Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 novembre 2009 6 14 /11 /novembre /2009 08:45
              L'historien britannique Arnold Joseph TOYNBEE (1889-1975), auteur d'une monumentale synthèse historique de l'histoire mondiale (Etude sur l'histoire, 1934-1961), produit dans les neuf chapitres qui en sont extraits, sous le titre Guerre et civilisation, une approche originale, très commentée (et critiquée) des relations entre la guerre et l'essor comme le déclin des civilisations.
Une grande érudition (faisant appel aux textes grecs anciens, aux deux Testaments, à l'histoire contemporaine comme à celle des royaumes et des empires depuis l'Antiquité...) balance une analyse souvent morale des vicissitudes de l'humanité. Au fil du texte, transparaît toujours cette inquiétude de la perte du sens de vertus chrétiennes, celles de la Foi, de la Tolérance, avec le sentiment que "la nature a horreur du vide spirituel". Beaucoup d'historiens lui ont reproché par la suite cette approche en la qualifiant parfois de mystique, critique auquel il prête d'autant plus le flan, qu'il adhère à la vieille philosophie traditionnelle chinoise du Yin et du Yang.
C'est précisément cette approche qui attire notre attention : il pense l'histoire constamment en tant qu'expression de contradiction et de conflit, et argumente sur le fait que les déclins des civilisations se voient déjà signalés dans leurs phases mêmes d'expansion, et cela du fait de la prépondérance de la guerre comme moyen de cette expansion.
Sa préface et ses deux premiers chapitres lui donnent l'occasion de présenter sa philosophie de l'histoire avant d'entrer dans le récit, surtout à base de comparaisons, de la vie de ces civilisations.

               Dans sa préface, écrite en juin 1950, même si la guerre n'est pas le sujet central de son Study of History, l'historien indique qu'une "étude comparative des effondrements de civilisations connus montre que l'effondrement social est un drame dont l'intrigue a pour clef l'institution de la guerre. Au fond, la guerre est peut-être réellement fille de la civilisation, puisque la possibilité d'engager une guerre présuppose un minimum de technique et d'organisation, ainsi qu'un excédent de richesses sur ce qui est strictement nécessaire à la subsistance. Or, ces nerfs de la guerre faisaient défaut à l'homme primitif et, par ailleurs, il n'y a aucune civilisation (sauf peut-être celle des Mayas dont notre connaissance jusqu'à présent reste fragmentaire) où la guerre n'ait déjà constitué une institution établie et dominante à l'époque la plus lointaine jusqu'à laquelle nous puissions faire remonter son histoire."
Pour Arnold Joseph TYONBEE, si les États ont pu naguère utiliser la guerre pour s'étendre, sans s'apercevoir qu'elle constituait la gangrène qui les détruit à terme, et répéter cette expérience les uns après les autres, les Empires se succédant ainsi les uns les autres, les deux dernières guerres mondiales ont montré que même à leurs tout débuts de l'utilisation de la guerre, les peuples pouvaient aller à la catastrophe définitive. Il se demande avec une certaine angoisse (nous sommes en pleine guerre froide et peur atomique) si l'humanité va pouvoir unir les forces pacifistes afin de l'éviter.

              Dans le premier chapitre sur Le monde d'aujourd'hui, malade de la guerre, l'historien pense que "A la différence de nos devanciers, les hommes de notre génération sentent au plus profond de leur coeur qu'une Pax Oecumenica est de nos jours une nécessité urgente. (...) Dans une seule génération, nous avons appris par la souffrance, deux vérités fondamentales. La première est que la guerre est une institution toujours en vigueur dans notre société occidentale, la seconde, que dans les conditions techniques et sociales présentes, toute guerre dans le monde occidental ne peut être qu'une guerre d'extermination." Auparavant, "nos devanciers" se livraient à des actes barbares et tout aussi sanglants, mais ils n'avaient pas les moyens dont nous disposons aujourd'hui."
 L'histoire se présente comme un cycle de guerres féroces, religieuses, puis nationalistes, de plus en plus dévastatrices et - c'est là que l'on sent la fibre morale, toute empreinte d'un certain christianisme (qui n'est pas le christianisme dominant bien évidemment), il termine par l'invocation de Dieu. Citant John BUNYAN, l'historien écrit que d'après lui, "Chrétien fut sauvé par sa rencontre avec Évangéliste. Aussi, comme il est impossible de supposer que la nature de Dieu soit moins constante que celle de l'homme, nous pouvons et devons prier pour que le sursis que Dieu a autrefois accordé à notre société ne lui soit pas refusé si nous le demandons une nouvelle fois dans un esprit de contrition et le remords au coeur".

             Dans Le militarisme et les vertus militaires, l'auteur commence par disserter sur les valeurs militaires.
II recherche les origines de ces vertus militaires et du culte des héros salvateurs (par l'épée) "dans un milieu où les forces sociales ne se distinguent pas nettement dans les esprits des forces naturelles extérieures à l'homme et où, de plus, on admet comme évident que les forces naturelles échappent à l'action de l'homme." Il part ensuite des analogies entre chasse et guerre, où la chasse de nécessité sociale devient ensuite "divertissement des rois". Il se demande si la guerre ne devient pas pur militarisme, qui se distingue "empiriquement de l'innocente valeur militaire de l'heureux guerrier" quand son utilité sociale se fait moindre grâce à l'emprise de l'humanité sur la nature.
Citant beaucoup Hellmuth von MOLTKE et sa philosophie de la guerre nécessaire et bienfaisante, qui annonce selon lui la doctrine du fascisme et du nazisme, Arnold Joseph TOYNBEE, dénonce l'engouffrement en quelque sorte des nationalisme dans le vide spirituel provoqué par l'effondrement de l'institution dominante de la Chrétienté occidentale du Moyen Age, la papauté hildebrandienne.
  "En suivant le fil d'Ariane qui nous a été fourni par MOLTKE et en examinant l'empire que l'idolâtrie des "vertus militaires" a repris sur nos âmes à une époque récente, nous constaterons peut-être que nous avons fait quelque progrès vers la solution de notre problème : savoir si la guerre est une institution intrinsèquement  et sans espoir mauvaise en soi. Nous avons découvert, en fait, que le problème a été mal posé. La vérité est peut-être qu'aucune chose créée ne peut être mauvaise intrinsèquement et sans espoir parce qu'aucune chose créée n'est incapable de servir de véhicule qui émane du Créateur. Pour être des bijoux sertis dans le sang et dans le fer, les "vertus militaires" n'en sont pas moins des vertus, mais leur valeur réside dans les joyaux eux-mêmes et non dans l'horrible montage, et c'est faire fi de toute expérience que de conclure précipitamment, que l'on ne peut espérer trouver ces choses précieuses qu'à l'abattoir où le hasard a voulu qu'elles fissent leur première apparition aux regards des hommes."
Nous notons donc à la lecture de ce chapitre, l'attitude nuancée de l'historien, qui loin d'être un pacifiste intégral niant toute valeur sociale aux valeurs militaires, pointant là la preuve de valeurs militaires dont firent preuve les peuples pacifistes dans le camp des démocraties pendant la Deuxième Guerre mondiale, se veut être le critique averti de leurs dévoiements.

          Dans Sparte, l'État militaire, l'historien commence son parcours des civilisations.
Sparte se construisit un système social, méprisant de la nature humaine, d'une efficacité étonnante et d'une rigidité fatale, dans sa résolution du problème  auquel durent faire face à un moment donné toutes les Cités grecques : des ressources insuffisantes pour une démographie galopante. Alors que les autres Cités choisirent l'expansion maritime vers l'Asie mineure notamment, Sparte conquis la Méssénie, par delà ses montagnes. Pour le faire, les Spartiates se dotèrent d'un instrument militaire reposant sur la mobilisation de toute la société. Victorieuses, les armées de Sparte furent amenées à assumer des responsabilités d'Empire, face à l'impérialisme athénien par exemple, qui excédèrent ses possibilités, lesquelles enserraient déjà la Cité dans un carcan institutionnel et moral éprouvant.
S'appuyant sur PLUTARQUE et XENOPHON notamment, Arnold TYONBEE, suit les méandres de la vie politique interne et internationale de Sparte, obligée de recourir au service militaire et se laissant envahir par l'économie monétaire. Le système de LYCURGUE, ce réformateur spartiate à l'origine de sa puissance militaire est finalement mis en échec, l'égalité de distribution des ressources alliée à la discipline rude et eugénique imposée à toute la population des citoyens se muant peu à peu en distribution inégale et en relâchement de cette même discipline, sous l'influence des pratiques des autres cités grecques, influence d'autant plus prégnante que Sparte s'installe partout en Grèce.
L'auteur reprend l'hypétaphe d'ARITOTE : "Les peuples ne doivent pas s'entraîner dans l'art de la guerre en vue de soumette des voisins qui ne méritent pas d'être soumis... L'objet essentiel de tout système social doit être d'organiser les institutions militaires, de même que toutes les autres institutions, en fonction des conditions du temps de paix, où le soldat n'est pas en service actif; et cette proposition est confirmée par les faits de l'expérience. Car les États militaires n'ont de chance de survivre que tant qu'ils restent en guerre, tandis qu'ils courent à leur perte aussitôt qu'ils ont fini de faire leurs conquêtes. La paix détrempe leur caractère, et la faute en réside dans un système social qui n'enseigne pas à ses soldats ce qu'ils doivent faire de leurs vies lorsqu'ils ne sont pas en service."

        L'Assyrie, l'homme fort armé, poursuit cette analyse.
Faisant le bilan des entreprises guerrières des Assyriens, l'auteur écrit : "En fait, deux siècles après la chute de l'Assyrie, il apparaissait à l'évidence que les militaristes assyriens avaient fait leur travail au bénéfice d'autres peuples, et tout spécialement au bénéfice de ceux qu'ils avaient traités avec le plus de cruauté. En écrasant les peuples montagnards du Zagros et du Taurus, les Assyriens avaient ouvert aux nomades cimmériens et scythes un passage pour faire leur descente dans les mondes babylonien et syrien ; en déportant les peuples vaincus de Syrie à l'autre bout de leur empire, ils avaient mis la société syrienne en mesure d'encercler et finalement d'assimiler la société babylonienne à laquelle appartenaient les Assyriens eux-mêmes ; en imposant par la force brutale l'unité politique au coeur de l'Asie du Sud-Ouest ils avaient préparé le terrain à leurs propres "États successeurs" - Médie, Babylonie, Egypte et Lydie - et à l'Empire achéménide."
Aux conquêtes longues et successives répondaient révoltes de palais et révoltes populaires. Plus les soldats assyriens imposaient leur emprise sur les territoires extérieurs, plus les luttes internes s'amplifiaient. L'historien s'attarde un moment sur ce que signifie l'instauration d'une armée professionnelle permanente. Loin de la considérer comme la marque d'un Empire parvenu à maturité et à stabilité, il la considère comme le symptôme d'un état avancé de désagrégation sociale, en faisant la comparaison avec l'Empire romain postérieur. La ruine d'une paysannerie belliqueuse, arrachée au sol par de perpétuels appels au service militaire pour des campagnes toujours plus lointaines, rendit possible et nécessaire la formation d'une armée permanente ; "possible, parce qu'il y avait maintenant un réservoir de "main-d'oeuvre" en chômage, dans lequel on pouvait puiser, et nécessaire, parce que ces hommes qui avaient perdu leurs moyens d'existence à la campagne devaient être pourvu d'un autre emploi si l'on voulait les empêcher de manifester leur mécontentement sous une forme révolutionnaire."  L'auteur mêle constamment dans son étude les considérations psychologiques - la cruauté des Assyriens favorisa l'unité de tous les autres peuples contre eux - et socio-économiques.

       Le fardeau de Ninive, Charlemagne et Tamerlan, insiste sur le destin des deux empires carolingiens et timourides pour montrer l'"ironie du destin du militariste si empressé à livrer des guerres d'anéantissement contre ses voisins qu'il occasionne involontairement sa propre destruction". Il montre l'action d'une force militaire constamment occupée à vaincre des adversaires extérieurs et à mâter en même temps ou alternativement des adversaires intérieurs, sans répit.
"En analysant la carrière de Tamerlan, celle de Charlemagne et celles des rois d'Assyrie, de Téglathphalasar à Assurbanipal, nous avons observé dans les trois cas le même phénomène. la valeur militaire qu'une société suscite chez les habitants de ses confins pour sa défense contre les ennemis de l'extérieur devient l'affreuse maladie morale appelée militarisme lorsqu'elle est détournée par ces frontaliers de son champ d'action naturel, le glacis d'au-delà de la frontière, pour être dirigée contre leurs frères de l'intérieur d'un monde qu'ils ont pour mission de protéger et non de dévaster."
 
      L'enivrement de la victoire est le sujet du sixième chapitre par comparaison entre l'enivrement de celle de Rome, qui fait s'effondrer la République, et celle de la papauté du XIIIe siècle. Par exemple, pour Rome, après les conquêtes de la Macédoine et de l'Espagne, "sujets et citoyens de la République romaine furent ensemble victimes d'une classe dirigeantes de "ci-devants" muée par l'enivrement de la victoire en une bande de brigands."

      Goliath et David fait bien entendu référence à cet épisode de l'Ancien Testament (pour reprendre une terminologie chrétienne). Il s'agit là de montrer comment la technique militaire elle-même (autant la tactique que les machines de guerre ou l'armement des soldats), la phalange, la légion, la cataphracte, engendre les conditions de leur effondrement. L'idolâtrie d'une technique militaire par une armée qui reproduit inlassablement les mêmes gestes dans ses combats successifs, trop confiants dans sa supériorité provoque les successifs effets de surprise, souvent obtenus grâce à une technique inférieure par les adversaires. La fronde de David vainc la force brute de Goliath.
"S'il y a une part de vérité (car l'auteur reste prudent) dans cette histoire (telle qu'elle est racontée, dans l'affrontement d'une technique contre une autre, d'une tactique contre une autre), elle fait ressortir très clairement la relation entre l'effondrement et l'idolâtrie, car dans cet exemple on voit une technique intrinsèquement supérieure et déifiée par ses adeptes, vaincue par une technique intrinsèquement inférieure que rien de recommande sinon le fait qu'elle n'a pas encore eu le temps d'être idolâtrie, parce que c'est une innovation, et cet étrange spectacle conduit irrésistiblement à penser que c'est l'idolâtrie qui cause le mal et non une quelconque qualité de l'objet."

         Le prix du progrès dans la technologie militaire prolonge cette réflexion.
Prenant appui sur l'histoire de l'expansion de l'hellénisme finissant dans l'Inde et en Grande-Bretagne entre le IVe av. J.C. et le premier siècle comme sur les améliorations successives de la légion romaine tout au long de la République et de l'Empire, ou encore  de l'histoire des civilisations babyloniennes et chinoises, Arnold TOYNBEE pense trouver un lien entre perfectionnements militaires successifs et désagrégation des Empires.

       Le dernier chapitre, L'échec du sauveur à l'épée, montre la filiation des exemples d'Heraklès et de Zeus sur l'esprit de tous ceux qui veulent sauver leur société "par l'épée".
"Dans le monde hellénique, un Pompée et un César ne se partagèrent la tâche de transformer l'anarchie romaine en paix romaine que pour partager la responsabilité d'avoir détruit leur oeuvre commune en tournant leurs armes l'un contre l'autre. Les deux chefs rivaux condamnèrent à être déchiré par une nouvelle flambée de guerres civiles dans un monde que leur mission commune était de sauver, et le vainqueur ne triompha que pour être, comme Esau, "repoussé lorsqu'il devait hériter de la fortune" (...)." La pax Romana, comme la pax Thébana (Egypte antique), la pax Ottomanica (entre 1520 et 1566), forgée au fil de l'épée, furent balayées dans leur temps par l'épée.

     
      Guerre et Civilisation n'est pas beaucoup lu aujourd'hui et pourtant ses thèmes sont repris dans nombre d'autres études, plus "laïques", qui veulent couvrir de vastes espaces et de vastes temps.
Si l'approche de l'histoire d'Arnold Joseph TOYNBEE a été critiquée pour ses aspects cycliques (qu'on lui prête parfois à tort) comme pour le choix de faire des aires de civilisations et non des États ou des nations les axes de ses études, comme aussi de son thème du déclin de l'Occident chrétien, nombre d'auteurs ont repris sa façon globalisante d'aborder la question de la puissance.
De Paul KENNEDY (Naissance et déclin des grandes puissances) à Samuel HUNTINGTON, (Le choc des civilisations), on voit bien la dialectique analysée entre ressources globales des sociétés et entreprises militaires, que ce soit sur le plan moral ou sur le plan économique.
 


Arnold Joseph TOYNBEE, Guerre et civilisation, Gallimard, collection nrf, 1953, 259 pages. Il s'agit de la traduction d'Albert COLNAT de textes extraits par Albert FOWLEY, qui y rédige d'ailleurs une petite préface.
L'ensemble A study of History est disponible aux Editions Payot, 1996. Il s'agit d'une traduction d'une version abrégée par l'auteur lui-même des douze volumes initiaux. On peut le trouver également sur le site http//nobword-blogspot.com.
 
 
Relu le 9 Août 2019


 
Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens