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19 juin 2013 3 19 /06 /juin /2013 09:10

            Mikhaïl Aleksandrovitch BAKOUNINE (1814-1876), révolutionnaire, théoricien et philosophe de l'anarchisme, bien plus militant révolutionnaire que penseur théorique de la Révolution, pose par son action et son oeuvre les fondements du socialisme libertaire.

Comme l'anarchiste russe donne toujours la primauté à l'action plutôt qu'à l'écrit, il ne prend jamais le temps, même s'il en formule le projet et dresse des plans d'écriture, d'élaborer une oeuvre proprement dite. Ses textes sont toujours conçus dans l'urgence, pour répondre aux nécessités politiques du moment. Il n'a d'ailleurs jamais terminé un texte, et pourtant ceux qui sont publiés (souvent d'ailleurs remaniés avant publication (par James GUILLAUME, par exemple) inspirent encore de nos jours la pensée politique anarchiste. Malgré que des écrits sont perdus après sa mort (destructions policières et aléas des événements...) et malgré cette emprise de l'urgence, sa pensée politique et philosophique garde une grande cohérence, et surtout, beaucoup d'entre eux sont très lisibles, si l'on saute les passages trop datés. Lesquels entrent souvent dans le cadre d'une polémique que travers la première partie du XIXe siècle entre les membres d'un trio MARX/BAKOUNINE/PROUDHON, polémique dont l'enjeu n'est pas uniquement intellectuel/doctrinal (la définition du socialisme...), mais également très concret, à l'intérieur des organisations ouvrières, notamment la Première Internationale.

   Athée, libertaire au sens fort (tout pour la liberté, rien pour l'État), activiste pour soutenir les révoltes et l'auto-organisation à la base, le philosophe politique russe se distingue notamment par son appui à une union entre les mondes rural et industriel riche de potentiels révolutionnaires, contrairement aux marxistes qui attribuent au prolétariat ouvrier seul le rôle de classe révolutionnaire, en lui opposant une paysannerie par essence rétrograde.

 

       La publication de ses oeuvres suit très peu la progression chronologique et s'effectue surtout par thèmes. Ainsi ses oeuvres publiées chez stock entre 1895 et 1913 s'échelonnent sur 6 volumes, selon des thèmes qui vont du Fédéralisme, socialisme et anti-théologisme, plus Lettres sur le patriotisme, plus Dieu et l'État (Volume I) à Protestations de l'Alliance. Réponse d'un International à Mazzini. L'Internationale et Mazzini. Lettre à la section de l'Alliance de Genève. Rapport sur l'Alliance. Réponse à l'Unita Italiana. Circulaire à mes amis d'Italie à l'occasion du congrès de Rome (Volume VI).

Dans l'édition originale reprise par Arthur LEHNING, et publiée par les Éditions E. J. Brill, en 1961-1981, elles sont réparties en 7 volumes :

- Volume I (1) : Michel Bakounine et l'Italie (1871-1872). La polémique avec Mazzini.

- Volume I (2) : Michel Bakounine et l'Italie (1871-1872). La Première Internationale en Italie et le conflit avec Marx.

- Volume II : Les conflits dans l'Internationale (1872).

- Volume III : Étatisme et Anarchie (1873).

- Volume IV : Relations avec Serge Netchaïev (1870-1872).

- Volume V : Michel Bakounine et ses relations slaves (1870-1875).

- Volume VI : La guerre franco-allemande et la révolution sociale en France (1870-1871).

- Volume VI : L'empire knouto-germanique et la révolution sociale (1870-1871).

 

      Écrit et publié en 1873, en Italie, Étatisme et Anarchie se présente comme un Fragment d'un Fragment d'un livre. Il serait la première partie d'une Introduction, la seconde étant perdue. C'est le seul livre paru du vivant de son auteur. L'ouvrage ne se distingue pas fondamentalement des quelques autres textes publiés ou inédits, antérieurs à Étatisme et Anarchie, dont aucune n'a été mené à terme. Le terme Anarchisme est quasiment absent du texte proprement dit de cette Introduction et n'apparaît que dans l'Appendice A, au coeur d'un raisonnement caractéristique de l'idiosyncrasie "anti-étatique" de l'auteur. C'est cet Appendice A, qui couvre une dizaine de pages (non titrées ou sous-titrées), qui nous renseigne le mieux et de la manière la plus concise sur la pensée profonde de son auteur. 

Cet Appendice A commence en précisant et finalement plus qu'en précisant sur ce que l'auteur entend par Étatisme et Anarchisme :

"Pour qu'il n'y ait pas malentendu, nous tenons à bien préciser que ce que nous appelons idéal du peuple n'a aucune analogie avec les solutions, formules et théories politico-sociales élaborées en dehors de la vie de celui-ci par des savants ou demi-savants qui en ont le loisir et généreusement offertes à la foule ignorante comme la condition expresse de son organisation futures. Nous n'avons pas la moindre foi dans ces théories et les meilleures d'entre elles nous font l'effet de lits de Procuste par trop exigus pour enserrer le cours large et puissant de la vie populaire populaire. 

La science la plus rationnelle et la plus profonde ne peut deviner les facteurs négatifs qui découlent logiquement d'une rigoureuse critique, en est arrivée à la négation de la propriété individuelle héréditaire et, par conséquent, au concept abstrait, et pour ainsi dire négatif, de la propriété collective comme condition nécessaire du futur système social. De la même manière, elle en est venue à nier la notion même de l'État et du système étatique, c'est-à-dire de tout système consistant à gouverner la société de haut en bas au nom d'un prétendu droit théologique ou métaphysique, divin et scientifique, et, par suite, à émettre le concept diamétralement opposé et partant négatif, à savoir, l'anarchie, c'est-à-dire l'organisation libre et autonome de toutes les unités ou parties séparées composant les communes et leur libre fédération fondée, de bas en haut, non sur l'injonction de quelque autorité que ce soit, même élue, pas plus que sur les formulations d'une théorie savante quelle qu'elle soit, mais en conséquence du développement naturel des besoins de toutes sortes que la vie elle-même aura fait apparaître. Aucun savant n'est donc en mesure d'enseigner au peuple, ou de définir pour lui-même, ce que sera ou devra être le mode de vie du peuple au lendemain de la révolution sociale. Ce mode de vie sera déterminé, en premier lieu, par la situation de chaque peuple, et, en second lieu, par les besoins qui naîtront en chacun d'eux et se manifesteront avec le plus de force, donc pas du tout par des directives ou des notes explicatives venues d'en haut et d'une manière générale par des théories quelles qu'elles soient conçues la veille de la Révolution."

  Le titre dissimule, passée la définition du thème central de sa pensée, le conflit féroce qui l'oppose à Karl MARX, conflit qui aboutit notamment à son exclusion par les marxistes de la Première Internationale en septembre 1872.

Le fondateur du marxisme y est malmené en raison de sa triple qualité négative d'Allemand, d'Hégélien et de Juif. BAKOUNINE traduit en russe, dans ce texte, les idées germanophobes et antijuives qu'il développe en français, notamment dans un autre ouvrage, L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale. Dans ces écrits, il soutien des thèses qui vont à l'encontre des analyses marxiennes du rôle comparé des politiques allemande et russe sur l'échiquier européen avant et après l'épopée napoléonienne. Il dépasse la russophobie de Karl MARX par sa germanophobie. Ils s'opposent fondamentalement  sur la valeur et le rôles des institutions communautaires paysannes.

Alors que BAKOUNINE se trouve dans une position de disciple lors de sa rencontre avec Karl MARX en 1844, alors que de nombreux passages du Capital l'inspirent dans ses propres textes, il souligne l'influence qu'a PROUDHON sur MARX tout en passant sous silence l'influence qu'a MARX sur lui... Derrière le conflit idéologique, il y a aussi le conflit entre hommes se partageant le même territoire idéologique, le socialisme naissant... Cela rappelle par trop les luttes d'éditorialistes et d'écrivains très proches par leurs activités et leurs sensibilités politiques qui pour se démarquer les uns des autres le plus sûrement possible, se jettent anathèmes sur anathèmes...

Si les propos sont si véhéments de part et d'autre, c'est que le conflit renvoie aussi à une différence d'appréciation sur le fond sur les conditions de réalisation d'une révolution socialiste. Si BAKOUNINE croit aux chances d'une révolution paysanne en Russie, avant même qu'une révolution prolétarienne n'éclate dans les pays occidentaux, MARX estime que les masses paysannes ne sont même pas en mesure de partager avec le prolétariat la direction de la révolution socialiste. "

    "Le marxisme apparait, écrit Maximilien RUBEL, dans Étatisme et Anarchie, aussi bien sous l'aspect d'anticipations peu réalistes quant aux "instincts révolutionnaires" attribués aux peuples moins corrompus par les bienfaits trompeurs de la civilisation bourgeoise, que sous la forme de critiques prémonitoires dont la justesse se révélera dans tout le processus des événements révolutionnaires et réactionnaires qui vont marquer l'histoire de la première moitiés du XXe siècle : l'idéologie baptisée "marxiste" n'y sera que l'épiphénomène nécessaire et trompeur engendré par des réalités sociales dans lesquelles ni Marx ni Bakounine ne reconnaîtraient aujourd'hui la moindre trace des efforts d'une humanité maîtresse de son destin".

L'oeuvre de BAKOUNINE, tardivement, apparaît comme l'illustration pratique d'une théorie des minorités révolutionnaires.

 

    A la fin de cet Appendice A, nous pouvons lire également la conception du révolutionnaire anarchiste sur la classe intellectuelle :

"La classe que nous appelons notre prolétariat intellectuel et qui, en Russie, est déjà dans une situation franchement socio-révolutionnaire, autrement dit dans une situation impossible et désespérée, doit être imbue maintenant d'une passion raisonnée pour la cause révolutionnaire-socialiste, si elle ne veut pas succomber honteusement en pure perte ; c'est elle qui désormais est appelée à l'être l'organisateur de la révolution populaire. Pour elle, il n'y a pas d'autre issue. Certes, elle aurait pu, grâce à l'instruction qu'elle a reçue, chercher une petite place plus ou moins avantageuse dans les rangs déjà bien encombrés et très peu accueillant des détrousseurs, exploiteurs et oppresseurs du peuple. Mais tout d'abord ces places se font de plus en plus rares, si bien qu'elles ne sont accessibles qu'à un tout petit nombre. La plupart des bénéficiaires ne récoltent d'ailleurs que la honte de la trahison et terminent leur vie dans le besoin, la platitude et la bassesse. Notre appel ne s'adresse donc qu'à ceux pour qui la trahison est inconcevable, voire impossible. Ayant rompu sans retour tout lien avec le monde des exploiteurs, des assassins et des ennemis du peuple russe, ils doivent se considérer comme un précieux capital exclusivement réservé à la cause de l'affranchissement du peuple, capital qui ne devra être dépensé que pour développer la propagande dans les masses populaires et pour préparer graduellement, tout en l'organisant, le soulèvement du peuple entier."

Ce passage indique une autre facette de l'antagonisme avec Karl MARX, sur le rôle de la classe intellectuelle, antagonisme qui se prolonge sur le rôle de l'État. Si BAKOUNINE conçoit la classe intellectuelle comme support des masses en lutte, MARX estime qu'il est de son devoir de s'emparer de l'État, pour le transformer en État populaire. Si ce dernier veut utiliser le changement du statut de la propriété pour mettre en place une société communiste, BAKOUNINE estime qu'une fois ce statut changé, la propriété collective sera dirigée par d'anciens travailleurs, et que le problème restera le même, et qu'il faut faire confiance en la capacité des communautés rurales, auxquelles précisément MARX n'accorde que peu d'importance...

             Le Manifeste communiste s'oppose point par point à la philosophie d'Étatisme et Anarchie. Alors que pour l'un l'État, quels que soient ses dirigeants, reste l'État oppresseur et accapareur, l'État prolétarien, pour l'autre, est en mesure d'accomplir la révolution socialiste... Mais pour autant, le fondateur du marxisme ne prône pas un "communisme d'État". Ses remarques sur Étatisme et Anarchie, dont il se charge d'ailleurs d'une traduction pour publication (pratique courante : pour réfuter les idées de l'adversaire, il faut parfois faire oeuvre de traduction d'une langue à l'autre...). On peut retrouver ces remarques dans les Oeuvres de Karl MARX sous le titre de : Bakounine, qui indiquent des positions plus nuancées que la présentation qu'en fait BAKOUNINE.

Maximilien RUBEL restitue ces joutes  par un dialogue (reconstitution) dans le Dictionnaire des idées politiques...

Citons en un seul passage :

MARX : Une fois établie la propriété collective, la soit-disant volonté du peuple disparaît pour faire place à la volonté réelle de la coopération.

BAKOUNINE : Ainsi, ... on arrive au même résultat... ; une minorité privilégiée assume la direction de l'immense majorité de la masse du peuple. Mais cette minorité, disent les marxistes...

MARX : Où?

BAKOUNINE : se composera de travailleurs. Oui, certes, d'anciens travailleurs, mais qui, dès qu'ils seront devenus des gouvernants ou des représentants du peuples, cesseront d'être des travailleurs...

MARX : Pas plus qu'un industriel cesse aujourd'hui d'être capitaliste du fait qu'il devient conseiller municipal...

BAKOUNINE : et se mettront à regarder le monde prolétaire du haut de l'État, ne représentant plus le peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner. Qui en doute ne connaît pas la nature humaine.

 

   Si Karl MARX s'oppose sur le fond à BAKOUNINE, ses piques contre l'État et la forme de la révolution sociale, l'oblige à approfondir davantage ses propres notions, notamment dans La critique de l'économie politique de 1895. 

 

    Mais la postérité de ce texte n'en reste pas là. L'historiographie du bolchevisme le présente comme le précurseur de LÉNINE (Iouri M. STEKLOV, éditeur des oeuvres de BAKOUNINE en Russie), mais de manière un peu superficielle, sans doute à cause des développements sur les méthodes d'activités révolutionnaires aux origines du Parti bolchevik.

Plus tard, avec la ruine de l'Empire soviétique, une grande partie de l'oeuvre de BAKOUNINE est redécouverte, lui donnant raison sur bien des points, mais le problème de la révolution socialiste reste bien entier....

 

 

Mikhaïl BAKOUNINE, Appendice A d'Étatisme et Anarchie, Fondation Pierre Besnard (www.fondation-besnard.org)

Maximilien RUBEL, Étatisme et Anarchie, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986.

 

Relu le 12 mai 2021

 

 

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