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14 mai 2014 3 14 /05 /mai /2014 12:22

   Paru en 1949 en Chine au moment du triomphe du maoïsme, rédigé en fait sur neuf années, cette oeuvre de Liang SHUMING (1893-1988) est traduite seulement depuis peu en français (2004). C'est que ses réflexions redeviennent d'actualité en Chine même après les réformes lancées par Deng XIAOPING fin 1978 et singulièrement aujourd'hui à l'heure où elle est plongée (motrice à bien des égards) dans la mondialisation. Liang SHUMING, sympathisant du communisme, tout en gardant toujours ses distances sur le plan politique (allant même jusqu'à tenter de concilier les différentes familles nationalistes - y compris celle de Mao TSE TOUNG, dans les années 1930). Proche des fondateurs du Parti Communiste Chinois, Chen DUXIU et Li DAZHAO, il n'en affirme pas moins dans ses écrits et dans ses actions que la modernisation ne pourra se faire sans exigences morales, ni en faisant table rase de tout le passé.

 

 Influencé par ses lectures d'auteurs occidentaux, comme BERGSON, SCHOPENHAUER et NIETZSCHE, lecteur assidu des textes confucéens après une période bouddhiste, Liang SHUMING, dans toutes les années 1920, pilote une "reconstruction rurale" dans le Hangdon, où il travaille surtout sur les questions d'éducation. Ces travaux seront interrompus par l'invasion japonaise de 1937 et il accompagne Mao TSE TOUNG dans ses pérégrinations. Homme d'action, Liang SHUMING se livre très tôt à une analyse de la société chinoise. Il considère qu'il est faux de dire qu'elle est en retard sur l'Occident. Elle a suivie une voie complètement différente et sans le contact avec l'Occident, comme il le répété souvent, "dans 300 ans ou dans 1 000 ans la Chine serait encore sans électricité ni chemin de fer". D'elle même, la culture chinoise est "incapable de jamais produire la méthode scientifique ou la démocratie". Pire encore : non seulement la Chine est sur une voie différente, mais sur cette voie-même, "elle est prise au piège, elle n'avance plus, elle tourne en rond" : de haut en bas tout est bloqué dans la société chinoise. Cette énigme de deux mille ans d'histoire en Chine, Lian SHUMING l'attribue à deux facteurs : l'absence d'organisations non familiales et l'absence de classes sociales. Ces particularités de la fin du féodalisme en Chine et les valeurs confucéennes ont été à l'origine d'une société où les confrontations étaient réduites au minimum, alors que l'histoire a appris que ce sont les confrontations qui ont été le moteur du progrès en Occident. Il l'attribue non à une nature des Chinois mais en partie à des réalités géographiques pesantes : hauts plateaux de l'Ouest et vastes plaines à l'Est, innombrables sécheresses, inondations, tremblements de terre qui affectent d'immenses étendues. Ces calamités n'ont cessé d'être la plus importante cause des changements de dynastie au cours de l'histoire. 

  Sur le plan de la pensée philosophico-politique, l'analyse de Liang SHUMING, sans connaitre l'oeuvre de sociologue occidental, rejoint celle de Max WEBER, exposée notamment dans Confucianisme et Taoïsme (réédition chez Gallimard, 2000), cette dernière oeuvre d'ailleurs étant enrichie pour nous à la lecture de Les idées maitresse de la culture chinoise... On ne peut que conseiller d'ailleurs, autant que possible, de lire les deux livres en même temps...

   Regardé longtemps comme un confucéen nostalgique d'un passé révolu, dénigré en Chine comme aux États-Unis (Yin HAIGUANG à Taiwan et J R LEWENSON à Berkeley dans les annes 1960), Liang SHUMING connait un regain d'intérêt qui fait découvrir que, à la différence des nouveaux confucéens, il ne tente pas un sauvetage philosophique du confucianisme. Il ouvre une question qui interroge la modernité. (Michel MASSON)

 

Un texte clair au lecteur occidental

   Composé de quatorze chapitres (dont un Introduction et une Conclusion), le livre s'ouvre dans le premier chapitre par un exposé de 14 caractéristiques pertinentes de la culture chinoise. C'est un texte très clair, très accessible au lecteur occidental - on pourrait même dire écrit à l'occidentale - où les références sont toujours explicitées, et où l'auteur n'hésite pas à avoir recours à un certain didactisme pédagogique (et même des tableaux comparatifs). 

 

    Liang SHUMING, dans l'introduction, dessine 7 traits particuliers de la culture chinoise avant de dégager ces 14 caractéristiques pertinentes. Retenons tout d'abord ces 7 traits :

- une auto-création culturelle : la Chine ne doit rien à personne. c'est une culture propre à elle, à l'inverse de celles du Japon ou des États-Unis ;

- une singularité importante par rapport aux autres cultures, quant à l'agencement organique par exemple de l'écriture, du système législatif, qui fait que la Chine, l'Inde et l'Occident représentent les trois systèmes culturels du monde ;

- la durée de la culture chinoise qui perdure alors que les autres cultures anciennes, telles que celles de l'Égypte, de l'inde, de la Grèce et de la Perse ont disparues prématurément ;

- la faculté d'assimilation des autres peuples, même ceux qui conquièrent militairement le territoire ;

- la société chinoise est la société la plus nombreuse du monde, du point de vue de la population et de l'espace ;

- la permanence culturelle de la société chinoise, qui au cours des 20 derniers siècles n'a ni changé ni progressé ;

- l'influence culturelle portée très loin, non seulement dans l'orbite immédiate mais jusqu'en Europe, qui a tiré profit de diverses inventions chinoises, telles l'imprimerie ou la fabrication du papier. La culture européenne s'est inspirée également de la pensée chinoise, notamment du confucianisme.

  Les traits caractéristiques de la culture sont détaillés d'emblée ; à partir d'eux, dans les chapitres suivants, l'auteur en discute leurs implications :

- La taille du territoire et de la population, qui fait que la culture chinoise peut être difficilement anéantie, mais par ailleurs la Chine peut difficilement devenir une nation prospère ;

- L'assimilation et la fusion d'un peuple si nombreux (bien plus qu'en Union Soviétique). la diversité raciale est importante mais la race des Han a su en assimiler et en absorber la grande majorité ;

- L'histoire de la Chine est extrêmement longue, et cettte longueur est un phénomène unique ;

- L'économie, le militaire et le politique ont plutôt été les points faibles de la Chine et cela conduit à s'interroger sur le secret de sa puissance ( définies par les trois précédentes caractéristiques précédentes) ;

- Les deux anomalies de la Chine : des siècles sans transformations sociales, stagnation séculaire de la culture et une humanité pratiquement sans religion constituent les sixième et septièmes caractéristiques ;

- Autre anomalie : la civilisation en Chine a commencé très tôt et, sous les Han ou les Tang, culture et savoir étaient d'une richesse supérieure, mais en fin de compte la Chine ne devait pas donner naissance à la science, laquelle est fondée sur la logique et les mathématiques. Or, si la Chine compte bien des logiciens et des mathématiciens, ils n'eurent pas de successeurs. Toute grande découverte comme celle du calcul du nombre pi le plus parfait du monde, est vaine si elle n'est pas diffusée et continuellement perfectionnée. Il y a un phénomène d'involution à l'origine de l'échec de la science chinoise ;

- La Chine, à la différence de l'Europe, n'a jamais revendiqué, ni inscrit dans ses lois, des notions comme celles de démocratie, de liberté ou d'égalité. Même s'il existe des penseurs qui cultivent la liberté et l'égalité, elles ne sont pas des priorités de la pensée ou des institutions chinoises ;

- En Chine existe depuis des centaines d'années une unité indissociable entre normes fondamentales du politique avec l'éthique et la morale. Le savoir éthique et le savoir politique constituent un seul et même savoir. Ceci est exprimé dans la formule : "la nature morale en l'homme et le rythme constant des choses". L'État est amalgamé à la société définie comme substance morale : le politique se mêle aux rites et aux coutumes et à tout le processus civilisateur. La morale, si elle n'englobe pas toute la culture, est la composante dominante. Du coup, la nation repose non sur la loi mais sur la morale. Le législateur a en vue la morale, les rites, l'éducation, les principes immuables qui règlent la conduite des hommes entre eux et non les droits individuels. La loi est conçue comme l'auxiliaire de la morale et elle n'a, sur le fond, pas été modifiée depuis les Han ;

- La Chine n'est pas une nation comme les autres. Dans les siècles passés, l'unique souhait du Chinois était la "paix dans l'Empire" : les "richesses et puissance nationales" sont des notions qui ne lui sont jamais venues à l'esprit. Il est difficile d'en préciser les causes : géographiques, historiques (absence de conflits internationaux, sauf dans de brèves périodes). Selon des auteurs comme Lei HAIZONG (La culture chinoise et le soldat chinois, Shanghai, Presses commerciales, 1935), le système clanique est l'acteur durable de stabilité qui a permis à la société chinoise de traverser d'innombrables crises sans se désintégrer. 

- La culture chinoise est essentiellement une culture non militaire : le soldat n'est pas l'ami du peuple et seuls des individus sans domicile ni revenus se font soldats (toujours Lei HAIZONG) ;

- La culture chinoise est une "culture de la piété filiale" (Qian MU (1895-1990), qui joua un très grand rôle parmi les nouveaux confucéens) ;

- Le lettré chinois récuse les fonctions publiques, figure propre à la Chine (Jiang XINGYU). Il existe toutefois de nombreux lettrs publics et cette 14ème caractéristique n'est pas réellement étayée sérieusement selon Liang SHUMING.

   En tout cas, dans la dernière partie de ce chapitre, Témoignages annexes, il cite dix affirmations "qui font l'unanimité" des auteurs :

- Chacun pour soi : moi et ma famille, désintérêt pour la moralité publique, une sorte d'individualisme familial qui se ramifie à travers la parentèle (très étendue) et les générations ;

- Diligence et frugalité ;

- Souci des marques extérieures de respect : multiplicité de rites sans signification autre que de marquer les relations sociales ;

- Pacifisme, raffinement sans muscles, honte d'utiliser la violence ;

- "Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre", satisfaction du peu qu'on a, et sans remettre aux décrets du Ciel ;

- Conservatisme, préférence marquée pour l'ancien, routine ;

- L'à-peu-près, imprécision ni de lieu ni de temps ;

- Endurance et cruauté : dépourvu de sympathie envers les gens ou les choses (cruauté critiquée par les Occidentaux). Endurance pour soi-même est liée à cruauté pour autrui ;

- Ténacité (obstination) et élasticité ;

- Maturité et longue pratique. Pondération, expérience et gravité.

   L'objectif du livre de Liang SHUMING est de comprendre la culture chinoise conçue comme ensemble, comme totalité, avec sa logique interne (un cercle).

 

   Dans les chapitres suivants, l'auteur développe ces caractéristiques et tente une interprétation globale :

- II : Point de départ, La famille en Chine ;

- III : Le modèle occidental : L'organisation ;

- IV : Atrophie de l'organisation en Chine ;

- V : La Chine : Une société fondée sur une éthique réiproque ;

- VI : Quand la morale prend la place de la religion ;

- VII : La raison - Particularité humaine ;

- VIII : Antagonismes sociaux et différenciation professionnelle ;

- IX : La Chine est-elle un Etat? ;

- X : Ordre social et ordre moral ;

- XI : Cycles d'ordre et de désordre, mais pas de révolutions ;

- XII : Maturité précoce de la culture humaine ;

- XIII : Suites de la précocité culturelle.

 

La différence des mentalités chinoise et occidentale

  il faut bien percevoir, écrit l'auteur dans sa Conclusion, la différence entre la mentalité occidentale et la mentalité chinoise. Ainsi, il commence sur la notion de l'existence collective.

En Chine, "les lacunes de l'existence collective ont entrainé beaucoup d'autres déficiences : pas de notion de bien commun, pas d'habitudes de discipline, pas de capacité d'organisation, par de sens de la légalité. En un mot, les chinois manquent de ces qualité qui sont nécessaires pour gérer la vie collective (et qui constituent la moralité publique) et c'est de là que provient surtout l'impression qu'ils donnent d'être "chacun pour soi". Quant à la moralité publique des Occidentaux, elle ne leur est pas innée ; forgée dans des luttes sanglantes, puis développée dans la vie quotidienne, elle a débuté avec l'organisation religieuse et s'est imposée à partir des cités autonomes du Moyen Âge." Dans un (avant-dernier) paragraphe, il écrit qu'en sens inverse, il lui faut montrer qu'en fait, les plus égoïstes, ce sont les Occidentaux. "L'individualisme et l'égocentrisme de l'Occidental moderne sont éclairement de l'égoïsme à côté de la tradition chinoise des obligations réciproques et du respect d'autrui. (...)". En réalité, il n'y a pas de "différence  fondamentales entre Chinois et Occidentaux. S'il y a une différence, c'est au point de départ : les Occidentaux sont partis du corps tandis qu'en Chine, nous trouvons la manifestation précoce de la raison, et sous cet aspect il y a comparativement moins d'égoïsme en Chine. Mais aujourd'hui la question se présente tout autrement. De nos jours, les Chinois en sont arrivés inévitablement à deux attitudes - soit l'égoïsme, soit son contraire -, à la différence des Occidentaux, qui, en général, se conduisent tous plus ou moins de la même façon. Partis au commencement du corps et tant qu'ils restaient proches des autres vivants, les Occidentaux ne dépassaient pas l'égoïsme, mais l'homme étant homme, la vie le met en communication avec les autres et avec les choses finissait par se manifester insensiblement et, avec elle, le sens du bien commun. La raison s'est progressivement développée selon les situations, les cercle de l'individu s'est peu à peu élargi en direction du bien commun. En toutes choses, grandes et petites, s'instituèrent des rites et coutumes qui faisaient qu'il n'y avait guère de différence dans les attitudes individuelles (l'égoïsme et son contraire). Il n'y a que dans la Chine d'aujourd'hui qu'il n'en va plus de même. Maintenant que le système des rites et coutumes n'est plus que ruine et chaos, la grande majorité des gens n'ont plus de repères et tombent facilement dans la dégénérescence, yandis que, malgré tout, au même moment, la raison et la conscience de soi d'une minorité se renforcent. En second lieu, l'affaiblissement progressif du corps et de l'instinct ainsi que l'insuffisance d'énergie vitale, mènent aisément à l'avidité (...). Mais, si cette avidité est le fait de la majorité, l'enseignement traditionnel ne s'en transmet pas moins à une minorité chez que la voix de la raison ne peut être réduire au silence. Ce relâchement majoritaire se propage indéfiniment, et la minorité raisonnable est de plus en plus incapable de riposter. Ainsi aujourd'hui, les Chinois sont probablement plus égoïstes que les Occidentaux, même sui par ailleurs ils sont plus désintéressés - il y a là une part d'hérédité."

 

   Cette conclusion pessimiste, en 1949, vaut-elle aujourd'hui? Valait-elle à l'époque? En tout cas, le lecteur est invité à beaucoup plus prendre connaissance des réflexions inscrites dans les chapitres qui examinent les caractéristiques d'une culture chinoise qui a sans doute beaucoup à gagner à se confronter à la culture occidentale et inversement.

 

Liang SHUMING, Les idées maitresses de la culture chinoise, Cerf/ Institut Ricci, Collection Patrimoines Chine, 2010, 420 pages. Introduction, traduction et notes de Michel MASSON. Préface de Hominal ZHAO XIAOQIN.

A noter qu'un autre ouvrages de Liang SHUMING est disponible : Les cultures d'Orient et d'Occident et leurs philosophies, traduit par Luo SHENYI, PUF, 2000.

 

Relu le 29 octobre 2021

 

 

 

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