Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
4 mars 2014 2 04 /03 /mars /2014 14:12

   Considéré aujourd'hui comme un concept dangereux, autant par la majorité des autorités militaires et civiles que par les opposants à l'arme atomique, le lancement dès l'alerte a fait partie un temps des pistes de recherche et même de mise en opération de certains états-majors. D'apparence séduisante, l'idée que dès que le lancement d'un ou des missiles adverses est confirmé, le processus de tir des missiles se fait automatiquement, par le seul jeu du couplage entre les systèmes d'alerte et les systèmes de tirs, sans intervention humaine jugée trop lente, est rejeté, sans doute au vu des nombreux accidents (dont la majorité semble encore méconnuedu grand public) impliquant du maltériel militaire nucléaire qui ont eu lieu durant près de cinquante ans, autant en Occident qu'en Union Soviétique. Pour autant, l'idée d'une robotisation travaille de nombreuses équipes de recherche, non plus à l'échelle stratégique mais sur le champ de bataille, visant à mettre face à face, de moins en moins de soldats (ou plus de soldats du tout) et de plus en plus de matériels fonctionnant automatiquement à l'approche de l'ennemi. Cette tendance des "nouvelles affaires militaires" va en s'accentuant, notamment aux Etats-Unis, où les états-majors restent obsédés par l'idée d'une guerre avec zéro mort (américain, bien sûr...). Même si la logique n'est pas tout-à fait la même, rien ne dit que du champ de bataille, on ne passe pas tout simplement à la dimension stratégique (intercontinentale), rejoignant ainsi les idées de liaison automatique entre l'attaque ennemie et la défense.

 

   Thérèse DELPECH se penche sur ce concept dangereux, très critiqué aujourd'hui, notamment à cause d'une incertitude sur la fiabilité des systèmes de détection.

"Répondre avant l'arrivée de la première frappe à une attaque qu'on vient de détecter, voilà ce qui décrit assez justement le concet de 'lancement dès l'alerte". On utilise les missiles nucléaires de sorte qu'ils ne soient pas détruits par la première frappe de l'adversaire, qui est déjà en route. Il est particulièrement déstabilisant de prévoir de faire usage de ses propres forces nucléaires dès le lancement de l'alerte d'une première frappe par l'adversaire". Ce qui n'a pas déstabilisé les états-majors américains jusque dans les années 1970...

"perceptions erronées et fausse interprétations des données risquent de conduire trop facilement au déclenchement accidentel d'une guerre nucléaire. C'était pourtant compréhensible en URSS dans un contexte où la phase initiale de la guerre aurait été déterminante pour l'issue du conflit. Moscou adopta la politique du lancement dès l'alerte en 1967, sous Leonid Brejnec. Les Soviétique avaient prévu de frapper dès qu'ils détecteraient une frappe en provenance des Etats-Unis."

Le maréchal Nikolai Krylov, alors commandement des forces stratégiques, formulait une doctrine dans ce sens., mais en pratique (sans doute cela faisait-il partie de la guerre idéologique...), l'URSS était bien plus raisonnable. "Un certain nombre de fausses alertes ne déclenchèrent jamais une riposte nucléaire. L'important toutefois est que cela aurait pu arriver. On ne peut qu'espèrer qu'il y ait toujours des gens raisonnables au poste de commandement de tous les pays concernés. Le lancement sur alerte est encore l'un des concepts qui font courir les plus grands risques, mais il est particulièrement séduisant  aux yeux des nouvelles puissances nucléaires, dont les arsenaux sont petits et vulnérables. Du côté américain, on a toujours (?) pensé qu'il était déstabilisant de compter exagérément sur la détection, et le lenacement sur alerte n'a jamais explicitement (Merci pour la nuance à l'auteure) fait partie de la doctrine."

 

   Cette question de la relation entre l'alerte et le lancement des engins nucléaires est essentielle, vu le temps très court d'un éventuel échange nucléaire. En l'espace de quelques heures, des milliers de missiles sont à la rencontre de leurs cibles. Les première, seconde et éventuellement autres frappes ne sont espacées que de dizaines de minutes, vu les progrès réalisés en matière de guidage, de ciblage, et de rapidité des missiles. Les responsables militaires sont bien conscients de cette réalité, au point qu'ils soient obligés d'effectuer à l'avance du ciblage des missiles, prêt donc au lancement à tout moment. L'histoire de la mise en place de ce ciblage côté américain est bien connue, à travers les documents d'états-major et même les hearings du Sénat des Etats-Unis. C'est aussi l'histoire des relations entre autorités politiquées censées conduire minute après minute les décisions à impacts militaires et les autorités militaires chargées de l'exécution des ordres.

Dans le cadre de la doctrine des représailles masives, mais aussi d'une certaine manière, directement sous la contrainte du temps, la délégation de la décision d'emploi des armes nucléaires est effectuée en 1956. Alain JOXE relate le new look alors entrepris de la stratégie nucléaire américaine : "Contrairement à Truman, le président Eisenhower considérait de son côté, en sa qualité de militaire, que le recours à l'arme nucléaire devait être précoce. Le mot "instantanément" qui apparait dans la déclaration de Dulles semble bien être d'Eisenhower lui-même. Cet usage précoce devait, selon lui, être rendu clait par une dispersion préalable des armes nucléaires à la disposition des chefs de corps du champ de bataille. Il veut, par la même occasion, faire des économies, et diminuer les effectifs après avoir rappelés les "boys" de Corée. Entre 1954 et 1961, 90% de l'arsenal nucléaire se trouva ainsi placés sous contrôle militaire direct, conformément aux lignes ébauchées dans le document NSC 162/2 d'octobre 1953 dans lequel sont  déjà fixés les orientations de base de la nouvelle politique de défense. Le NSC 162/2 lance également un programme important de protection et d'alerte autour du territoire des Etats-Unis, alors pratiquement sans système d'alerte, afin de neutraliser la pénétration éventuelle des bombardiers soviétiques, mais si l'accent est mis sur le développement de SAC comme instrument de la "représaille massive", cette option s'accompagne du développement d'une grande variété d'armes nucléaires tactiques, définis comme des "munitions tout aussi utilisables que n'importe quelles autres. (...) En 1955, le Joint Chiefs of Staff approuve formellement une délégation totale d'autorité pour la sélection des cibles aux commandements opérationnels. En 1956, le président Eisenhower demanda et se vit accorder par le National Security Council confirmation de son droit de pré-autoriser l'emploi des armes nucléaires en vue de garantir une riposte rapide."

Ce n'est que lors de la mise en oeuvre du SIOP 1963 (SIOP comme système de ciblage), adopté à la fin de 1961 par le JCF, que la situation change : "il était organisé autour des principes de classification suivants :

- il séparait la Chine et les pays satellites d'Europe du sort de l'URSS (alors que le SIOP d'Eisenhower écrasait sans distinction le tout) ;

- il distinguait les cibles-cités des cibles-forces (ce qui n'était pas nouveau) ;

- il constituait une réserve stratégique destinée à gérer dans l'escalade ce qui était, dès lors, nommé "la dissuasion intra-guerre (intra-war deterrence) ;

- il remettait en forme les systèmes de commandement et de contrôle pour obtenir une "riposte contrôlée", ce qui signifiait "contrôlée par le président", comportant d'hypothétiques "pauses", et non plus déléguée aux commandemants opérationnels dont on savait, depuis les manoeuvres de 1955, qu'ils avaient la gâchette nucléaire facile ;

- il s'interdisait d'attaquer les centres de commandement et de contrôle des Soviétiques, du moins au début de l'échange nucléaire.".

En fait, dans les scénarios élaborés par la suite, les autorités politiques cherchent à "compenser l'impossibilité de la "pause" et de la délibération politique réelle qui structure la guerre clausewitzienne par la mémorisation et l'automatisation de délibérations et de décisions préalables - y compris des pauses - finalement stockées dans les options du SIOP". 

Dans le SIOP 6 (1983) de Reagan-Weinberger, les cibles sont regroupées en quatre groupes et surtout deux hypothèses servent à élaborer les options :

- Les Etats-Unis ont été l'objet d'une première frappe par surprise ;

- Le SIOP est exécuté avant l'arrivée de la slave adverse (mais on ne précice pas s'il s'agit d'une première frappe américaine, d'une frappe préemptive sur alerte ou d'une frappe sur attaque. Il y a, parmi toutes les spécifications, deux options d'attaques préemptives, différenciées, dont le perfectionnement est strictement lié aux techniques de C3I (Commandemt, Contrôle, Coordination) et de la promptitude :

- le lancement sur avertissement (launche on warning), qui peut être décidé si l'on est informé avec certitude que l'adversaire se prépare à lancer une première frappe ;

- le lancement sur attaque (launche under attack), quand les fusées adverses sont déjà parties mais non encore arrivées sur leurs objectifs forces.

Le lancement sur attaque est réglé selon une séquence d'une demi-heure.

Le SIOP 7, en préparation depuis 1988, sanctionne surtout deux éléments : la multiplication des cibles, tant civiles que militaires, frappant aussi les centres de décision et les centres opérationnels le plus tôt possible. Alain JOXE ne précise pas ce qu'il advient de ce SIOP (il écrit en 1990), et de toute façon la situation a ensuite radicalement changé.

 

   Toujours est-il qu'un des noeuds d'un désarmement nucléaire progressif réside dans la neutralisation des processus d'alerte et surtout du couplage entre ces alertes et les lancements. 

Les risques de première frappe ont parfois été traités dans les débats sur le contrôle des armements par un appel à l'adoption d'une politique de "non utilisation en premier". La sortie totale de l'état d'alerte avec une surveillance multilatérale peut être vue comme étant une politique de non première utilisation vérifiable. Etant donné que toutes les armes nucléaires seraient sous surveillance, la menace d'une première frappe serait éliminée. Une telle politique serait solide parce que, même si les Etats nucléaires trichaient en cachant quelques ogives ou quelques vecteurs, ils ne pourraient atteindre les objectifs d'une première frappe. Il s'agirait pour un programme de désarmement nucléaire conséquent d'intervenir directement sur le lien crucial entre l'alerte et du lancement, mais il est évident que des efforts restent à faire pour y parvenir... 

 

Alain JOXE, le cycle de la dissuasion, La Découverte, 1990. Thérèse DELPECH, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle, Odile Jacob, 2013.

 

STRATEGUS

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens