à la Cour, et même là la production littéraire propre, sauf dans le domaine du théâtre et de certains arts, passé l'atablissement d'une langue propre reste pauvre, est constitué par des masses paysanne contraintes de livrer la majeure partie de leurs récoltes (riz, poissons) pour entretenir le luxe des courtisans lesquels sont astreints à un dur service militaire. "C'est (le vrai Japon) l'aristocratie provinciale, rude et ambitieuse, dont la puissance n'a cessé de grandir ; les nobles ont constitué peu à peu d'immenses domaines exempts d'impôts, les shôen. Certains ont tiré profit des charges officielles qu'ils exerçaient : en effet, les empereurs ont emprunté à la Chine son administration centralisée, mais ils n'ont pu instaurer en terre japonaise le système de recrutement pas examens ; les postes ont été accaparés de façon plus ou moins héréditaires par les grandes familles. (...) Les shôen sont devenus des unités économiques, échappant entièrement au contrôle de l'Etat. En même temps, leur caractère militaire s'est affirmé : les grands propriétaires prennent l'habitude d'entretenir des hommes armés, les samouraïs, qui sont leurs fidèles et qu'ils dotent de terre. Une féodalité analogue à celle de l'Occident se constitue." Et cela d'autant plus facilement que l'Archipel est géographiquement fragmentés et par le dessin des terres et par la présence de montagnes. Les vieux clans ont reconquis leur autorité et les plus puissants d'entre eux se combattent souvent : la guerre civile demeure la plus importante des formes de guerre, notamment dans le XIIe siècle. Le régime shogounal s'impose, au gré de ces combats : dans chaque province, les seigneurs restent libre d'administrer leur propriété, mais ils doivent verser au représentant du bakufu (dictature militaire) une taxe militaire. A la tête du shogounat se hisse plusieurs familles successives, lesquelles régnant suivant des ères (parfois courtes) qui portent leur nom et qui scande la chronologie de l'histoire du Japon. Dans ce contexte, les écrits militaires qui importent sont des écrits de tactique ou d'éthique. Un code d'honneur, le bushido, règle la vie te la mort des combattants (loyauté et bravoure), lequel se trouve parfois en prise avec une ferveur religieuse qui en fait perdurer les effets. Le bouddhisme lui-même se transforme et de multiples sectes se forment.
Ce n'est qu'à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIIe que la situation évolue réellement. "En moins d'un siècle, ce pays anarchique, morcelé entre les clans princiers et les puissances monastiques, prend figure d'Etat unifié et centralisé." L'habileté d'un dirigeant d'un de ces clans (Tougawa Iyeyasu) permet l'établissement d'un gouvernement central plus puissant qu'auparavant. on y voit l'utilisation des tactiques politico-militaires qui ont fait leurs preuves ailleurs : consfiscation de fiefs ou déplacements des seigneurs vaincus loin des axes stratégiques, contrôle des mariages et des constructions de châteaux, obligation de résidence à la Cour un an sur deux, administration d'un système d'otages. "..., la vie de cour, les déplacements annuels occasionnaient pour les seigneurs de lourdes dépenses qui contribuèrent encore à les affaiblir. Il est curieux de comparer cette politique avec celle que dans le même siècle, Louis XIV a pratiquée à Versailles." Mais le Japon demeure essentiellement féodal. L'autorité même du pouvoir central, malgré une police fiscale et territoriale efficace, n'est assurée que par le lien vassalique personnels qui assujettit les petits seigneurs aux grands. Comme dans l'Ancien Régime en Europe, mais sans doute avec beaucoup moins de possibilité de passer de l'une à l'autre classe, existent trois classes, la noblesse militaire, la classe paysanne et la bourgeoisie, elles-mêmes subdivisées selon les revenus évalués en mesures de riz. Même s'ils restent inférieurs (moralement) aux paysans ou aux bourgeois des villes, les marchands et artisans acquièrent de plus en plus d'importance, suivant les périodes de paix - de plus en plus longues - qui leur permettent de prospérer. Toute l'habilité des grandes familles est de se réserver les services des membres de cette classe, le fort esprit hiérarchique qui traverse la société japonaise facilitant bien ces choses.
C'est notamment dans ce nouvel état du Japon que fleurissent les commentaires sur les théories militaires de SUN ZI.
Luce PIETRI, Le monde et son histoire, tomes 1 et 2. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.
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