Une des logiques d'une dissuasion réciproque entre deux super-puissances est que, dans le cas de recours aux armes nucléaires, la destruction de l'une comme de l'autre soit assurée.
Bien entendu, la recherche-développement en armes nucléaires des duellistes tente de briser cette certitude.
Serait-ce aujourd'hui un concept passé de mode, comme le suggère Thérèse DELPECH, cette recherche-développement n'ayant pas réellement abouti mais le duel stratégique étant terminé?
Avec certains éléments qui lui en fait douter elle-même, sans doute son histoire n'est-elle pas terminée.
Pourtant, la Destruction Mutuelle Assurée est une pièce maitresse dans la confrontation entre deux puissances nucléaires ayant toutes deux comme stratégie une stratégie de dissuasion.
A contrario, la tentative d'y échapper peut aboutir à une stratégie d'action.
Agiter des menaces nucléaires comme le font certains pays dotés récemment d'armes nucléaires (la Coré du Sud et pour des actions futures mais déjà déclarées, l'Iran), constitue pour ceux-ci un moyen d'échapper à une paralysie d'action (la crédibilité d'une destruction totale étant tombée. Du fait non pas d'eux... Mais des puissances majeures qui reculent devant la perspective de causer d'immenses destructions qui seraient également des destructions de biens utiles pour leur propre existence (ressources énergétiques notamment)...
Une pédagogie américaine?
Elle fait partie de ce que Lucien POIRIER appelle la pédagogie américaine.
"La stratégie de limitation des dommages, écrit-il, est donc condamnée (par le développement qualitatif et quantitatif même des armes nucléaires) (dès le début des années 1960). Elle apparait rétrospectivement comme une formule de transition entre la stratégie de contre-forces et celle qui va s'imposer sous les termes de capacité mutuelle de destruction assurée (mutual assured destruction capability). Sans doute le "pouvoir de détruire l'agresseur en tant que société viable, même après une attaque surprise bien préparée et organisée de l'ennemi contre les forces américaines" est-il considéré comme un élément essentiel de la stratégie américaine depuis Wohlstetter. Mais, en février 1965, quand les mots "destruction assurée" apparaissent dans le discours, on passe d'un concept empirique au concept rationnel : McNamara officialise et quantifie cette capacité. C'est donc un retour à la primauté de la dissuasion, bien qu'il faille également prévoir une réaction effective dans l'hypothèse de son échec. On l'imagine encore sous la forme de la limitation des dommages, et si celle-ci perd sa dimension offensive originelle, elle entend cependant maintenir une importante capacité contre-forces. Il s'agit de trouver une formule "pour réduire le poids de l'attaque ennemie par des moyens aussi bien défensifs qu'offensifs et pour assurer un certain degré de protection à la population contre les explosions nucléaires" (McNamara, Statment before House Armed Service Committee, 18 février 1965). C'est explicitement consentir à ce que les Soviétiques soient capables de survivre à une première frappe contre-forces américaine.
Notons que, pour les deux camps, les deux buts stratégiques - destruction assurée et limitation des dommages - se confondent : au problème posé par la capacité de destruction assurée de l'un correspond celui de la limitation des dégâts pour l'autre, et réciproquement. Les voies-et-moyens stratégiques son ambivalents : les forces chargées de limiter les dommages, à finalité défensive, contribuent à la mission des forces de destruction assurée, à finalité offensive, dans la mesure où elles en assurent la sûreté. Les forces offensives peuvent aussi détruire les forces adverses, dont contribuer à la limitation des dommages. Aussi bien les Soviétiques n'ont aucune raison de croire aux bons sentiments des Américains déclarant se refuser à toute initiative nucléaire.
Compte tenu de cette ambiguïté fondamentale, comment définir la capacité de destruction assurée nécessaire et suffisante de telle sorte que l'adversaire ne soit pas induit à croire qu'on vise aussi à acquérir une capacité de première frappe contre-forces? En outre, quelle que soit la capacité de première frappe adverse, sur quels critères établir un plan de protection civile? le gain marginal d'efficacité des renforcements successifs de la défense est faible. Une protection significative exigerait un effort très onéreux que l'adversaire pourrait toujours déjouer en accroissant modérément sa capacité de frappe offensive.
Toutes ces antinomies conspirent pour que la notion de limitation des dommages soit dévalorisée, puis abandonnée. En décembre 1966 et janvier 1967, le président Johnson et son secrétaire à la Défense consacrent la prééminence de la dissuasion par la capacité de destruction assurée "qu'il faut absolument remplir sans s'interroger sur son coût". "Des programmes de limitation des dommages... ne peuvent jamais remplacer la capacité de destruction assurée dans la fonction de dissuasion. C'est notre aptitude à détruire l'agresseur en tant que nation viable du XXe siècle qui assure la dissuasion, et non pas notre aptitude à limiter partiellement les dommages qui nous sont causés à nous-mêmes."
La stratégie contre-forces semble donc résolument abandonnée pour une stratégie contre-cités et contre-ressources qui s'identifie pratiquement à la dissuasion minimum rejetée par McNamara, quatre années auparavant, parce qu'offrant d'insuffisantes garanties de sécurité. Solution apparemment plus raisonnable parce que moins onéreuse. Sans doute, la dissuasion minimum se fondait sur un nombre relativement réduit de missiles invulnérables ; nombre constant en dépit des variations quantitatives de la panoplie adverse. La capacité de destruction assurée se veut au contraire une notion plus dynamique puisque fonction de l'arsenal soviétique.
Après toutes ces variations doctrinales, McNamara précise le 18 septembre 1967 ses concepts stratégiques : "la pierre angulaire de notre politique stratégique consiste toujours à dissuader une attaque nucléaire délibérée sur les États-Unis, ou leurs alliés, en maintenant une aptitude hautement plausible d'infliger un degré de dommage inacceptable à tout agresseur isolé ou à un groupe d'agresseurs, et cela en tout instant d'un échange nucléaire stratégique, même après avoir absorbé une première attaque surprise. Cela peut se définir comme notre capacité de destruction assurée. Il faut absolument comprendre que la destruction assurée est l'essence même de tout concept de dissuasion."
Notons, poursuit Lucien POIRIER, que ce mode dissuasif est associée à la seule menace d'une agression nucléaire : "Si les États-Unis doivent dissuader une attaque nucléaire contre eux-mêmes ou contre leurs alliés, ils doivent posséder une capacité de destruction assurée réelle et crédible". Il évoque ensuite la capacité de première frappe, "en soi, une expression ambiguë puisqu'elle pourrait simplement signifier l'aptitude d'une nation à attaquer la première une autre nation avec des forces nucléaires. Mais dans son emploi normal, elle signifie beaucoup plus : l'élimination effective des forces de seconde frappe, de représailles, de la nation attaquée. C'est le sens dans lequel capacité de première frappe devrait être compris... Les États-Unis ne peuvent se permettre et ne se permettront jamais d'être placés dans une position telle qu'une autre nation ou un groupe de nations posséderaient une capacité de première frappe qu'elles pourraient utiliser contre eux.""
Le concept de destruction assurée marque un progrès dans la définition des conditions de stabilité, remarque Lucien POIRIER, mais il n'est cohérent que dans un spectre de situations conflictuelles beaucoup moins étendu que les stratégies précédentes. Même si les États-Unis ne "veulent pas" la supériorité nucléaire sur l'Union Soviétique, ils l'ont de toute manière et les Soviétiques ne peuvent l'accepter. Du coup, la course aux armements nucléaires pour contrer les armements nucléaires de l'adversaire est inéluctable et la destruction assurée ne l'est que dans un progrès soutenu au niveau quantitatif et qualitatif de ces armements. Cette stratégie, en fait, n'empêche (est censée empêché) que la guerre nucléaire et laisse pendante toutes les autres possibilités, notamment dans le cadre des stratégies indirectes (au VietNam par exemple). De plus, pour que cette stratégie d'interdiction fonctionne pleinement, il faut que l'adversaire en ait la même interprétation et soutienne lui aussi une stratégie analogue, d'où la possibilité de parvenir à une véritable Destruction Mutuelle Assurée...
Stratégie déclaratoire
Mais il faut souligner que tout ce qui précède entre lui-même dans une manoeuvre stratégique d'ensemble et constitue une stratégie déclaratoire plus ou moins liée aux réalités de déploiement et de ciblage des missiles. C'est ce qu'explique Alain JOXE :
"Après l'adoption du SIOP 63 (ce ciblage décidé en 1963) et les discours de Chicago, d'Athènes et d'Ann Arbor, la riposte flexible a pu changer de formulation ; elle a même notoirement évolué au niveau de la verbalisation. Cependant, plusieurs témoignages concordent pour dire que les inflexions sous Kennedy, et plus tard sous Johnson, n'ont été que des nuances ou des modes de présentation destinés à modérer certaines critiques. En fait, dans la mesure où le SIOP ne fut pas modifié dans son principe, la riposte flexible ne varia pas non plus entre 1962 et 1969 et resta essentiellement une doctrine fondée sur un ciblage contre-forces.
L'exposé le plus abouti de la doctrine de McNamara est sans doute celui qu'il fit le 18 septembre 1967 à San Francisco et qu'il reproduit dans son livre The Essence of Security, Reflections in Office (Harper and row, New York, 1968) : "Désormais, dit-il, la destruction assurée est la véritable essence de tout le concept de dissuasion." IL s'agit bien de la capacité de représailles en seconde frappe. Il donne ensuite la définition suivante de la capacité de première frappe : "C'est la capacité d'"éliminer des forces de représailles de seconde frappe de la nation attaquée".". Le concept cesse d'être un concept opérationnel pour devenir une dimension stratégique abstraite : "Il est nécessaire (d'utiliser cette notion de première frappa), dit-il, pour affirmer une stratégie (d'interdiction) : à savoir que les États-Unis ne permettront pas qu'une autre nation acquière une capacité de première frappe contre nous." "Nous n'avons pas, nous non plus, ajoute t-il, de capacité de première frappe, mais (avec ce que nous avons) nous pouvons détruire un tiers de la population et la moitié de la puissance industrielle soviétique en première frappe".
Selon lui, "ni les États-Unis ni l'URSS ne pourront plus avoir cette capacité de première frappe". Cette assertion, tout à fait raisonnable, établissait la doctrine MAD (Mutual Assured Destruction) qui fonde la non-guerre sur l'équilibre entre deux forces de seconde frappe invulnérables et suffisantes, et sur l'impossibilité technique de déboucher statistiquement sur une capacité réelle de détruire dans une salve surprise tout le dispositif nucléaire adverse."
Ce qui frappe Alain JOXE, "c'est que la doctrine stratégique bilatéraliste est contrebalancée, dans ce discours même, par un contre-discours unilatéraliste, absurde mais également fondateur : McNamara est obligé, non pas stratégiquement mais politiquement, de défendre une représentation absurde de la sécurité, qui doit être une représentation unilatérale de la supériorité absolue des États-Unis. Il y a deux raisons à cela :
1/ Une supériorité comptable quelconque est une nécessité politique pour le sénateur de base ou le middle man du Middle West.
2/ Par contrainte administrative, le ciblage demeure nécessairement contre-forces puisqu'on a déjà trop de bombes pour détruire en seconde frappe les Soviétiques et qu'il faut bien désigner des cibles aux armes en excès.
La représentation de la supériorité comptable simple tient la place des représentations stratégiques les plus grossière de la géopolitique (population, territoire) dans le nouvel "espace analogique" de la course aux armements : "Malgré l'impossibilité d'une première frappe, dit-il, nous avons une supériorité nucléaire sur l'URSS." Il entre alors dans une explication moderniste sur la supériorité nucléaire : celle-ci, explique t-il, n'est pas une question de mégatonnage, ni même un rapport simple au nombre de fusées ou d'avions, même si, actuellement, les États-Unis sont supérieurs à l'URSS quant à ces deux rubriques. Ce qui compte, c'est le bombre de têtes nucléaires. (...).
On est à la veille du "mirvage", et la prolifération des petites têtes autoguidées de puissances kilotonniques dans les ogives de fusées stratégiques constitue, grâce à la miniaturisation de l'électronique, une manoeuvre d'armement par laquelle les Américains ont des chances de mener, dans la course, pour un certain temps. De ce fait, il est habile de désigner cet indice comme le véritable indice de la supériorité. McNamara fait oeuvre de "pédagogue" pour une doctrine intermédiaire. Le nombre de têtes sera pendant quelques années l'indice de la supériorité techno-stratégique américaine.
Il faut remarquer, poursuit Alain JOXE, que la supériorité des États-Unis sur l'URSS, si elle est évaluée en têtes nucléaires, est une supériorité qui n'existe que dans la forme stratégique d'une capacité de première frappe chirurgicale. Si les Soviétiques lancent, eux, une première frappe, ma supériorité numérique disparait par définition. Cette manière de mesurer le rapport de forces est pourtant adoptée partout pour étalon de l'équilibre entre les États-Unis et l'URSS, alors qu'elle n'est précisément pas une mesure de la seconde frappe, et donc de la dissuasion. ON finira par inventer, en l'appuyant sur des scénarios complexes, l'expression absurde "seconde frappe chirurgicale désarmante", pour justifier, en dissuasion, la prolifération des têtes précises du successeur de Mineteman, le MX.
Personne ne se permet de lancer le débat sur cette question. On mesure la décadence conceptuelle du discours doctrinaire, intervenue depuis l'article de Wohlstetter. Il est vrai que ce type de présentation ne s'adresse pas aux stratèges, mais aux bons peuples qui vivent la "sécurité" dans des représentations non stratégiques : le nombre des flèches ou de balles, la modernité des armes. Tout se passe comme si la stratégie était un art qualitatif élitiste qui devait toujours tromper le peuple en vantant l'abondance de l'arsenal, alors que l'abondance d'un arsenal nucléaire n'est que le reflet des erreurs d'appréciation ou de la poussée des lobbies militaires ou industriels.
Le discours de 1967 contient d'ailleurs, sur ce dernier point, un aveu candide, qui, lui, n'est nullement mystificateur : à savoir que cette supériorité (assez illusoire) en nombre de têtes n'a pas été réellement recherchée par les Américains mais qu'elle est le résultat de l'erreur de calcul du missile gap. McNamara démontre avec une certaine transparence le mécanismes d'entrainement de la course aux armements du début des années soixante (...).
Le Secrétaire à la Défense de Kennedy admet donc une responsabilité écrasante des États-Unis dans l'origine de la course "folle" aux fusées nucléaires qu'il a déclenchée par erreur. Sur un point, il parait toutefois manquer de mémoire ou d'honnêteté : il avait mis l'accent explicitement sur la contre-forces au début de la nouvelle doctrine, alors qu'il ne croyait pas lui-même au missile gap ; il recherchait donc bien une première frappe désarmante.
Mais ce qui est frappant pour l'historien de la stratégie, et ouvre sur des problèmes fondamentaux, c'est que cette erreur qui conduit à l'overkill et au culte irrépressible de la contre-forces serait due à une erreur véritablement stupide des analystes de l'économie soviétique, et non pas des observateurs militaires du dispositif, qui connaissaient secrètement l'indigence des déploiements d'ICBM russes. Si l'on tente de déchiffrer ce lapsus de l'histoire, on arrive à penser au fond qu'il n'en est pas un. McNamara, comme ancien gestionnaire de l'industrie, a dit lui-même, dans un autre discours, que la course aux armements où s'étaient lancés les Américains et où les Soviétiques s'engouffraient à leur suite, épuiserait l'URSS avant les États-Unis. Comme nous avons assisté, à la fin des années quatre-vingt, au plein succès de cette stratégie, nous pouvons, en tout cas, apprécier la stratégie de guerre économique du secrétaire à la Défense de Kennedy menée indirectement contre l'URSS par la médiation des représentations les plus équivoques de la défense."
L'auteur évoque dans cette analyse sur le MAD la profonde nature déclaratoire de la dissuasion, dans au moins les deux aspects des discours, interne et externe. S'adresser dans le même discours (celui de McNamara de 1967) à la fois aux électeurs et citoyens américains et aux stratégistes des deux camps est un exercice d'où la logique ou la cohérence ne ressortent pas forcément renforcées. De façon générale, il faut faire comprendre au public américain que les États-Unis sont les plus forts (capacité de première frappe) et aux autorités soviétiques qu'ils ne recherchent par la supériorité mais qu'ils n'hésiteront pas à utiliser les armes nucléaires (en seconde frappe) assurant ainsi les deux publics très différents de la détermination de stratégie de dissuassion américaine. En même temps, comme il s'agit tout de même de discours fondant la doctrine officielle de défense, on ne peut pas ne pas tenir compte de l'évolution technologique des armements sans pour autant l'avouer complètement..... C'est ce qui donne cet aspect alambiqué aux multiples discours sur la dissuasion nucléaire. Là où on relèvera pas trop d'ambiguïté, c'est lorsque les organismes officiels sont beaucoup bavards, comme les stratégistes et les stratèges soviétiques. Lesquels, on le verra à l'ouverture de nombreuses archives après la fin de l'Union Soviétique, ne croyaient pas réellement au bien fondé de la théorie de la dissuasion tout en prenant complètement en compte la doctrine déclaratoire de l'adversaire idéologique, et finalement, dans les relations entre les deux super-puissance, tout se passe comme si la doctrine de Destruction Mutuelle Assurée fonctionne.
Une histoire du MAD
Thérèse DELPECH effectue un retour historique sur la destruction mutuelle assurée et marquant la différence d'interprétation entre les deux camps :
"Dans les années 1950, la formule magique était l'"équilibre de la terreur". Le concept de MAD apparut pour la première fois en 1964, après la crise des missiles cubains". L'auteure mentionne tout de même que le concept MAD est formulé bien plus tôt, par Robert OPPENHEIMER : "Nous pouvons anticiper des circonstances dans lesquelles les deux grandes puissances seraient chacune en mesure de mettre un terme à la civilisation et à l'existence même de l'autre, non sans risquer la sienne. On pourrait nous comparer à deux scorpions prisonniers dans une bouteille : chacun est capable de tuer l'autre, mais seulement au risque de sa propre vie (Atomic weapons and American policy, dans Foreign Affairs, Washington DC, 1974).
"Ce concept, poursuit-elle, décrivait une situation selon laquelle toute attaque par l'un ou l'autre se traduirait pas l'annihilation mutuelle, du fait des capacités de représailles de chacun des adversaires." Elle mentionne les positions critiques de nombreux auteurs quant à cet acronyme MAD (y compris de la part de McNamara lui-même, qui discute uniquement de possible destruction assurée de l'adversaire...), qui il est vrai suppose une acceptation réelle de la part des deux camps. Quoi qu'il en soit, "sous l'administration Johnson, le concept d'une dissuasion "contenue" sonna le glas de MAD. L'idée que les États-Unis devraient répondre avec des armes atomiques à toute agression et partout n'était plus tenable (Notons qu'on en est ici à la critique du discours officiel ou même de la perception, d'une perception du discours officiel...). La volonté d'épargner les centres urbains germa dans les années 1960 ; la capacité d'obtenir des systèmes d'armes de contre-forces, par opposition à ceux de contre-cités, joua un rôle décisif dans l'affaiblissement de MAD. Mais comme il coûtait beaucoup plus cher d'attaquer des forces que des villes, cette évolution américaine ne fut pas suivie par d'autres États nucléaires, à l'exception de l'URSS.
Non seulement Moscou ne pouvait accepter l'idée, présente dans la dissuasion mutuelle, d'être elle-même dissuadée, mais l'URSS pensait aussi que Washington prenait le prétexte du MAD pour accumuler toujours plus de moyens, au nom de la stabilité. (...). Les différences de point de vue sur MAD entre Washington et Moscou furent encore plus surprenantes après la fin de la guerre froide. Au cours des discussions qui ont conduit les États-Unis à se retirer du traité sur les missiles antibalisiques (ABM), l'absence d'utilité du MAD par rapport à l'URSS aurait été la raison pour laquelle Washington mit fin à un accord basé sur la préservation d'une capacité de destruction mutuelle assurée. Mais les Soviétiques ne considéraient pas les choses sous le même angle : ils y voyaient une excuse, plus qu'une justification. Vingt ans après la fin de la confrontation avec les États-Unis, Moscou présente encore le dépassement du MAD américano-russe comme protégeant l'un des intérêts vitaux des États-Unis, tandis que la Russie accorde toujours la priorité absolue à la préservation du statu quo. Moscou semble avoir fait du MAD une affaire de statut.
La Chine n'est pas loin d'exprimer le même point de vue. Elle semble prête à obtenir cette "reconnaissance" de la part des États-Unis, chose que Washington souhaite éviter pour ne pas tomber dans le même genre de relations avec Pékin au XXIe siècle que celles que les Américains entretenaient avec Moscou au XXe. Cela pourrait également encourager la Chine à développer considérablement son arsenal nucléaire, option qui reste ouverte du fait des stocks actuels de matières fissiles de Pékin, nonobstant sa politique de "dissuasion minimale". L'argument de la Chine consiste en effet à dire que si c'était bon pour la stabilité pendant la guerre froide, pourquoi aurait-il un effet déstabilisateur à présent (M S KAPITSA, Memoirs, Kniga I Bizness, Moscou, 1996).
Dans d'autres parties du monde, en raison de la faible taille des arsenaux, d'armes imprécises, et des grandes concentrations urbaines, MAD pourrait apparaitre comme la seule doctrine possible. La croissance des villes contemporaines et l'éventualité d'une attaque ou de représailles massives contre les concentrations urbaines rendent ce concept, tout démodé qu'il soit à l'Ouest, très tentant aux yeux des nouvelles puissances nucléaires. Quels seraient les objectifs choisis par la Chine, le Pakistan, l'Inde, l'Iran, ou la Corée du nord? Les villes, sans doute.
Enfin, comme le nombre d'ogives nucléaires et de missiles se réduit au fur et à mesure du processus de désarmement, il arrivera un moment où les villes deviendront les seules cibles possibles. Mad n'est peut-être pas aussi démodé que cela, après tout, même si Washington refuse d'envisager une vulnérabilité mutuelle des états-Unis vis-à-vis des anciens et nouveaux états nucléaires - mais est-ce bien vrai?"
Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013. Alain JOXE, Le cycle de la dissuasion (1945-1990), La Découverte/Fondation pour les études de la défense nationale, 1990. Lucien POIRIER, Des stratégies nucléaires, Éditions Complexe, 1988.
STRATEGUS
Relu le 15 septembre 2021