L'idéologie allemande, "Conception matérialiste et critique du monde", de 1845-1846, fait partie des premiers textes communs des deux fondateurs du marxisme et des oeuvres fondatrices du matérialisme dialectique. C'est l'ouvrage, dont seul le chapitre sur la critique de l'ouvrage de Grun fut publié du vivant de Karl MARX, de référence sur la conception de l'idéologie de la philosophie marxiste. Karl MARX et Friedrich ENGELS ont écrit là un ouvrage à la fois théorique et polémique (et satirique, contre le "vrai socialisme"), en plusieurs fois, entre leurs activités directement politiques à l'intérieur du mouvement révolutionnaire.
Maximilien RUBEL donne le sommaire des deux volumes, d'après les titres figurant en tête des diverses parties du manuscrit:
Volume I
Avant-propos.
I. Feuerbach.
Le concile de Leipzig
II. Saint Bruno. (Il s'agit de brocarde, notons-le les thèses de Bruno Bauer)
III. Saint Max (Là, c'est de Max Stirner qu'il s'agit)
Fin du concile de Leipzig.
Volume II
Le socialisme vrai.
I. Les Rheinische Jahrbucher ou La philosophie du socialisme vrai (Les chapitres II et III ne sont pas conservés.)
IV. Karl Grun : le mouvement social en France et en Belgique (Darmstadt, 1845) ou l'Historiographie du socialisme vrai.
V. Le docteur Georg Kuhlmann de Holstein ou La Prophétie du socialisme vrai.
De manière générale, les éditeurs contemporains (comme d'ailleurs sur Internet), depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, ne publie qu'une partie du Volume I sur Feuerbach et rapproche le texte des Thèses sur Feuerbach.
C'est d'ailleurs dans cette partie de l'oeuvre que l'on trouve exposée de la manière la plus claire la conception de l'idéologie du marxisme, même si ce n'est pas là uniquement, comme le rappelle Georges LABICA et Gérard BENSUSSAN, que se trouve celle-ci.
Cette partie du Volume 1 sur Feuerbach se compose lui-même, en suivant Les éditions sociales (1970) en trois grands chapitres, après un Avant-propos:
L'idéologie en général et en particulier l'idéologie allemande
La base réelle de l'idéologie
Communisme
Nous avons surtout pris la traduction proposée par Maximilien RUBEL. Il ne faut pas s'étonner de lire un découpage différent d'une édition à l'autre, ce découpage étant influencé à la fois par la qualité des différentes traductions et par des présentations tirées des notes des auteurs (Le texte de cette partie pourrait se lire d'un seul tenant, ce qui est un peu incommode pour les lecteurs modernes)
L'Avant-propos donne vite le ton : "Les hommes se sont toujours fait jusqu'ici des idées fausses sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou devraient être. C'est d'après leurs représentations de Dieu, de l'homme normal, etc, qu'ils ont organisé leurs relations. Les inventions de leur cerveau ont fini par les subjuguer. eux les créateurs, ils se sont inclinés devant leurs créations. Délivrons-les des chimères, des idées, des dogmes, des êtres d'imagination qui les plient sous leur joug avilissant. Révoltons-nous contre cette domination des pensées. Apprenons aux hommes, dit l'un, à échanger ces illusions contre des pensées qui soient conformes à la nature de l'homme ; apprenons-leur, dit l'autre, à prendre à leur égard une attitude critique ; à les chasser de leur tête, dit le troisième! Vous verrez alors s'écrouler la réalité existante.
Ces fantasmes innocents et puérils constituent le noyau de la récente philosophie jeune-hégélienne que le public, en Allemagne, accueille avec épouvante et respect, et à laquelle, qui plus est, les héros philosophiques eux-mêmes, solennellement convaincus qu'elle menace le monde de la ruine, confèrent un caractère implacable et criminel. Le premier volume de cette publication a pour but de démasquer ces moutons qui se croisent, que l'on croit loups ; et aussi de montrer que leurs bêlements philosophiques font simplement écho aux opinions des bourgeois allemands (...). Il se propose de déconsidérer et de discréditer ce combat philosophique contre l'ombre de la réalité où le peuple allemand, rêveur et somnolant, se complaît." C'est que non seulement, les auteurs s'inscrivent dans une critique de la religion comme creuset de chimères qui empêchent de voir la réalité, mais qu'ils veulent combattre une philosophie qui s'en tient à cette critique, sans s'attaquer à la réalité elle-même.
Dans l'Introduction, les deux auteurs entendent mettre en avant une conception matérialiste opposée à la conception idéaliste, en prenant appui "hors d'Allemagne", pour combattre une production idéologique qui sature "le marché allemand".
Le début de L'idéologie en général et en particulier l'idéologie allemande, précise cette intention : "De Strauss à Stirner, toute la critique philosophique allemande se limite à la critique des représentations religieuses. (...) Aucun de ces philosophes ne s'est avisé de s'interroger sur le lien de la philosophie allemande avec la réalité allemande, le lien de leur critique avec leur propre milieu matériel."
Karl MARX et Friedrich ENGELS passent alors en revue ce qui caractérisent les hommes, à commencer pour ce qui les distingue des animaux, leur conscience. "(Ils) commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils se mettent à produire leurs moyens d'existence ; ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique. En produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même".
"La production des idées, des représentations, de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l'activité et au commerce matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle." Au contraire de la philosophie allemande, les idées ne viennent pas d'en haut pour se traduire dans la vie matérielle, elles proviennent de la réalité matérielle elle-même... "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience." Il s'agit donc d'étudier les constituants de cette vie matérielle, les composantes des relations matérielles entre les hommes.
La division du travail entre les hommes, une nécessité matérielle,"n'acquiert son vrai caractère qu'à partir du moment où intervient la division du travail matériel et du travail intellectuel. Dès cet instant, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique établie et qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel ; et à partir de ce moment, la conscience est capable de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie "pure", théologie, philosophie, morale, etc." C'est là que se trouve le lieu d'un conflit possible entre cette théorie "pure" et les conditions existantes, de même qu'entre conditions sociales existantes et force productive existante... En outre, expliquent les auteurs, la division du travail fait naître également l'antagonisme entre l'intérêt de chaque individu ou de chaque famille et l'intérêt commun de tous les individus. C'est l'existence d'une puissance sociale, d'un pouvoir matériel qui échappe au contrôle des individus qui constitue l'un "des principaux facteurs de l'évolution historique connue jusqu'ici." "La puissance sociale, c'est-à-dire la force productive multipliée résultant de la coopération imposée aux divers individus par la division du travail, apparaît à ces individus - dont la coopération n'est pas volontaire, mais naturelle - non comme leur propre puissance conjuguée, mais comme une force étrangère, située en dehors d'eux, dont ils ignorent les tenants et les aboutissants, qu'ils sont donc incapables de dominer et qui, au contraire, parcourt maintenant une série bien particulière de phases et de stades de développement, succession de faits à ce point indépendante de la volonté et de la marche des hommes qu'elle dirige en vérité cette volonté et cette marche". C'est cette aliénation-là que les auteurs veulent combattre : ils imaginent une forme nouvelle de coopération entre les hommes, qu'ils appellent le communisme qui permette de les rendre conscients et maîtres de leur propre évolution sociale.
Un long développement sur ces stades historiques, depuis l'origine de l'État et de ses rapports avec la société civile, est nécessaire pour prendre proprement conscience de l'histoire. La mise en évidence des conflits entre différents intérêts de classes doit permettre de démêler l'écheveau des idées dominantes et de leur emprise sur les esprits. Le "tour d'adresse" par lequel ces esprits sont en quelque sorte mystifiés se réduit pour les deux auteurs à trois efforts :
- "Les idées de ceux qui, pour des raisons empiriques, dans des conditions empiriques et en tant qu'individus physiques, sont les maîtres, ces idées, il faut les séparer de ces maîtres et, par conséquent, reconnaître la suprématie des idées ou des illusions dans l'histoire"
- "Il faut établir un certain ordre dans ce règne des idées, révéler un rapport mystique entre les idées dominantes qui se succèdent ; pour y parvenir, il faut les concevoir comme des "déterminations du concept de par soi""
- Pour débarrasser de son aspect mystique, ce "concept se déterminant lui-même", on le transforme en une personne - "la Conscience de soi" - ou, pour se donner des airs franchement matérialistes, en une série de personnes qui représentent "le Concept" dans l'histoire, lesquelles sont "les penseurs", les "philosophes", les "idéologues" ; ceux-ci, à leur tour, sont considérés comme les fabricants de l'histoire, comme le "Conseil des gardiens", les dominateurs. Du même coup, on a éliminé de l'histoire tous les éléments matérialistes, et l'on peut tranquillement lâcher la bride à son coursier spéculatif."
La base réelle de l'idéologie (passage commençant par Divisions du travail et formes de propriété dans la présentation de Maximilien RUBEL) entre dans le détail de la division du travail entre villes et campagnes, de l'organisation de la propriété communale, du développement de la propriété privée (propriété féodale, propriété foncière), de la formation d'une noblesse, en référence avec la base de la production de l'esclavage, puis du servage, puis du salariat... avec l'extension du commerce et de la manufacture. Il y a dans ce texte comme une préfiguration de l'analyse économique que l'on trouvera systématisée dans Le Capital. Ainsi les conflits sociaux et les révolutions sont examinés en lien direct avec l'évolution des formes de travail et de propriété (développement du droit privé), et sont déjà envisagés les étapes possibles vers l'abolition du travail et de l'État.
Dans une conclusion : Vers la Communauté des individus complets (Maximilien RUBEL) ou Communisme (Editions sociales), sont présentés les éléments qui distinguent l'évolution antérieure des nouvelles relations sociales possibles dans une division du travail où les forces productives seraient mises véritablement au service de tous les hommes.
"Finalement, la conception de l'homme que nous venons de développer nous donne les résultats suivants :
- A un certain stade de l'évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des désastres. Ce ne sont plus des forces de production, mais des forces de destruction (machinisme et argent). Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages (...), une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former aussi parmi les autres classes capables d'appréhender la position de cette classe ;
- Les conditions dont dépend l'emploi de forces productives déterminées sont celles qu'impose le règne d'une classe déterminée de la société dont la puissance sociale, fruit de ses possessions matérielles, trouve son expression à la fois idéaliste et pratique dans la forme d'État existant ; c'est pourquoi toute lutte révolutionnaire est dirigée contre une classe qui a dominé jusqu'alors ;
- Jusqu'à présent toutes les révolutions ont toujours laissé intact le mode des activités ; il s'y agissait seulement d'une autre distribution de ces activités, d'une répartition nouvelle du travail entre personnes. En revanche, la révolution communiste (...) se débarrasse du travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes (...) ;
- Pour produire massivement cette conscience communiste, aussi bien que pour faire triompher la cause elle-même ; il faut une transformation qui touche la masse des hommes ; laquelle ne peut s'opérer que dans un mouvement pratique, dans une révolution (...)"
On voit bien, dans cette conclusion, le caractère de combat du texte, qui veut montrer les conditions de réussite de la révolution, l'une d'elles étant la destruction des effets d'une idéologie bien particulière, laquelle passe par une mise en évidence de ses aspects.
Raymond ARON, dans son étude sur le marxisme de Karl MARX tire de L'idéologie allemande, six thèmes fondamentaux, que l'on trouve ensuite dans la suite de son oeuvre :
- La base de l'histoire. Ce sont les hommes qui produisent eux-mêmes leur histoire ;
- Une analyse de l'évolution de l'histoire avec une classification des étapes de cette évolution : Les besoins prioritaires de l'homme, le développement historique et la création de besoins nouveaux, les relations familiales, origine des relations entre les hommes, le mode de collaboration des hommes entre eux qui créent la force de production, la conscience en relation avec cette force de production...
- L'analyse de la dialectique historique et des contradictions de la réalité ;
- Cette manière de considérer l'histoire condamne la distinction des histoires particulières. Il n'y a pas d'histoires séparées de la politique, de la morale ou de la religion, il y a une seule histoire générale qui s'explique à partir des forces de production ;
- Les sociétés connues ont été divisées en classes et les idées dominantes ont été régulièrement celles de la classe dominante ;
- Le communisme interviendra parce que le développement des forces productives rendra la révolution inévitable.
On retrouve dans ce dernier point, dirions-nous, une forme de détermination historique, voire de déterminisme (le sens de l'histoire...) qui sont à l'origine de nombreuses discussions entre les marxistes après Karl MARX comme entre les marxistes et leurs adversaires.
Karl MARX et Friedrich ENGELS, L'idéologie allemande, Première partie Feuerbach, Editions sociales, Classiques du marxisme, 1970. L'idéologie allemande, "Conception matérialiste et critique du monde", dans Karl Marx Philosophie, édition établie et annotée par Maximilien RUBEL, avec Notice (très instructive), Gallimard, folio Essais, 1982.
Raymond ARON, Le Marxisme de Marx, Editions du Fallois, le livre de poche références, Histoire, 2002. Gérard BENSUSSAN et Georges LABICA, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, Quadrige, 1999.
Relu le 1er décembre 2019