Comme l'analysent Aymeric CHAUPRADE et François THUAL, la réflexion géopolitique, par le passé, a une tendance à minimiser les facteurs religieux.
"Aujourd'hui, avec la nouvelle crise balkanique (Ils écrivent en 1999) et la montée des islamismes, l'attitude inverse risque de s'instaurer, avec la tentation d'une lecture de la scène géopolitique réduite à la composante religieuse". En tout cas, il existe un risque de surestimer la composante religieuse dans la géopolitique, en témoigne la floraison d'études, dans les revues notamment, sur la "géopolitique vaticane" ou une géopolitique musulmane. Avec les révoltes de la rue arabe actuelle, le phénomène risque de se poursuivre, d'autant qu'il existe réellement entre les étudiants marocains et les étudiants égyptiens, pour ne prendre que ces cas une affinité culturelle pensée, et peut-être aussi d'une certaine manière rêvée.
Que ce soit pour le catholicisme ou pour l'Islam, la question est posée, d'autant que cette problématique remonte loin sous une forme ou une autre, à l'orientalisme du XIXe siècle par exemple, la question doit être posée. Les religions constituent-elles des facteurs géopolitiques?
"Si oui, répondent les mêmes auteurs, sont-elles des facteurs premiers - à l'origine des processus géopolitiques - ou bien second - ne faisant qu'amplifier des phénomènes géopolitiques trouvant leur explication première ailleurs que dans le fait religieux". L'exemple du Pakistan, formé à cause de dissensions entre hindous et musulmans lors de la lutte d'indépendance de l'Inde, tendrait à l'affirmative. Mais, "il convient de rappeler que les religions, du point de vue de leur organisation interne - existence ou non d'un clergé, organisation centralisée ou au contraire décentralisée - et de leur enseignement - religion du salut, vision du monde -, diffèrent profondément entre elles et fonctionnent donc de façon différente sur la scène internationale."
D'autres questions se posent aussi, selon eux : "les religions s'insèrent-elles dans les dispositifs géopolitiques des États? Les religions poursuivent-elles des objectifs géopolitiques spécifiques? Peut-on parler de nos jours de guerres de religion, ou ne s'agit-il pas de conflits dans lesquels la référence religieuse sert à légitimer des objectifs géopolitiques classiques : nationalismes, problèmes de frontières...?" Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, cas qui occupe les esprits et mobilise la diplomatie mondiale au moment où ils écrivent et qui les amènent à pencher plutôt pour une réponse négative, "ce qui fonde en premier lieu le conflit serbo-croate ou serbo-bosniaque, ce sont les nationalismes serbe, croate et bosniaque qui sont certes indissociables de l'orthodoxie, du catholicisme et de l'islamité, mais qui, pour autant, ne sont pas les produits du seul facteur religieux."
"D'autre part, sorties des contextes identitaires spécifiques et territorialisés, les religions poursuivent-elles des objectifs géopolitiques qui leur sont propres? Il est clair que certaines religions sont organisées de manière à pouvoir défendre une géopolitique propre.
En dépit de son acceptation de l'oecuménisme, l'Église catholique n'a pas abandonné sa mission originelle : parvenir à l'unité du monde dans le christianisme. Disposant d'un État et de nombreuses représentations diplomatiques, l'Église catholique nourrit une vision géopolitique et établit une définition des objectifs politiques et diplomatiques susceptibles de servir son objectif d'évangélisation du monde.(...)
Un autre exemple d'objectif géopolitique poursuivi par une religion semble être celui du chiisme iranien. Depuis la Révolution islamique, le clergé chiite iranien aspire, au travers de ses discours à "chiitiser" l'Islam, pour islamiser le monde. Dans les faits cependant, et tout en privilégiant les minorités chiites, l'Iran mène une politique extérieure de puissance régionale moyenne, contrainte à beaucoup de prudence. La politique de l'Iran reste au fond en retrait par rapport aux ambitions géopolitiques du chiisme iranien officiel."
Il faut tout de même réaliser, que hormis les exemples du catholicisme et de l'Islam, sous doute pour ce dernier plus théorique que pratique, peu de religions peuvent être analysées comme ayant des objectifs géopolitiques. Quid du judaïsme, profondément divisé à vrai dire, sur la politique d'Israël, quid des religions non monothéistes, tels le bouddhisme, l'hindouisme... En fait, s'il existe des politiques de conversion, elles relèvent de conceptions largement déterritorialisées, les aires culturelles ayant plutôt tendance à se chevaucher sur les différents continents, et ceci de plus en plus, au gré de l'augmentation des flux migratoires. S'il existe des tactiques d'instrumentalisation d'État au service de religions, la géopolitique relève encore largement du domaine des conflits interétatiques. On peut d'ailleurs se poser la question si les formations étatiques n'interfèrent souvent avec les intentions religieuses proclamées. Du coup, l'étude de l'évolution dans l'espace des religions aurait de moins en moins affaire, dans un monde où les transports et les moyens de communication dépassent les obstacles géographiques, avec une géopolitique... qui est précisément l'analyse des contraintes géographiques sur les évolutions socio-culturels et politiques. Il existe sans doute toutefois encore des prégnances qui seraient alors plutôt des représentations issues d'une longue histoire, prégnances dont serait encore tributaire nombre de dirigeants ou des leaders politiques et religieux.
Ce qui n'empêche pas Aymeric CHAUPRADE de consacrer une partie importante de son ouvrage Géopolitique à la religion. Car dans l'interpénétration du religieux et du politique, l'importance des États et encore plus des Empires dépendent souvent de leur homogénéité culturelle.
Ainsi dans l'explication de l'émergence d'une civilisation arabo-islamique, il mentionne des raisons à la fois d'ordre endogène et exogène :
- facteur ethnique : la montée en puissance des Arabes fondée sur l'épuisement de la lutte entre Byzance et les Perses ;
- facteur linguistique : le recul du grec comme langue unificatrice du Moyen-Orient et héritage de la puissance politique romaine ; au début du VIIe siècle, le Moyen-Orient attend une nouvelle langue d'unification politique et économique ;
- facteur religieux : le Moyen-Orient du début du VIIe siècle est profondément divisé du point de vue religieux ; là encore le besoin d'unification religieuse se fait sentir ;
- facteur socio-économique et sa combinaison avec le facteur religieux ; la nouvelle religion doit être pilotée par les bourgeoisies citadines qui contrôlent le système économique du Moyen-Orient - nous voyons le lien entre la cité et l'agriculture et la domination d'un capitalisme de commerce et de rendement du sol, mais non d'entreprise ;
- la combinaison du facteur ethnique et religieux fait de l'Islam la religion des Arabes.
"Ces facteurs qui déterminent l'émergence de l'Islam sont augmentés au moins par deux facteurs surdéterminants favorisant d'autant mieux l'expansion de l'Islam : le système de conversion de l'Islam et la complicité des Églises orientales dans le développement de la nouvelles religion. Les raisons d'émergence de l'Islam sont ensuite liées au contexte géopolitique global de la Méditerranée. il existe un débat historique sur le maintien de l'unité méditerranéenne jusqu'aux Arabes, débat qui débouche sur la question de la naissance de l'idée de civilisation européenne comme contrecoup à l'expansion de l'Islam vers l'Occident. L'idée d'un bloc européen face à un bloc islamique, qui est celle que l'on retrouve de nos jours sous la forme du choc de civilisations, n'est-elle pas soulignée par l'historien médiéviste Henri Pirenne qui soutient que Charlemagne est le produit de Mahomet". (H. PIERRENE, B. LYON, A. GUILLOU, F. GRABRIELLI, H. STEUR, Mahomet et Charlemagne, Byzance, islam et occident dans le Haut Moyen-Age, Jaca Books, 1986).
Yves LACOSTE, en introduction d'un numéro de la revue Hérodote sur la Géopolitique des religions définit ce que l'on peut entendre par là.
"La géopolitique telle que nous l'entendons étant l'analyse des rivalités de pouvoirs sur des territoires, compte tenu des rapports de force mais aussi des arguments que met en avant chacun des protagonistes de ces conflits, que faut-il entendre par "géopolitique des religions"? Il s'agit principalement de rivalités territoriales entre des forces politiques qui se réclament de façon explicite ou implicite de représentations religieuses plus ou moins différentes. L'analyse géopolitique de phénomènes religieux peut aussi porter sur le dispositif spatial d'un pouvoir religieux ou sur l'organisation religieuse d'une société." Dans ce numéro, il est surtout question de "rivalités territoriales de plus ou moins grande envergure entre des ensembles politiques désignés, à tort et à raison, par des appellations religieuses, chacun d'eux légitimant ses positions ou revendications territoriales, ses craintes ou ses ambitions démographiques, par l'idée qu'il détient la seule vraie religion, la plus valable des civilisations, et qu'il peut tout craindre des fanatiques de la religion rivale. S'il est surtout question aujourd'hui des conflits géopolitiques entre le monde musulman et l'Occident "judéo-chrétien", comme disent les Arabes, c'est-à-dire l'Europe et l'Amérique, il est à noter que les rivalités religieuses se développent aussi en Afrique tropicale, au Nigeria, au Soudan, au fur et à mesure de l'expansion de l'Islam. La population de cet ensemble géopolitique qui s'étend de l'Atlantique au Pacifique est de plus en plus nombreuses - plus de 1 milliard de personnes -, et il recèle les plus riches gisements de pétrole de la planète. Aussi les champions du monde musulman ne craignent-ils pas pour l'avenir la confrontation avec l'Occident, notamment autour de la Méditerranée. Mais à l'Est, à propos du Cachemire, il va leur falloir envisager le risque d'une confrontation brutale avec 1 milliard d'hindous."
Yves LACOSTE entre ailleurs dans une réflexion sur les "embrouillements géopolitiques des centres de l'Islam", pour comprendre l'entrecroisement - parfois fortement médiatisé - "de proclamations contradictoires en faveur de l'unité et d'intrigues destinées à saper ceux avec qui il faudrait la faire", référence directe à l'antagonisme Iran-Irak. Dans une période où la question palestinienne constitue une des questions-clés du Moyen-Orient, le géopoliticien, après s'être livré à une description de l'état des États et des sociétés du Maghreb et du Machrek, analyse les desseins et les représentations géopolitiques des chefs d'État.
"Ces desseins géopolitiques qui orientent les rapports de forces, compte tenu des péripéties de la conjoncture, se fondent, pour chacun de ces chefs d'État, sur une représentation plus ou moins explicite, faite d'un assemblage d'arguments choisis de façon partisane parmi les cartes établies par les historiens pour des temps plus ou moins anciens. Il s'agit en fait d'arguments de géohistoire, de souvenirs de situations géopolitiques anciennes, bref de raisonnements qui ont pour fonction de justifier les droits d'un État ou d'un futur État sur des territoires et sur tout ou partie de la population qui s'y trouve. Ces représentations géopolitiques fondées sur des évocations relevant de la géohistoire ne sont pas le seul fait des dirigeants d'État qui sont actuellement constitués, elles sont aussi le fait de leaders de certains mouvements politiques qui ont pour but la création d'un nouvel État, en se fondant sur les aspirations d'un certain groupe d'hommes, quitte à susciter de telles aspirations. Mais de tels projets sont plus ou moins contradictoires et la réalisation de l'un a souvent pour effet d'en faire naitre d'autres plus ou moins antagonistes. Il en a été ainsi en Europe autrefois durant plusieurs siècles, mais sur ce continent, l'ère de formation des États-Nations et de leur politique des "nationalités" semble aujourd'hui révolue. Il n'en est pas de même dans certaines parties du tiers monde et c'est particulièrement le cas dans les pays du Mackrek, en raison non seulement de leur diversité culturelle et religieuse, mais aussi en raison des configurations géopolitiques imposées au début du XXe siècle par des puissances étrangères. Ces partages arbitraires ont établi des frontières "artificielles" délimitant des territoires au sein desquels se sont développés certains appareils d'État. Mais leurs chefs n'ont pas oublié des configurations géopolitiques plus anciennes et ils s'y réfèrent pour justifier leurs projets d'expansion. Ceux-ci sont plus ou moins contradictoires avec le dessein d'unification politique de l'ensemble des peuples arabes. Ce fut celui de Nasser. Parmi les desseins géopolitiques dont l'entrecroisement détermine la complexité des situations au Machrek, il faut évidemment évoquer celui qui s'est matérialiser par la création en 1948 de l'État d'Israël et qui oriente les projets de ceux qui sont encore partisans de son expansion. Le projet de Théodore Herzl (1860-1904), le promoteur du sionisme, se réfère typiquement aux évocations les plus anciennes de la géohistoire, aux espaces où nomadisaient il y a trois mille ans les douze tribus dont le judaïsme était devenu la religion. Il pouvait sembler délirant à la fin du XIXe siècle d'espérer regrouper au Proche-Orient des juifs disséminés, depuis des siècles, en Europe centrale et orientale (...), mais c'est ce qui s'est produit au moins pour une notable partie d'entre eux, par l'esprit manoeuvrier autant que visionnaire de dirigeants d'une organisation. Ils ont su tirer parti aussi bien des rapports de forces internationaux, des persécutions et du génocide dont les Juifs ont été victimes en Europe que des contradictions des sociétés arabes au milieu desquelles ils allaient s'établir au proche-Orient. Entreprise de colonisation d'autant plus originale qu'elle n'émanait pas d'une métropole." S'entrechoquent des visions géopolitiques de divers partis israéliens et notamment ceux d'extrême droite qui sont des partisans du "Grand Israël", l'espace considérable occupé dans l'Antiquité par des populations plus ou moins tributaires des royaumes d'Israël et de Juda. "Face à cette expansion, il faut envisager les représentations politiques des dirigeants arabes et surtout de ceux qui sont les plus directement concernés par le problème des Palestiniens qui ont dû quitter leurs terres en raison des expansions israéliennes, soit en 1948, soit en 1967, soit plus récemment encore sous l'effet d'une politique qui chercher à les faire émigrer."
Jean-Paul CHARNAY présente des "constructions géopolitiques islamiques", dans son Principes de stratégie arabe :
- Distribution de la terre en climats, selon MAS'UDI (896-956) ;
- Puissance des empires, selon IBN HAUQAL, dans un texte de 977, le Visage de la Terre ;
- Puissance des empires, également, selon BOKHARI (810-870), auteur du principal et du plus prestigieux recueil de la Sunna (hadiths) ;
- Naissance, fiscalité et défense des frontières de la terre d'islam , selon ABOU YOUSOF (731-798) et selon MAWERDI (972-1058) ;
- Islamité et arabité aux origines, selon ABOU YOUSOF et selon MAWERDI.
Yves LACOSTE, Questions de géopolitique, l'Islam, la mer, l'Afrique, La Découverte et Librairie Générale Française, Le livre de poche, biblio essais, 1988 ; Introduction à Géopolitique n°106, 2002/3, Géopolitique des religions. On lira avec intérêt dans ce même numéro l'entretien avec Jean-Luc RACINE sur Le cas de l'inde. Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constances et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003 ; Aymeric CHAUPRADE et François THAL, Dictionnaire de Géopolitique, Ellipses, 1999. Jean-Paul CHARNAY, Principes de stratégie arabe, L'Herne, 2003.
STRATEGUS
Relu le 16 octobre 2020