Que ce soit en matière militaire ou de vie quotidienne, la confusion entre les niveaux tactique et stratégique d'action est facilitée par le fait que la plupart des hommes n'ont qu'une vue à court des situations, et qu'il est plus facile de calculer le temps court plus que le temps long.
L'usage d'ailleurs du mot tactique a beaucoup varié en fonction des époques. Aujourd'hui le terme ne fait plus l'objet de controverses sémantiques. Ce qui n'empêche pas la persistance de nombreuses confusions dans l'activité des armées en campagne, et d'importants problèmes quant aux buts de guerre.
Une définition devenue classique, qui précise la place de la tactique par rapport à celle de la stratégie
Le mot tactique, qui vient du grec, désigne à l'origine l'ordre ou la disposition des troupes en vue de la bataille. La tactique est l'art de combiner l'emploi des diverses armes en présence de l'ennemi. Dans la guerre classique, la tactique est mise en oeuvre sur le champ de bataille ou lors d'un affrontement terrestre, naval, aérien... La tactique n'intéresse pas les effets qui résultent de l'usage de la force mais l'usage qui en est fait dans le contexte du combat réel, jusque dans sa phase préparatoire. Si la tactique opère à un niveau inférieur à la stratégie, elle touche néanmoins au point culminant de la guerre : la bataille. Le tacticien a deux objectifs : protéger ses propres troupes et détruire celles de son adversaire. La tactique est donc une composition d'attaque et de défense. A sa base est la manoeuvre dont le but est d'orienter les troupes contre l'ennemi, soit pour s'en défendre, soit pour l'attaquer, soit pour l'éviter, soit pour l'obliger à se déplacer, souvent pour accomplir plusieurs de ces opérations à la fois. La manoeuvre se caractérise par un certain nombre d'actions : parade, esquive, feinte et aussi attaque, surprise, menace, poursuite. Dans la guerre classique, deux types de manoeuvres dominent les combats : la manoeuvre de rupture, accomplie lors du choc frontal, et la manoeuvre de débordement, dont la forme idéale est l'encerclement complet de l'adversaire. Le style de guerre, direct ou indirect, affecte le choix des tactiques et des manoeuvres. Le style indirect favorise la feinte et la surprise par rapport au style direct dont la force et la puissance sont les principaux moyens pour accomplir avec succès la manoeuvre de rupture. L'approche indirecte permet de déséquilibrer l'adversaire en l'attaquant en son point le plus vulnérable, puis d'exploiter cette faiblesse. Le choc et le feu sont les deux moyens principaux dont dispose le tacticien pour protéger ses troupes et pour attaquer celles de l'adversaire.
A travers les siècles, les tacticiens ont débattu des bienfaits de l'un par rapport à l'autre. Les tacticiens ont aussi longtemps polémiqué sur les mérites respectifs de l'infanterie et de la cavalerie, et plus tard sur ceux des chars et des avions. Le style de guerre et le choix des manoeuvres déterminent les différentes combinaisons tactiques employées sur le terrain. Cependant, quels que soient les choix et les plans préétablis, plus que tout autre domaine de la guerre, la tactique est le domaine de l'incertitude, du chaos et de la friction. Les qualités de commandement sont ici de première importance car les décisions doivent être prises rapidement alors que la situation fluctue, que l'information est incertaine et que les communications peuvent être"e interrompues à tout moment. Avec l'évolution moderne de la guerre, les temps de réaction sont de plus en plus courts, même si les systèmes de communications et de contrôle suivent aussi une progression rapide. Le tacticien d'autrefois comptait surtout sur son expérience de la bataille. Dorénavant, il doit aussi faire preuve de grandes facultés d'adaptation car les données tactiques sont en progression constante.
La tactique contemporaine est marquée par l'évolution permanente des techniques. C'est pourquoi certains théoriciens envisagent désormais un niveau inférieur à la tactique, celui de la technique. Il a trait à l'interaction des systèmes qui est subordonnée à la tactique. Le problème principal de la technique est de déterminer avec précision l'impact d'une nouvelle technique sur la tactique. L'Histoire démontre souvent que cet impact est soit sous-estimé, soit surestimé, ou alors que ses effets sont tout autres que prévu. La maitrise d'une nouvelle technique se fait par tâtonnements : ainsi l'artillerie à poudre ou encore le char motorisé et l'avion; Au départ ses effets sont souvent négligeables, voire négatifs, mais ils peuvent rapidement jouer un rôle important, comme par exemple les chars motorisés lors de la Première Guerre Mondiale. (BLIN et CHALIAND)
La tactique comprise dans une "pyramide des stratégies"...
La tactique, comme la stratégie, étant l'art de la conception et de la mise en oeuvre d'une action finalisée, la question se pose toujours de la distinction entre la tactique et la stratégie, peu d'auteurs s'accordant sur leur différence, même une fois bien définie la tactique... C'est qu'il s'agit d'une différence de niveau, beaucoup plus que d'une différence de nature, comme l'amiral français CASTEX veut l'établir. Il avance l'idée d'un "spectre de la stratégie" pour marquer son insertion dans un processus dont la politique constituerait l'infrarouge et la tactique, l'ultraviolet. Cette idée, fondamentale, est également exprimée par André BEAUFRE qui évoque une "pyramide des stratégies, la stratégie totale au sommet combinant les diverses stratégies générales propres à chaque domaine, elles-mêmes harmonisant les stratégies opérationnelles de leur ressort".
Historiquement, le concept de stratégie se construit comme un élargissement progressif de la tactique qui commence par utiliser des moyens réduits, pour des objectifs limités, dans des espaces étroits. Il s'agissait donc, et il s'agit toujours, de disposer et de mettre en oeuvre des troupes et des capacités, grâce à des techniques, au cours d'un acte opérationnel constitutif de ou constituant une bataille. Les espaces s'ouvrant et les moyens augmentant, il a fallu penser "grande tactique", puis "stratégie", puis "stratégie générale", etc., chaque nouveau concept se voulant plus englobant que le précédent. C'est donc ici que réside fondamentalement la différenciation. La tactique relève de la bataille, quand la stratégie relève finalement de la guerre. Pour CLAUSEWITZ, "la tactique est la théorie relative à l'usage des forces armées dans l'engagement, la stratégie est la théorie relative à l'usage des engagements au service de la guerre". C'est un système de poupées russes s'emboîtant les unes dans les autres : la stratégie est l'englobant, la tactique est l'englobé, un moyen pour une fin, celle de l'englobant, l'englobant ultime étant naturellement la finalité politique. BEAUFRE cisèle la distinction : "La stratégie est l'art de faire concourir la force (dans l'esprit du général Beaupré, il s'agit ici de la "force" de l'Etat dans toutes ses dimensions) à atteindre les buts de la politique ; la tactique est l'art d'employer les armes dans le combat pour en obtenir le meilleur rendement."
Cette idée de subordination, de la plus petite à la plus grande de "matriochkas" indique bien la logique hiérarchique des conceptions de l'action, du tactique au stratégique, chaque action de niveau inférieur devant être guidée et contrainte par la finalité et la logique du niveau supérieur. Elle indique aussi leur sensibilité aux circonstances. Ce qui peut relever de la logique formelle ne l'est pas seulement : concrètement, cela met en jeu l'attitude, l'action de chaque acteur à chaque niveau, compte tenu de tous les conflits de compétences, techniques ou politico-militaire que cela peut comporter. Si l'englobant voit logiquement plus loin que l'englobé, rien n'établit dans tous les cas que le tacticien n'ambitionne pas parfois d'avoir une meilleure vue que le stratège...
Et d'ailleurs, loin d'être figée, la stratégie ne doit cependant être affectée que par les événements majeurs et ne doit surtout pas se plier trop étroitement aux circonstances puisqu'elle entend les modeler pour parvenir à son but. A l'inverse, la tactique est essentiellement contingente. Le stratège établit le cap, l'objectif, la stabilité au milieu de l'évolution incessante. A l'adaptabilité tactique s'oppose aussi un certain degré de rigidité stratégique.
Si "normalement", l'esprit stratégique est un esprit visionnaire qui voit loin, un esprit de synthèse qui sait distinguer l'essentiel de l'accessoire, rien ne dit, surtout dans l'Histoire, que le tacticien se plie à la hiérarchie. Car cette logique hiérarchique entre tactique et stratégie, généralement admise dans la théorie, se heurte parfois à deux difficultés.
La première, notée par CLAUSEWITZ, bien au fait de toute l'histoire napoléonienne, dans le "chaudron de la guerre", les "buts dans la guerre", donc les objectifs tactiques, au lieu de rester subordonnées aux "buts de la guerre", donc les finalités politiques, s'en détachent. Alors, dotés de leurs vies propres, subordonnés aux pures logiques d'efficacité technique, ces "buts dans la guerre" finissent souvent par s'imposer aux "buts de la guerre" ; ils contribuent ainsi à donner à la guerre cette "vie propre" qui la conduit régulièrement bien au-delà et bien ailleurs que ce qui avait été initialement voulu.
La deuxième difficulté est que, avant même la guerre, l'obsession de la bataille peut venir subordonner la stratégie à la tactique, voir effacer l'idée stratégique. Cette inversion de la logique fondamentale, la subordination de la stratégie à la tactique, marque le premier conflit mondial, conflit profondément a-stratégique, avec les massacres terribles qui en résulteront. Pour MOLTKE L'ANCIEN, dont la philosophie fonde le style de commandement allemand, "devant la tactique se taisent les prétentions de la stratégie, qui doit savoir s'adapter à la situation nouvellement créée" Du côté Français, rien de bien mieux : le général FOCH estime que "la stratégie n'existe pas par elle-même, elle ne vaut que par la tactique puisque les résultats tact(piques sont tout". Graves errements dont les leçons ne seront pas toujours comprises plus tard, lors de la Seconde Guerre Mondiale, où les conflits de compétence entre militaires et politiques font partie de l'Histoire. Mieux vaut pour l'homme de guerre, en fin de compte, se rappeler le précepte du général MONTGOMERY ("rendre tactiquement possible ce qui est stratégiquement désirable") et admettre avec André BEAUFRE que "la stratégie, c'est le choix des tactiques". (Vincent DESPORTES)
André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, Hachette, 1998. Carl Von CLAUSEWITZ, De la guerre, Minuit, 2006. Ferdinand FOCH, Des principes de la guerre, Économica, 2007.
Vincent DESPORTES, Stratégie, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, Sous la direction de Benoît DURIEUX, Jean-Baptiste Jeangène VILMER et de Frédéric RAMEL, PUF, 2017. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, Éditions Perrin, 2016.
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