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16 mai 2013 4 16 /05 /mai /2013 13:06

     Pour expliquer les très grandes différences, de plus en plus sensibles dans le temps, entre les évolutions chinoises et européennes en matière de pensée et de pratique stratégiques, Alain JOXE nous donne matière à réflexion dans son Voyage aux sources de la guerre. Il faut remonter assez loin dans le temps, bien plus en arrière que la dernière dynastie impériale, pour pointer des caractéristiques millénaires. 

"On n'a pas le même stock, écrit-il, d'informations historiques et archéologiques sur l'aube de la civilisation chinoise que sur la genèse de Sumer". Ce qui oblige, malgré toutes les récentes découvertes archéologiques dans cette partie de l'Asie, à effectuer une reconstitution théorique dont il faut ensuite, à la lumière de l'histoire de la Chine, tester la validité. Il s'agit de s'appuyer sur des récits à moitié mythiques, mais significatifs, pour découvrir l'importance de la maîtrise des eaux et de la sécheresse dans l'émergence de l'État, de la discipline sociale et de la guerre. Les codes de formation et d'expansion d'ensembles politiques s'articulent sur les contraintes spatio-temporelles proposées par les formes fluviales, comme 'on le voit dans les cas de Sumer et de l'Égypte. A partir du constat du relief de la Chine et de ces contraintes physiques qui demeurent au long des siècles, Alain JOXE reprend de grandes conclusions des études de Marcel GRANET (La civilisation chinoise, Albin Michel, 1948) : "Affronté aux "soulèvement des grandes eaux", c'est-à-dire au déluge, (YU LE GRAND, fondateur légendaire de la première dynastie chinoise des Hia, du début du IIe Millénaire à 1520 av J-C.) ce héros civilisateur apparaît (...) comme préoccupé par (...) un débat d'un intérêt tout administratif" : faut-il préférer la méthode des digues à celle des canaux? (...). Mais le débat est si abstrait que, dans un sens, il n'a pas d'époque ; il n'est donc pas administratif, mais proprement stratégique :

- les digues "guident les fleuves vers la mer", luttent contre l'inondation, et concernent l'aval ;

- les canaux visent la régularisation des eaux de l'amont, et luttent contre la sécheresse ;

- les canaux, sans doute, peuvent aussi, à certains niveaux, drainer l'excès des eaux, assécher les marais. Mais ce sont là des canaux tactiques. Un marais asséché, étant terre basse, doit être toujours protéger contre les crues par une digue stratégique.

On voit apparaître ainsi deux premières orientations stratégiques essentielles, correspondant respectivement à l'Est (amont) sec, exigeant l'effort et à l'Ouest (aval) humide, l'axe de la bienveillante passivité (...)".

  L'hydraulique spectaculaire parait l'essentiel de la fonction économique royale, mais n'est pas la seule activité structurante de la civilisation chinoise, "ou, plutôt, elle est la métaphore civile de l'activité conquérante : la colonisation et l'organisation du travail sur le plateau est une autre direction de l'administration des hommes et des biens et elle est en relation avec l'organisation pionnière militaire, puisque les plateaux, autant que les plaines marécageuses de l'aval, sont les lieux de la barbarie tribale." Faisant appel de nouveau au récit mythique, Alain JOXE, et ceci est assez cohérent avec ce que nous montre l'archéologie de nos jours, relate qu'il existe une organisation de l'espace cultivé sur un mode communautaire et stéréotypé, en parcelles carrées, que l'on retrouve dans l'organisation symbolique de l'espace à l'intérieur et autour du palais royal.

     "Le principe unitaire du culte des ancêtre lie alors toute la société en un système de pouvoir assez élémentaire fondé sur les rapports de parenté au souverain et l'allégeance religieuse au représentant de cette unité gentilice chargée d'intercéder entre le Ciel et la Terre. ce modèle était "non conquérant" stratégiquement, dans le sens qu'on pratiquait l'immolation des prisonniers de guerre barbares (au lieu de les réduire en esclavage) et qu'on se coupait ainsi la possibilité d'une extension par agrégation des vaincus. Quoique foyer de rayonnement pour le développement de l'agriculture, il touche alors à des limites et on a pu dire que son expansion avait provoqué sa chute." "La forme des extensions le long des fleuves, dans un pays très montagneux, laisse donc subsister des barbares en taches, et la barbarie en taches est aussi l'une des conditions objectives pour la multiplication des souverainetés étatiques en taches."

"les Chinois ont conservé la même dynastie impériale (l'auteur veut dire la même forme de dynastie impériale) comme symbole d'unité religieuse tout au long d'une "période intermédiaire" correspondant à une grande dispersion de la souveraineté et à une expansion a-centrée de l'espace de civilisation, puis à une re-concentration en États presque nationaux". Alain JOXE  discute alors de la troisième dynastie chinoise, celle des Zhou (1027-256), mais il semble bien que nous retrouvons, jusque dans la dernière dynastie mandchoue ces mêmes caractéristiques. C'est à l'époque des Zhou, semble t-il, que se forme des critères essentiels dans la civilisation chinoise. Dans l'économie générale de la souveraineté, la dynastie Zhou "gère l'extension d'un modèle de semi-privatisation des exploitations" (ceci à partir du modèle communautaire précédent).  Politiquement, "il y a une semi-privatisation de la souveraineté : le partage de ses conquêtes en apanages et en fiefs."

  "Le critère du religieux devient bien politique, mais, en outre, se sépare définitivement du critère militaire et se l'asservit consciemment. Le critère militaire de la domination par la force est cantonné dans l'instrumentalisation frontalière, hors souveraineté. Ces différences paradigmatiques sont fondatrices d'un autre rapport de l'État à la conquête. Le royaume grandit comme extension d'un modèle culturel plus que comme effet de la domination militaire." Dans la période des Printemps et des Automnes, "il y a disparition de l'échelle militaire de la souveraineté impériale, sans disparition de son échelle religieuse." Au fur et à mesure que l'on passe d'une dynastie à une autre, ces critères se confirment. Au triomphe de Qin, qui voit l'agrégation à la Chine des bases de départ de l'État périphérique qui envahit l'ensemble à l'issue d'une période de désordres marquant la fin d'une dynastie, ce processus est aussi à l'oeuvre.

"La Chine s'augmente, à plusieurs reprises, des bases de départ d'envahisseurs frontaliers successifs, et elle pratique également l'expansion par colonisation pionnière. Moyennant quoi, elle finit par occuper l'espace qui est le sien aujourd'hui, sans avoir fondamentalement modifié une représentation globale du monde extérieur construite au néolithique. C'est le modèle même de la prise de contrôle de Qin. Cet État constituait un monde marginal, pionnier, conservant à l'abri de ses montagnes des traits de civilisation archaïque, une certaine vertu antique, profondément marquée par l'idéologie rigide et totalitaire de l'école des "légistes" pour qui tout pouvoir découlait de l'application stricte et sans compromis des récompenses et des châtiments fixés par la loi, méthode de dressage déterminant dans le peuple des réflexes d'obéissance infaillible." La fondation l'Empire par les Qin s'appuie sur un pouvoir militaire et une discipline interne totalitaire propres à l'État de Qin. Mais elle a été précédée, dans toute la période des "Royaumes Combattants", d'une réflexion sur la souveraineté universelle, la paix et la guerre, le rapport entre la société et la violence, bref par une agitation intellectuelle frénétique née de la compétition entre doctrines au service de la compétition entre États. On a, dans cette Chine plurielle et pourtant unifiée, l'équivalent de ce que fut le miracle de l'apparition de la philosophie dans le monde agité des citées grecques (...)."

  "L'Empire Qin fonde ainsi son pouvoir, non pas sur le seul triomphe instrumental de l'école des légistes, mais sur un terreau idéologique aussi riche et contrasté que celui qui surgit avant l'avènement des royautés héllénistiques et leur unification sous l'égide de Rome, en Occident. Dans cette pensée philosophique chinoise qu'on peut définir, à partir d'un pôle taoïste commun, comme un débat entre le confucianisme et l'école des légistes, la pensée de la guerre joue un rôle essentiel et se développe d'une manière très spécifique comme pensée stratégique totale." 

   Les éléments décrits par Alain JOXE, qui poursuit par ailleurs sa réflexion plus avant sur la forme de la pensée chinoise de la guerre, se retrouvent assez bien, des siècles plus tard, sous les Qing, et constituent de véritables constantes stratégiques. Bien entendu, de telles constantes stratégiques subissent au XIXe et singulièrement au XXe siècle, de grandes distorsions, et sans doute va t-on assister au XXIe siècle à de grandes transformations. L'ouverture de la Chine aux idées extérieures provoque une certaine corrosion de ses principes les mieux ancrés, mais il n'est pas certain, au vu des contraintes géographiques qui demeurent (mais les changements climatiques vont bientôt probablement changer beaucoup de donnes stratégiques), il n'est pas certain que de nouvelles conceptions soient plus probantes (efficaces pour les acteurs) que les anciennes...

 

Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF, 1991.

 

STRATEGUS

 

Relu le 29 avril 2021

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